Anna Karénine (trad. Bienstock)/VIII/11

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 254-258).


XI

Le jour de l’arrivée de Serge Ivanovitch à Pokrovskoié, Lévine était dans un de ses jours particulièrement tourmentés.

C’était l’époque où il y avait le plus à faire, quand chez tous les travailleurs, chez tout le peuple, se manifeste une suractivité qui ne se présente dans aucune autre condition de la vie et qui serait hautement appréciée si les hommes qui tendent ainsi leurs forces, l’appréciaient eux-mêmes, si elle ne se renouvelait pas chaque année et si les conséquences n’en étaient pas si simples. Faucher et couper le blé et le seigle, faire les semailles d’automne, paraît simple et ordinaire, mais pour le faire, il faut que du plus vieux au plus jeune, tous les gens de la campagne, pendant trois ou quatre semaines, travaillent sans répit, trois fois plus que de coutume, en se nourrissant de kvass, d’ail et de pain noir ; il faut battre le blé et transporter les gerbes souvent pendant toute la nuit et ne dormir que deux ou trois heures par jour. Et chaque année cela se fait dans toute la Russie.

Vivant la plupart du temps à la campagne et en intimité avec le peuple, Lévine, à l’époque du travail, se sentait toujours gagné par cette suractivité.

Dès le matin, il partait à la première semaille de seigle, d’avoine : il rentrait à la maison pour le lever de sa femme et de sa belle-sœur, il prenait avec elles son café et s’en allait à pied au village où on devait mettre en marche la nouvelle machine à battre.

Tout ce jour, Lévine, bien que causant avec l’intendant et les paysans, et, à la maison, avec sa femme, Dolly, les enfants, son beau-père, ne pensait qu’à la chose qui, malgré les soucis de l’exploitation, le préoccupait sans cesse ; il cherchait une réponse à ses questions : « Que suis-je ? Où suis-je ? Pourquoi suis-je ? »

Debout au milieu de la grange nouvellement construite, Lévine regardait par la porte ouverte, tantôt la poussière sèche et amère du blé qu’on battait, qui s’élevait et retombait sur l’herbe éclairée par le soleil chaud et sur la paille fraîche qu’on venait de sortir de la grange, tantôt les hirondelles au ventre blanc qui, en sifflant, s’installaient sous le toit, tantôt les paysans qui travaillaient dans la grange sombre et pleine de poussière ; et ses idées étaient étranges.

« Pourquoi tout cela se fait-il ? pensait-il. Pourquoi suis-je ici et les fais-je travailler ? Pourquoi tous se remuent-ils et tâchent-ils de montrer devant moi leur zèle ? Pourquoi s’éreinte-t-elle ainsi, cette vieille Matrionia, que je connais bien (je l’ai soignée en effet ; pendant l’incendie, une machine était tombée sur elle), » pensa-t-il en regardant une femme maigre, les pieds nus et noircis qui allait et venait en remuant les grains avec un râteau.

« Elle s’est guérie, mais demain ou dans dix ans on l’ensevelira et il ne restera rien d’elle, pas plus que de cette jolie fille en jupe rouge qui, d’un mouvement si gracieux, sépare le grain de la paille. On l’ensevelira aussi… et ce hongre bai… et ce sera très prochainement, pensa-t-il en regardant une jument pleine qui reniflait fréquemment en faisant tourner la grande roue de la machine… On l’ensevelira ainsi que Feodor, l’ouvrier, avec sa barbe pleine de balle et sa chemise déchirée sur l’épaule, tandis que lui s’esquinte sur la machine, commande aux femmes et d’une main leste arrange la courroie sur le volant… Et, le principal, c’est que ce n’est pas eux seuls qu’on ensevelira, mais moi aussi, et il ne restera rien. Alors, pourquoi ? »

En même temps qu’il pensait cela, il regardait sa montre pour se rendre compte de la quantité de grain battue en une heure. Il avait besoin de le savoir, afin de pouvoir, d’après cela, fixer la tâche du lendemain.

« Bientôt une heure et on n’a commencé que la troisième meule », pensa Lévine. Il s’approcha de l’ouvrier et, criant fort pour surmonter le bruit de la machine, il lui ordonna de régulariser le mouvement.

— C’est trop à la fois, Feodor ! Tu vois, il y a des arrêts. Il faut régulariser.

Feodor, noir de la poussière collée à son visage en sueur, cria quelque chose en réponse, sans faire ce que Lévine demandait.

Lévine s’approcha de la machine, écarta Feodor, et se mit à introduire le blé lui-même.

Après avoir travaillé avec l’ouvrier jusqu’à l’heure du repas, il sortit de la grange et, s’arrêtant près d’une meule jaune de seigle, se mit à lui parler.

L’ouvrier était d’un village lointain, où Lévine, autrefois, avait distribué sa terre sur le principe de l’artel. Maintenant, il l’affermait.

Lévine causa avec Feodor de cette terre et lui demanda si pour l’année prochaine, Platon, un paysan riche et honnête, de ce même village, ne la prendrait pas.

— C’est trop cher. Platon n’y trouverait pas son compte, Constantin Dmitritch, répondit le paysan en arrachant des brindilles d’herbes accrochées à sa poitrine en sueur.

— Mais comment Kirilov s’arrange-t-il ?

— Mituka ? (Feodor désigna ainsi avec mépris le paysan qui affermait la terre), lui, Constantin Dmitritch, il s’arrangera toujours. Il pressera, mais il aura son compte. Il n’aura pas pitié d’un chrétien. Mais l’oncle Focanitch (il appelait ainsi le vieux Platon), est-ce qu’il ôtera la peau d’un homme ? Tantôt, il prête, tantôt il fait grâce d’une dette. C’est un homme !

— Mais pourquoi fait-il grâce des dettes ?

— Voyez-vous, ce sont des hommes différents : l’un ne vit que pour son ventre, et Focanitch est un vieillard juste, il vit pour son âme ; il craint Dieu.

— Comment il craint Dieu ! Comment il vit pour son âme ! s’écria Lévine.

— C’est connu, selon la vérité, selon Dieu. Tous les hommes ne sont pas pareils. Ainsi vous, par exemple, vous non plus, vous ne ferez pas de mal à un homme…

— Oui, oui, au revoir, prononça Lévine, suffocant d’émotion ; et se détournant, il prit son bâton et se dirigea rapidement vers la maison.

En entendant le paysan dire que Focanitch vivait pour son âme, selon la vérité et selon Dieu, des pensées vagues mais importantes surgirent en foule dans l’âme de Lévine ; toutes, tendant au même but, tourbillonnaient dans son esprit, l’aveuglant de leur clarté !