Anna Karénine (trad. Bienstock)/I/26

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 194-199).


XXVI

Le lendemain matin. Constantin Lévine quitta Moscou et vers le soir arriva chez lui.

Pendant le voyage, il avait causé avec ses compagnons de route de la politique et des nouveaux chemins de fer, et, comme à Moscou, il éprouvait de l’embrouillement dans les idées, un certain mécontentement de lui-même et une honte qu’il ne savait comment expliquer. Mais quand il descendit à sa station, et qu’il reconnut son cocher, le brave Ignace, avec le col de son caftan relevé, quand il aperçut dans la faible lumière qui traversait les vitres de la gare, son traîneau avec son tablier de tapisserie, et ses chevaux avec leurs queues ficelées et leurs grelots, quand le cocher Ignace, tout en chargeant la malle dans le traîneau, lui raconta les nouvelles du pays, l’arrivée de l’entrepreneur, et lui annonça que Pava, sa plus belle vache avait vêlé, il sentit ses idées s’éclaircir peu à peu, sa honte et son mécontentement s’effacer. La vue seule d’Ignace et des chevaux était cause de ce changement. Il endossa le touloupe qu’on lui avait apporté, s’assit dans le traîneau, s’enveloppa, et partit en songeant aux ordres à donner en rentrant ; quand il regarda le cheval de volée, un ancien cheval de selle du Don, maintenant usé mais qui avait été beau, il commença à comprendre tout à fait autrement ce qui lui était arrivé. Il se sentit à sa place, et résolut de s’accommoder de sa situation présente ; il ne désirait plus qu’une chose : devenir meilleur qu’il n’avait été jusque-là. Premièrement, il décida, à dater de ce jour, de ne plus songer au bonheur extraordinaire que devait lui donner le mariage et, par conséquent, de moins négliger le présent ; deuxièmement, de ne plus jamais se laisser entraîner par les mauvaises passions dont le souvenir l’avait fait tant souffrir quand il se préparait à faire sa déclaration ; enfin, de ne plus oublier son frère Nicolas. Il se promettait de ne jamais l’oublier, de le suivre, de ne pas le perdre de vue, afin d’être prêt à l’aider quand il en aurait besoin, ce qui, il n’en pouvait douter, arriverait bientôt. La conversation sur le communisme qu’il avait si légèrement traité avec son frère le faisait aussi réfléchir. Il ne croyait point à la transformation des conditions économiques, mais il avait toujours senti l’injustice de son abondance en comparaison de la pauvreté du peuple, et il se promettait, pour agir selon sa conscience, — bien qu’il eût toujours beaucoup travaillé et vécu sans luxe, — de travailler à l’avenir davantage et de vivre encore plus simplement. Et tout cela lui semblait si facile à réaliser que tout le long de la route il s’abandonna aux rêves les plus agréables ; et c’est le cœur plein de l’espoir d’une vie nouvelle et meilleure, qu’il arriva chez lui à huit heures du soir.

Des fenêtres de la chambre d’Agafia Mikhaïlovna, la vieille bonne qui remplissait chez lui les fonctions de gouvernante, la lumière tombait sur la neige qui couvrait le petit perron. Elle ne dormait pas encore. Kouzma, éveillé par elle, accourut à la porte, endormi et pieds nus. La chienne de chasse Laska, en renversant presque Kouzma, bondit aussi ; jappant et se frottant contre les jambes de son maître, elle se dressait avec le désir apparent de lui poser ses pattes sur la poitrine mais n’osait le faire.

— Vous êtes revenu bien vite, petit père, dit Agafia Mikhaïlovna.

— Je me suis ennuyé, Agafia Mikhaïlovna. Chez les autres on est bien, mais on est encore mieux chez soi, lui répondit-il ; et il passa dans son cabinet de travail.

Le cabinet s’éclaira lentement à la lueur d’une bougie ; les détails parurent peu à peu : d’abord les bois d’un cerf, des rayons chargés de livres, un miroir, puis un poêle avec des bouches de chaleur qui, depuis longtemps, avaient besoin d’être réparées, le divan de son père, enfin une grande table sur laquelle se trouvaient un cendrier cassé et un cahier couvert de son écriture. Quand il se retrouva au milieu de ces objets familiers, il douta pendant un moment de la possibilité de réaliser cette nouvelle vie qu’il avait rêvée en route. Toutes ces traces du passé semblaient le saisir et lui dire : « Non, tu ne nous quitteras pas, tu ne seras pas un autre, tu resteras ce que tu es, avec tes doutes, ton éternel mécontentement de toi-même, avec tes vaines tentatives de perfectionnement, avec tes chutes et l’attente perpétuelle d’un bonheur auquel tu n’es pas destiné et qui constitue pour toi l’impossible. »

Les objets qui l’entouraient semblaient lui dire cela, mais une voix intérieure lui disait au contraire qu’il ne faut pas rester l’esclave du passé et que l’on peut faire de soi tout ce qu’on veut. Tout en écoutant cette voix, il s’approcha du coin où se trouvaient des haltères d’un poud et se mit à les soulever d’un mouvement systématique, tâchant de se retrouver fort et courageux. Des pas grincèrent derrière la porte. Il reposa hâtivement les haltères. L’intendant entra. Il l’informa que, grâce à Dieu, tout allait bien, mais que le blé avait brûlé dans le nouveau séchoir qui avait coûté si cher. Cette communication irrita Lévine ; la nouvelle machine avait été bâtie et en partie inventée par lui-même ; l’intendant avait toujours critiqué ce séchoir et maintenant, avec une joie mal dissimulée, il déclarait que le blé avait brûlé.

Lévine était convaincu que si le blé avait brûlé, c’était parce que l’intendant n’avait pas pris les mesures qu’il avait prescrites plus de cent fois. Il en fut dépité et admonesta sévèrement l’intendant. Sa mauvaise humeur fut compensée par un événement important et heureux : Pava, sa meilleure vache, qu’il avait payée fort cher à l’exposition, venait de vêler.

— Kouzma, donne-moi mon touloupe, et vous, faites allumer une lanterne, je vais aller la voir, dit-il à l’intendant.

L’étable des vaches de prix était tout près de la maison. Il traversa la cour et, près des lilas, s’approcha de l’étable. Une forte odeur de fumier et une buée chaude le saisirent quand il ouvrit la porte, et les vaches, étonnées par la clarté soudaine de la lanterne, s’agitèrent sur la paille fraîche. On apercevait la croupe luisante, noire, tachetée de blanc de la vache hollandaise. Le taureau Berkout, un anneau aux lèvres, était couché ; il voulut se dresser mais se ravisa, et se contenta de souffler deux fois quand on passa devant lui. La rouge et belle Pava, large comme un hippopotame, le dos tourné, cachait de l’entrée son petit veau qu’elle flairait.

Lévine pénétra dans la stalle, regarda Pava, souleva le petit veau blanc et roux sur ses longues pattes branlantes. Pava fit entendre un beuglement, mais elle se rassura quand Lévine poussa vers elle son petit, qu’elle se mit à lécher de sa langue rugueuse, tout en soufflant avec force. Le petit veau cherchait, en poussant du nez, sa mère et agitait sa petite queue.

— Éclaire-moi, Fédor, dit Lévine en examinant le petit veau. Tout à fait la mère, mais la robe du père… Très bien, jolie bête, longue, fine. Il est beau, hein ? Vassili Fédorovitch ? dit-il, s’adressant à l’intendant, et oubliant dans la joie que lui causait le petit veau, son mécontentement contre lui à cause du blé.

— Comment pourrait-il en être autrement ? répondit celui-ci. — Siméon, l’entrepreneur, est venu le lendemain de votre départ. Il faudra s’entendre avec lui, Constantin Dmitritch. J’ai déjà eu l’honneur de vous parler de la machine…

Cette seule phrase rappela à Lévine tous les détails de l’exploitation, qui était vaste et compliquée, et, au sortir de l’étable, il alla droit au bureau où il eût un entretien avec l’intendant et l’entrepreneur Siméon, puis il rentra à la maison et monta dans le salon.