Anna Karénine (trad. Bienstock)/II/04

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 267-272).


IV

Il n’y a, à vrai dire, à Pétersbourg, qu’un seul grand cercle : tous ceux qui en font partie se connaissent et se fréquentent, mais, dans ce grand cercle, il y a des subdivisions. Anna Arkadiévna Karénine avait des amis et des liens étroits dans les trois groupes qui existaient. Le premier se recrutait dans le milieu officiel, celui de son mari ; il était composé de ses collègues et de ses subordonnés, liés ou divisés, dans les conditions sociales, de la façon la plus diverse et la plus capricieuse. Anna avait peine à se rappeler ce sentiment de pieux respect qu’elle éprouvait les premiers temps pour ces personnages ; maintenant qu’elle les connaissait tous, comme on se connaît dans les villes de province, elle remarquait le fort et le faible de chacun, et savait où le bât les blessait ; elle connaissait leurs relations réciproques, leurs protections, leurs liaisons et leurs querelles. Mais ce cercle des intérêts gouvernementaux et sérieux ne l’avait jamais attirée, malgré les exhortations de la comtesse Lydie Ivanovna, et au contraire elle cherchait à l’éviter.

L’autre groupe, que fréquentait Anna, était celui par lequel Alexis Alexandrovitch avait fait sa carrière : la comtesse Lydie Ivanovna en était le pivot. C’était le cercle des femmes âgées, laides, riches, pieuses, et des hommes intelligents, savants et ambitieux. Un des hommes éminents de ce cercle l’appelait « la conscience de la société pétersbourgeoise. » Alexis Alexandrovitch appréciait fort ce cercle et Anna, qui s’accommodait si facilement de tout le monde, les premières années de son séjour à Pétersbourg, s’y créa aussi des amis. Mais, depuis son retour de Moscou, cette société lui était insupportable ; parmi tous ces gens, dont l’attitude lui semblait feinte, elle se trouvait si mal à l’aise et si ennuyée, qu’elle allait le moins possible chez la comtesse Lydie Ivanovna.

Enfin, le troisième groupe où Anna avait des relations, constituait ce qu’on appelle plus particulièrement le monde, le monde des bals, des dîners, des brillantes toilettes ; cette société se rattachait d’un côté à la cour, évitant ainsi de tomber jusqu’au demi-monde qu’elle méprisait mais dont les goûts offraient non seulement de l’analogie mais une parfaite identité avec les siens. Elle était liée à ce cercle par la princesse Betsy Tverskaïa, la femme de son cousin germain, qui avait cent mille roubles de rente et qui, dès la première apparition d’Anna dans le monde, lui témoigna une amitié particulière, lui fit le meilleur accueil et l’introduisit dans son monde en raillant la société de la comtesse Lydie Ivanovna.

— Quand je serai vieille et laide, je ferai comme elle, disait Betsy ; mais pour une femme jeune et jolie comme vous, ce refuge est prématuré.

Au commencement, Anna évita le plus possible la société de la princesse Tverskaïa, parce qu’elle l’obligeait à des dépenses que ses moyens ne lui permettaient pas ; d’ailleurs, au fond de son âme, elle préférait l’autre cercle ; mais, à son retour de Moscou, ce fut tout le contraire. Elle évita ses amis austères et fréquenta le grand monde. Là elle rencontrait Vronskï et cette rencontre lui causait une joyeuse émotion. Elle le voyait surtout fréquemment chez sa cousine, Betsy, qui était parente du jeune officier.

Au reste, Vronskï était partout où il pouvait rencontrer Anna et lui parler de son amour. Elle ne l’encourageait nullement, mais chaque fois qu’elle le voyait, elle ressentait dans son âme le même sentiment d’émotion qu’elle avait éprouvé dans le train, quand elle l’avait aperçu pour la première fois. Elle sentait elle-même qu’à sa vue, la joie éclairait son regard et contractait ses lèvres en un sourire, et elle ne pouvait dissimuler l’expression de cette joie.

Les premiers temps, Anna se crut sincèrement mécontente de Vronskï parce qu’il se permettait de la poursuivre, mais un soir, ne l’ayant pas rencontré à une soirée où elle comptait le voir, elle comprit clairement, à la tristesse qui la saisit, qu’elle s’était trompée et que cette poursuite non seulement ne lui était pas désagréable mais constituait au contraire tout l’intérêt de sa vie.


Une cantatrice en renom chantait pour la seconde fois ce soir-là, et toute la haute société de Pétersbourg était au théâtre. Vronskï ayant aperçu de son fauteuil, situé au premier rang, sa cousine, se rendit dans sa loge sans attendre l’entr’acte.

— Pourquoi n’êtes-vous pas venu dîner, lui dit-elle. Cette clairvoyance des amoureux est vraiment étonnante, — ajouta-t-elle avec un sourire, et de façon à être entendue de lui seul, — elle n’y était pas. Mais venez après la représentation.

Vronskï la regarda d’un air interrogateur. Elle inclina la tête ; lui, avec un sourire, la remercia et s’assit près d’elle.

— Ah ! comme je me rappelle vos railleries ! — continua la princesse Betsy qui trouvait un plaisir particulier à suivre le progrès de cette passion. — Qu’est devenu tout cela maintenant ? Vous êtes pincé, mon cher.

— C’est mon seul désir, répartit Vronskï avec un sourire bon et calme. Si je me plains, à dire vrai, c’est d’être trop peu pincé. Je commence à perdre espoir.

— Quel espoir pouvez-vous avoir ? — dit Betsy offensée pour son amie. — Entendons-nous… Mais dans ses yeux couraient de petites flammes qui disaient qu’elle comprenait très bien, aussi bien que lui, l’espoir qu’il pouvait avoir.

— Aucun, dit Vronskï en riant et en montrant ses dents blanches. — Pardon, ajouta-t-il en lui prenant sa jumelle et se mettant à regarder, par-dessus son épaule nue, le rang en face de la loge ; j’ai peur de devenir ridicule.

Il savait très bien, qu’aux yeux de Betsy et de tous les gens du monde, il ne risquait pas d’être ridicule ; il n’ignorait pas que dans ce milieu le rôle d’amoureux d’une jeune fille, et, en général, d’une femme libre, peut être ridicule, mais que celui de l’homme qui poursuit une femme mariée et met tout en jeu pour l’entraîner à l’adultère, et cela avec quelque chance, a quelque chose de beau, de grand et ne peut jamais donner prise à la raillerie. C’est pourquoi, quittant sa jumelle, il regarda sa cousine, en souriant finement sous sa moustache.

— Et pourquoi n’êtes-vous pas venu dîner ? dit-elle en l’admirant.

— Il faut que je vous raconte cela. J’étais occupé ; je vous le donne en cent, en mille, vous ne devinerez pas à quoi : j’ai raccommodé un mari avec l’amant de sa femme. Oui ! parfaitement !

— Et vous avez réussi ?

— Presque.

— Il faut que vous me racontiez cela, dit-elle en se levant, venez au prochain entr’acte.

— Impossible, je vais au Théâtre français.

— Vous quittez Nilsonn ? fit avec dédain Betsy qui n’avait jamais pu distinguer Nilsonn d’une choriste quelconque.

— Comment faire ? J’ai un rendez-vous là-bas, toujours à cause de mon affaire de pacification.

— Bénis soient les pacificateurs, le salut est à eux, dit Betsy, se rappelant avoir entendu dire quelque chose de semblable. — Eh bien, alors, asseyez-vous et contez-moi la chose.

Elle se rassit.