Anna Karénine (trad. Bienstock)/VII/30

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 189-194).


XXX

« La voilà de nouveau ! De nouveau je comprends tout ! » se dit Anna aussitôt que la voiture s’ébranla cahotée sur les pavés pointus, et de nouveau les impressions coururent l’une après l’autre.

« Ainsi à quoi pensais-je si bien, en dernier ? » disait elle tâchant de se rappeler. « Tutkine, coiffeur ? Non, pas ça. Ah ! ce que disait Iachvine : la lutte pour la vie, la haine, c’est la seule chose qui lie les hommes… Non, c’est en vain que vous partez ! » dit-elle s’adressant mentalement à une compagnie, dans une voiture à quatre chevaux, qui devait aller en pique-nique à la campagne. « … Et le chien que vous emmenez ne vous aidera pas… Vous ne vous enfuirez pas de vous-mêmes. »

Jetant un regard du côté où se retournait Pierre, elle aperçut un ouvrier d’usine, ivre-mort, la tête vacillante et qu’un gardien emmenait.

« Voici, le moyen le plus rapide », pensa-t-elle. « Moi et le comte Vronskï nous n’avons pas trouvé ce plaisir bien que nous ayons beaucoup attendu… » Pour la première fois, Anna voyait ses relations avec Vronskï sous un aspect qu’elle n’avait encore jamais voulu envisager :

« Qu’a-t-il cherché en moi ? Moins l’amour que la satisfaction de sa vanité. » Elle se rappelait ses paroles et l’expression de son visage qui, les premiers temps de leur liaison, était celle d’un chien de chasse obéissant. « Oui, c’était bien le triomphe de la vanité. Sans doute, il y avait aussi de l’amour, mais en grande partie ce n’était que l’orgueil de la victoire… Il se vantait de ma conquête, maintenant c’est passé… Il n’y a pas de quoi être fier… Ce n’est pas la fierté, c’est la honte… Il a pris de moi ce qu’il pouvait, maintenant, je ne lui suis plus nécessaire, je suis un fardeau pour lui, il tâche de n’être pas malhonnête envers moi. Hier il a eu un lapsus : il désire le divorce et le mariage pour brûler ses vaisseaux. Il m’aime, mais comment ? The zest is gone Celui-ci veut étonner tout le monde et il est très content de lui », pensa-t-elle en voyant un employé qui passait sur un cheval de manège. « Oui, il ne tient plus à moi… Si je le quitte, au fond de son âme il en sera ravi. »

Ce n’était pas une supposition : elle le voyait maintenant clairement dans cette lumière crue qui lui révélait, le sens de la vie et des liaisons humaines.

« Mon amour devient de plus en plus passionné, de plus en plus exigeant, et le sien s’attiédit de plus en plus, voilà pourquoi il faut nous séparer… Et il n’y a point de remède… Pour moi, lui est tout, et j’exige qu’il se donne à moi de plus en plus… lui, au contraire, désire de plus en plus s’éloigner de moi… Avant notre liaison nous allions à la rencontre l’un de l’autre, maintenant chacun va de son côté… et il n’y a rien à faire… Il me dit que je suis jalouse d’une façon insensée, et je me suis dit moi-même que je suis sottement jalouse, mais ce n’est pas vrai… je ne suis pas jalouse… je suis malheureuse, mais… »

Elle ferma la bouche suffoquée par l’émotion que faisait naître en elle la pensée qui lui vint, et changea de place dans la voiture.

« Si je pouvais être autre chose que sa maîtresse, qui aime passionnément ses caresses, mais je ne le puis pas et ne veux être rien d’autre… Par ce désir j’excite son dégoût et sa haine… et il n’en peut être autrement… Ne sais-je pas qu’il ne me trompait pas en disant qu’il n’a point en vue mademoiselle Sorokine, qu’il n’est pas amoureux de Kitty, qu’il ne me trahira pas ?… Je sais tout cela, mais cela ne me soulage pas. S’il est bon et tendre pour moi, par devoir, sans m’aimer, c’est alors pour moi mille fois pire que sa colère !… C’est un enfer… C’est pourtant la réalité… Depuis longtemps il ne m’aime plus… Et là où finit l’amour commence la haine… Ces rues, je ne les connais pas du tout… Ce sont des collines quelconques, et toujours des maisons et des maisons… et dans les maisons, toujours des gens et des gens… Il y en a sans fin, et tous se haïssent les uns les autres… Admettons que j’obtienne ce que je veux pour être heureuse. Soit ! j’obtiens le divorce, Alexis Alexandrovitch me rend Serge et j’épouse Vronskï… »

À ce moment elle se rappela Alexis Alexandrovitch avec une vivacité particulière, elle le vit comme vivant devant elle, avec ses yeux doux et éteints, ses mains blanches aux veines bleues ; elle entendit les intonations de sa voix, les craquements de ses doigts. Au souvenir du sentiment qui existait entre eux et qui aussi s’appelait l’amour, elle tressaillit de dégoût.

« J’obtiens donc le divorce et deviens la femme de Vronskï… Et après ? Est-ce que Kitty ne me regardera plus comme elle l’a fait aujourd’hui ? Non. Et Serge ? Cessera-t-il d’interroger ou de réfléchir sur mes deux maris ? Et entre moi et Vronskï quel nouveau sentiment trouverai-je ? Puis-je compter maintenant non pas sur le bonheur, mais puis-je espérer ne pas souffrir ? Non, non ! » se répondait-elle sans la moindre hésitation. « … C’est impossible. C’est la vie qui nous sépare ; je fais son malheur et lui le mien, et on ne peut nous changer ni l’un ni l’autre… Toutes les tentatives ont été faites… la vis est desserrée… Tiens ! une mendiante avec un enfant… Elle pense sans doute que j’ai pitié d’elle… Est-ce que nous tous ne sommes pas abandonnés dans le monde… pour seulement se haïr et ensuite se tourmenter et faire souffrir les autres ?… Voilà des écoliers qui viennent… Et Serge ? » se rappela-t-elle, « je croyais aussi que je l’aimais et je m’attendrissais sur cet amour ; cependant j’ai vécu sans lui, j’ai changé son amour contre un autre, et je ne me plaignis point de ce changement tant que je fus satisfaite de cet autre amour… » Avec dégoût elle se rappela ce qu’elle appelait cet autre amour, et la clarté avec laquelle elle voyait maintenant sa propre vie et celle des autres la réjouissait. « Ainsi c’est moi, Pierre, le cocher Théodore, ce marchand et tous ces hommes qui vivent là-bas sur le Volga où les attirent toutes ces affiches ? » pensa-t-elle en arrivant à la gare de Nijni-Novgorod où des facteurs accouraient à sa rencontre.

— Faut-il un billet jusqu’à Obiralovka ? demanda Pierre.

Elle avait totalement oublié où et pourquoi elle voulait partir ; il lui fallut un réel effort pour comprendre cette question.

— Oui, dit-elle lui tendant sa bourse, et prenant à la main son petit sac rouge elle descendit de voiture.

En pénétrant avec la foule dans la salle d’attente des premières classes, elle se rappela peu à peu tous les détails de sa situation et les solutions entre lesquelles elle hésitait. Et de nouveau, tantôt l’espoir, tantôt le désespoir, torturèrent son cœur angoissé qui battait désordonnément. Assise sur le divan en étoile, en attendant le train, elle regardait avec dégoût ceux qui entraient et sortaient, elle s’imaginait comment elle arriverait à la gare, lui écrirait un billet, et réfléchissait à ce qu’elle lui écrirait. Tantôt elle se le représentait se plaignant à sa mère (sans comprendre ses souffrances) de sa situation ; ou elle s’imaginait comment elle entrerait dans la chambre et ce qu’elle lui dirait. Tantôt elle pensait que la vie pourrait encore être heureuse, elle sentait avec quelles souffrances elle l’aimait et le haïssait et combien son cœur battait précipitamment.