Anna Karénine (trad. Bienstock)/II/27

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 428-432).


XXVII

Anna élait en haut, devant le miroir, et mettait, avec l’aide d’Annuchka, le dernier ruban à sa robe, quand elle entendit, près du perron, le bruit des roues qui écrasaient le gravier.

« Pour Betsy, c’est encore trop tôt, » pensa-t-elle ; et, regardant par la fenêtre, elle aperçut la voiture et en vit sortir le chapeau noir et les oreilles bien connues d’Alexis Alexandrovitch.

« Qu’il arrive mal à propos ! Est-ce pour passer la nuit ? » pensa-t-elle, et tout ce qui pouvait en résulter lui sembla si terrible, si effrayant, que, sans réfléchir un moment, avec un visage gai et souriant, elle sortit à sa rencontre et, sentant en elle la présence de l’esprit de mensonge et de tromperie qu’elle connaissait, elle s’y abandonna entièrement et commença à parler sans savoir elle-même ce qu’elle disait.

— Ah ! c’est charmant ! dit-elle en tendant la main à son mari et saluant d’un sourire Sludine qui était presque de la famille. J’espère que tu coucheras ici ! furent les premières paroles que lui souffla l’esprit de mensonge et de tromperie. Et maintenant, nous allons aller ensemble. C’est dommage que j’aie promis à Betsy, elle doit venir me prendre.

Au nom de Betsy, Alexis Alexandrovitch fronça les sourcils.

— Oh ! je ne séparerai pas les inséparables ! dit-il, de son ton de raillerie habituelle. J’irai avec Mikhaïl Vassilievitch. À propos, le médecin m’a ordonné de marcher, je ferai la route à pied, je m’imaginerai être aux eaux.

— Le temps ne presse pas, dit Anna. Voulez-vous du thé ?

Elle sonna :

— Donnez du thé, et dites à Serge de venir, qu’Alexis Alexandrovitch est arrivé. Eh bien ! comment te portes-tu ? Mikhaïl Vassilievitch, vous n’étiez pas encore venu chez moi ; regardez comme c’est beau sur la terrasse, dit-elle, s’adressant tantôt à l’un, tantôt à l’autre.

Elle semblait parler d’un ton naturel, mais elle parlait beaucoup trop et trop vite. Elle-même le sentait, d’autant plus que le regard curieux de Mikhaïl Vassilievitch lui paraissait l’observer.

Mikhaïl Vassilievitch sortit aussitôt sur la terrasse.

Elle s’assit près de son mari.

— Tu n’as pas l’air tout à fait bien, dit-elle.

— Oui, aujourd’hui, le docteur est venu me voir, il m’a pris une heure de temps. Je sens que c’est quelque ami qui me l’a envoyé, on trouve ma santé si précieuse !…

— Mais, que t’a-t-il donc dit ?

Elle l’interrogeait sur sa santé, sur ses occupations, le priait de se reposer, de s’installer à la campagne. Elle disait tout cela gaîment, rapidement, avec un éclat particulier des yeux. Mais Alexis Alexandrovitch n’attachait à ce ton aucune importance. Il n’entendait que les paroles et ne leur attribuait que le vrai sens qu’elles avaient. Et il lui répondait simplement bien qu’en plaisantant. Dans toute cette conversation il n’y avait rien de particulier, mais par la suite, Anna ne put jamais se rappeler cette scène, sans en éprouver de la honte.

Sérioja entra, accompagné de sa gouvernante. Si Alexis Alexandrovitch s’était permis d’observer, il aurait remarqué le regard timide, distrait, avec lequel Serge regarda son père et sa mère. Mais il ne voulait rien voir, il ne voyait pas.

— Eh bien ! jeune homme ! Il a grandi ! Vraiment, il devient un homme ! Bonjour, jeune homme !

Et il tendit sa main à Serge effrayé.

L’enfant avait toujours été timide avec son père, mais depuis qu’Alexis Alexandrovitch l’appelait « jeune homme », et qu’il cherchait à savoir si Vronskï était son ami ou son ennemi, il s’éloignait de lui et comme dernière défense regardait sa mère. Avec sa mère seule, il se sentait à l’aise. À ce moment Alexis Alexandrovitch en causant avec la gouvernante tenait son fils par l’épaule et Sérioja était si gêné et si mal à l’aise qu’Anna remarqua qu’il était prêt à pleurer.

Anna qui avait rougi au moment de l’arrivée de son fils, remarquant la gêne de Sérioja, se leva rapidement, ôta de l’épaule de son fils la main d’Alexis Alexandrovitch puis l’entraîna sur la terrasse et revint aussitôt.

— Voilà qu’il est temps, dit-elle, en regardant l’heure. Pourquoi Betsy ne vient-elle pas ?

— Oui, dit Alexis Alexandrovitch, en se levant et joignant les mains, il fit craquer ses doigts. Je suis venu aussi pour t’apporter de l’argent, puisqu’on ne nourrit pas le rossignol avec des fables, dit-il, je parie que tu en as besoin.

— Non, ah si, j’en ai besoin, dit-elle, sans le regarder et rougissant jusqu’à la racine des cheveux. Mais j’espère que tu viendras ici après les courses.

— Oh ! oui, répondit Alexis Alexandrovitch. Voici la beauté de Péterhof, la princesse Tverskaia, ajouta-t-il, en regardant par la fenêtre l’équipage anglais avec sa caisse haut suspendue qui s’approchait : Quelle élégance ! C’est exquis ! Eh bien ! partons, nous aussi.

La princesse Tverskaia ne sortit pas de l’équipage et seul le valet à hautes bottes, pèlerine et chapeau noirs, descendit près du perron.

— J’y vais ! Adieu ! dit Anna, et, embrassant son fils, elle s’approcha d’Alexis Alexandrovitch et lui tendit la main : — Tu es charmant d’être venu.

Alexis Alexandrovitch lui baisa la main.

— Eh bien ! aurevoir ! Tu viendras prendre le thé ? Mais dès qu’elle cessa de le voir, elle sentit sur sa main la place où ses lèvres s’étaient posées et tressaillit de dégoût.