Anna Karénine (trad. Bienstock)/VII/04

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 23-28).


IV

Lvov, le mari de Natalie, sœur de Kitty, avait passé toute sa vie dans les capitales, à l’étranger, où il avait été élevé et où l’avaient retenu ses fonctions diplomatiques.

L’année précédente il avait quitté le service diplomatique (non par suite d’un désagrément quelconque, dans sa carrière il n’avait jamais eu d’ennuis avec personne) et était passé au service du Ministère de la Cour, à Moscou, afin de pouvoir s’occuper mieux de l’éducation de ses deux enfants.

Malgré des différences d’habitudes et d’opinions, et bien que Lvov fût plus âgé que Lévine, cet hiver, ils s’étaient rapprochés beaucoup, et ils avaient de l’amitié l’un pour l’autre.

Lvov était à la maison. Lévine, sans se faire annoncer, entra chez lui.

Lvov, en pijama fermé par une ceinture, en chaussures de peau de daim, un lorgnon bleu sur le nez, était assis dans son fauteuil et lisait un livre posé sur le bureau. Sa belle main tenait avec précaution un cigare à moitié fumé où tenait encore la cendre. Son beau visage fin, encore jeune, auquel des cheveux bouclés, brillants, argentés, donnaient plus de distinction encore, s’éclaira d’un sourire à la vue de Lévine.

— C’est très bien d’être venu ! Je voulais envoyer chez vous. Eh bien ! comment va Kitty ? Asseyez-vous, c’est plus commode…

Il se leva et avança le rocking-chair.

— Avez-vous lu la dernière circulaire dans le Journal de Saint-Pétersbourg ? Je trouve que c’est très bien, dit-il, avec un léger accent français.

Lévine raconta ce qu’il avait entendu dire à Katavassov sur l’opinion à Pétersbourg, puis il parla de sa connaissance avec Métrov et de la séance. Lvov était très intéressé de tout cela.

— Voilà ! Je vous envie d’avoir vos entrées dans cet intéressant monde des savants, dit-il, et aussitôt, par habitude, il continua en français, ce qui était plus commode pour lui :

— C’est vrai que je n’ai pas le temps. Mon service et l’éducation des enfants m’absorbent, et enfin, je n’ai pas honte à l’avouer, mon instruction est trop insuffisante.

— Je ne le crois pas, dit Lévine avec un sourire, et comme toujours, s’attendrissant à cette opinion si peu flatteuse, que son beau-frère venait d’émettre sur lui-même, non par pose ni par simple désir d’être modeste, mais tout à fait franchement.

— Ah ! je sens maintenant combien je suis peu instruit : pour l’éducation des enfants, il me faut souvent me rafraîchir la mémoire, et même apprendre, car c’est peu d’avoir des professeurs, il faut un surveillant. C’est comme dans votre exploitation : il faut des ouvriers et un surveillant. Tenez, regardez ce que je lis.

Il montra la grammaire de Bouslaiev qui était devant lui sur le bureau.

— On demande cela à Micha, et c’est si difficile. Ainsi expliquez-moi ceci. Il dit que… Lévine voulut lui expliquer que ce n’était pas chose à comprendre, qu’il fallait l’apprendre par cœur, mais Lvov n’était pas de cet avis.

— Oui, vous vous moquez de cela.

— Pas du tout. Vous ne sauriez vous imaginer combien en vous regardant je cherche à m’instruire de ce que j’aurai à faire, à savoir : élever des enfants.

— Oh ! il n’y a ici rien à apprendre, dit Lvov.

— Je ne sais qu’une chose, continua Lévine, que je n’ai jamais vu d’enfants mieux élevés que les vôtres, et je n’en désirerais pas de meilleurs.

Lvov faisait des efforts pour dissimuler sa joie, mais il ne put retenir un sourire qui éclaira son visage.

— Qu’ils soient meilleurs que moi, c’est tout ce que je désire. Vous ne savez pas toute la peine qu’on a avec des enfants comme les miens, gâtés par cette vie à l’étranger.

— Oh ! vous rattraperez tout cela. Ce sont des enfants si capables ! Le principal, c’est l’éducation morale. Voilà ce que j’apprends en regardant vos enfants.

— Vous dites l’éducation morale. On ne peut s’imaginer comme c’est difficile ! Aussitôt que vous avez vaincu une difficulté, il en paraît de nouvelles. Sans l’appui de la religion, — vous vous souvenez, nous en avons causé, — aucun père ne peut mener à bien l’éducation de ses enfants.

Cette conversation qui intéressait toujours Lévine fut interrompue par la belle Natalie Alexandrovna qui rentra tout habillée, prête à sortir.

— Ah ! je ne savais pas que vous étiez ici, dit-elle ; et contente de mettre fin à une conversation souvent reprise, et qui l’ennuyait, elle demanda :

— Et que fait Kitty ? Je dîne chez vous aujourd’hui. Voilà, Arsène, dit-elle à son mari, tu prendras la voiture…

Et le mari et la femme commencèrent à décider de l’emploi de leur journée. Le mari avait besoin de voir quelqu’un pour son service ; la femme devait aller au concert et à la réunion du Comité, il fallait donc discuter assez longuement pour tout arranger. Lévine, comme membre de la famille, devait prendre part à ces arrangements. Il fut enfin décidé que Lévine accompagnerait Natalie au concert et à la réunion, que de là on enverrait la voiture au bureau, prendre Arsène, qui viendrait chercher sa femme et l’amènerait chez Kitty ; mais s’il n’avait pas terminé son travail, il renverrait la voiture et Lévine l’accompagnerait.

— Voilà, il me gâte, dit Lvov à sa femme. Il affirme que nos enfants sont très bons, et moi, je leur vois tant d’imperfections.

— Arsène exige trop, je le dis toujours, intervint la femme. Si on cherche la perfection, on ne sera jamais content. Papa dit vrai, pour nous autres, c’était l’autre extrémité : nous vivions à l’entresol, nos parents au premier. Maintenant, c’est le contraire : les parents sont en bas et les enfants au premier. Il n’y a plus rien pour les parents, tout est pour les enfants.

— Qu’importe si c’est mieux ? dit Lvov avec son joli sourire, en lui prenant la main. Quelqu’un qui ne te connaîtrait pas, te prendrait pour une marâtre.

— Non, l’excès n’est bon en rien, répondit naturellement Natalie en mettant en place le coupe-papier.

— Eh bien, venez ici, enfants parfaits ! dit Lévine aux deux jolis garçons qui entraient, et qui, après avoir salué Lévine, s’avancaient vers leur père, désirant évidemment lui demander quelque chose.

Lévine aurait voulu leur parler, écouter ce qu’ils venaient dire à leur père, mais Natalie entama une conversation, et, au même moment, arriva un collègue de Lvov, Makhotine, en uniforme de cour, qui devait aller avec lui saluer le personnage en question. Aussitôt il se mit à parler de l’Herzégovine, de la princesse Korzinski, du conseil municipal, de la mort subite de madame Apraxine.

Lévine oublia complètement la commission dont on l’avait chargé, il ne se la rappela que dans l’antichambre.

— Ah ! oui, Kitty m’avait chargé de causer avec vous d’Oblonskï, dit-il à Lvov qui les avait accompagnés jusqu’à l’escalier. Oui, oui, maman voudrait que nous, ses beaux-frères, lui fissions la morale, dit-il en rougissant. Mais que puis-je, moi ?

— Alors c’est moi qui m’en charge, dit en souriant madame Lvov, qui, dans sa pelisse blanche, attendait la fin de leur conversation. Eh bien, partons !