Anna Karénine (trad. Bienstock)/VII/15

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 92-96).


XV

Il ne savait plus si c’était le matin ou le soir : les bougies finissaient de brûler. Dolly venait d’entrer dans le cabinet et proposait au docteur de se coucher. Lévine, assis, écoutait les récits du docteur sur un charlatan, un magnétiseur, et regardait la cendre de son cigare. Il était dans un moment de repos, d’oubli. Il oubliait complètement la situation présente. Il écoutait le récit du docteur et le comprenait. Tout à coup éclata un cri effroyable, n’ayant rien d’humain. Le cri était si terrible que Lévine ne bougea pas, mais, retenant son souffle, regarda le docteur d’un air effrayé et interrogateur. Le docteur inclina la tête, prêtant l’oreille, et eut un sourire satisfait. Tout était si extraordinaire que rien n’étonnait plus Lévine. « Il le faut sans doute ainsi » pensa-t-il ; et il resta assis. De qui était ce cri ? Il se leva vivement courut sur la pointe des pieds dans la chambre à coucher, contourna Élisabeth Pétrovna et la vieille princesse et se mit à sa place près du chevet. Le cri s’était éteint ; il y avait maintenant quelque chose de changé. Quoi ? il ne le voyait pas, ne le comprenait pas et ne voulait ni le voir ni le comprendre, mais il s’en rendait compte au visage d’Élisabeth Pétrovna. Le visage de la sage-femme était sévère, pâle, et gardait le même air résolu, bien que la mâchoire tremblât un peu. Ses yeux étaient fixés sur Kitty ; celle-ci, le visage gonflé, décomposé, une mèche de cheveux collée sur son front en sueur, était tournée vers lui et cherchait son regard ; ses mains levées cherchaient les siennes. Elle prit dans ses mains en sueur les mains froides de son mari, les pressa contre son visage.

— Ne t’en va pas l Ne t’en va pas ! Je n’ai pas peur ! Je n’ai pas peur ! disait-elle rapidement ! Maman, relevez mes boucles, elles me gênent. N’aie pas peur. C’est bientôt, bientôt, Élisabeth Pétrovna ?

Elle parlait rapidement, voulait sourire ; mais tout d’un coup son visage se déforma et elle le repoussa.

— Non, c’est affreux ! Je mourrai l Je vais mourir ! Va-t-en ! Va-t-en ! s’écria-t-elle : et de nouveau on entendit ce même cri qui n’avait rien d’humain.

Lévine prit sa tête entre ses mains et s’enfuit de la chambre.

— Rien, rien, tout va bien, prononça Dolly derrière lui.

Mais on avait beau dire, il était sûr que tout était fini. Dans la chambre voisine où il se tenait la tête appuyée contre le mur, il entendit un cri, un hurlement quelconque, différent de ceux qu’il avait entendus jusqu’alors, et il savait que ce cri provenait d’un être qui était autrefois Kitty. L’enfant, depuis longtemps il ne le désirait plus. Maintenant, il haïssait cet enfant, il ne désirait plus sa vie ; il ne voulait qu’une chose : la cessation de ces horribles souffrances.

— Docteur, que signifie cela ? Qu’est-ce que c’est ? Mon Dieu ! cria-t-il, saisissant par le bras le docteur qui entrait.

— C’est bientôt la fin, répondit le docteur ; et son visage était si sérieux que Lévine interpréta ces paroles dans le sens de la mort.

Hors de lui, il courut dans la chambre à coucher. La première chose qu’il remarqua, ce fut le visage d’Elisabeth Petrovna devenu plus sévère encore, les sourcils froncés.

Le visage de Kitty n’existait plus. La crispation nerveuse et les cris en avaient fait quelque chose d’horrible. Lévine appuya sa tête sur le bois du lit, sentant son cœur se déchirer. Le cri terrible ne s’arrêtait plus ; il était devenu encore plus effrayant, et soudain, comme s’il eût atteint les dernières limites de l’horreur, enfin il se calma ; Lévine n’en pouvait croire ses oreilles. Cependant il était impossible d’en douter. Le cri se calma et ce fut un remue-ménage, des chuchotements, des respirations entrecoupées, puis sa voix vivante, tendre et heureuse qui prononçait doucement : « C’est fini ! »

Il releva la tête. Les bras rejetés sur la couverture, extraordinairement belle, silencieuse, elle le regardait sans mot dire, et s’efforcait de sourire sans y parvenir.

Et tout à coup, de ce monde mystérieux, terrible, étrange, dans lequel il vivait depuis vingt-deux heures, Lévine se sentit transporté dans le monde ordinaire, le monde d’autrefois, mais qui brillait maintenant d’une lumière de bonheur si éclatante qu’il ne pouvait le supporter. Les cordes tendues se brisaient : des sanglots et des larmes de joie, qu’il n’avait pas prévus, se soulevèrent en lui avec tant de force que tout son corps en tressaillit et qu’il lui fût impossible de parler.

Tombant à genoux devant le lit, il porta à ses lèvres la main de sa femme, la couvrant de baisers auxquels cette main répondait par un faible mouvement des doigts. Pendant ce temps, là-bas, au pied du lit, entre les mains expertes d’Elisabeth Petrovna, comme la faible flamme d’une veilleuse vacillait la vie d’un petit être humain, jusqu’alors dans le néant, qui, avec le même droit à la vie, vivrait et procréerait d’autres êtres.

— Vivant ! Vivant ! Et un garçon ! Ne vous inquiétez pas ! entendit Lévine. C’était Élisabeth Petrovna qui parlait ainsi tout en tapotant d’une main tremblante le dos de l’enfant.

— Maman, est-ce vrai ? demanda Kitty.

Seuls les sanglots de la princesse lui répondirent.

Soudain, au milieu du silence, comme en réponse à la question de la mère s’éleva une tout autre voix que celles des personnes qui causaient à voix basse dans la chambre. C’était un cri audacieux, impérieux, celui d’un nouvel être humain, surgi on ne savait d’où.

Si auparavant on eût dit à Lévine que Kitty était morte avec son enfant, que les enfants sont des anges et que Dieu lui-même était là, devant eux, il n’en eut point été étonné ; mais maintenant, qu’il était de retour dans le monde réel, il faisait de grands efforts pour comprendre qu’elle était vivante, bien portante, et que l’être qui criait si éperdument était son fils.

Kitty était vivante, ses souffrances terminées, et il était extraordinairement heureux. Il comprenait cela et en était tout joyeux. Mais l’enfant ? D’où venait-il, pourquoi et qui était-il ?…

Il ne pouvait se faire à cette pensée. C’était pour lui quelque chose de trop, de superflu, à quoi pendant longtemps il ne put s’habituer.