Anna Karénine (trad. Bienstock)/VIII/12

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 259-264).


XII

Lévine marchait à grands pas sur la grand’route, suivant ses pensées (il ne pouvait encore les bien analyser) et dans un état d’âme qui, jusqu’alors, n’avait jamais été le sien.

Les paroles prononcées par le paysan avaient été pour son âme l’étincelle électrique transformant et unissant d’un coup la série des pensées faibles et détachées qui toujours l’avaient préoccupé, et qui, inconsciemment pour lui, le tourmentaient au moment même où il parlait de l’affermage de la terre. Il ressentait dans son âme quelque chose de nouveau et il l’examinait avec plaisir, ne sachant pas encore ce que c’était.

« Il ne faut pas vivre pour ses propres besoins, mais pour Dieu… Pour quel Dieu ! Et que peut-on dire de plus stupide que ce qu’il dit ? Il dit qu’il ne faut pas vivre pour ses besoins, c’est-à-dire qu’il ne faut pas vivre pour ce que nous comprenons, ce qui nous attire, ce que nous désirons, qu’il faut vivre pour quelque chose d’incompréhensible, pour Dieu que personne ne peut ni comprendre, ni définir. Eh quoi ! N’ai-je point compris ces paroles stupides de Feodor ? Les ayant comprises, ai-je douté de leur vérité ? Les ai-je trouvées stupides, vagues, imprécises ?

« Non, je les ai comprises. Je les ai comprises exactement comme lui. Rien dans la vie ne m’a jamais paru aussi clair. Je n’en ai jamais douté et n’en puis douter. Et je ne suis pas le seul à le comprendre, tous le comprennent, et tous sont d’accord.

« Moi j’ai cherché des miracles ; j’ai regretté de ne pas en voir pour me convaincre. Le miracle matériel me séduisait. Or voilà le miracle, le seul possible, qui toujours exista, qui m’entoure de toutes parts et que je ne remarque pas ! Feodor dit que Kirilov vit pour son ventre. C’est compréhensible et raisonnable. Nous tous, tous les êtres raisonnables, ne pouvons vivre pour autre chose. Mais, tout d’un coup, ce même Feodor dit que c’est mal de vivre pour son ventre, qu’il faut vivre pour la vérité, pour Dieu, et à la première allusion, je le comprends ! Moi et des millions de gens qui ont vécu depuis des siècles, qui vivent maintenant, les paysans, les pauvres d’esprit et les sages, ceux qui ont pensé et écrit sur cette question, tous, dans leur langue vague, disent la même chose, tous sont d’accord sur ce seul point : pourquoi il faut vivre et ce qui est bien. Avec tous les hommes, je n’ai qu’une seule connaissance ferme, indiscutable et claire, qui ne peut être expliquée par la raison, qui est en dehors d’elle, qui n’a aucune cause et ne peut avoir aucune conséquence.

« Si le bien a une raison, il cesse d’être le bien. S’il a pour conséquence la récompense, ce n’est également plus le bien. Alors le bien n’existe qu’en dehors de la chaîne des causes et des conséquences.

« Je le sais, et nous tous le savons.

« Que peut-il y avoir de plus miraculeux ?

« Ai-je trouvé la solution de tout ? Est-ce que maintenant sont terminées toutes mes souffrances ? » pensait Lévine en marchant sur la route poudreuse, ne remarquant ni la chaleur ni la fatigue, et éprouvant une sorte de soulagement comme après une longue souffrance.

Ce sentiment était si joyeux qu’il lui paraissait incroyable. Il étouffait d’émotion, et n’ayant pas la force d’aller plus loin, il quitta la route pour entrer dans le bois et s’assit à l’ombre des ormes sur l’herbe non fauchée. Il découvrit sa tête en sueur et s’allongea, accoudé sur les bras, sur l’herbe grasse de la forêt.

« Oui, il faut s’expliquer et comprendre », pensa-t-il en regardant attentivement l’herbe non froissée qui s’étalait devant lui et suivant les mouvements d’un petit insecte vert qui montait sur la tige d’une herbe et que gênait dans sa marche une petite feuille.

« Qu’ai-je découvert ? » se demanda-t-il en enlevant la petite feuille qui gênait l’insecte et approchant une autre tige d’herbe pour que la bestiole pût y passer : « Qu’est-ce qui me réjouit ? Qu’ai-je découvert ? Rien. Je n’ai appris que ce que je connaissais. J’ai compris cette force qui n’est pas dans le passé seul, qui m’a donné la vie. Je me suis délivré de la tromperie et j’ai reconnu le maître.

« Auparavant, je disais que dans mon corps, dans le corps de cette herbe, de cet insecte (il n’a pas voulu aller sur l’autre herbe, a déployé ses élytres et s’est envolé), se font, d’après les lois chimiques, physiques, physiologiques, des échanges de matière. Mais chez nous tous, comme chez les ormes et les nuages, etc., se produit le développement. Le développement de quoi ? Pourquoi ? Le développement infini et la lutte ?… Comme s’il pouvait être une direction quelconque et la lutte dans l’infini ! Et moi qui m’étonnais que malgré la grande tension de la pensée dans cette voie, le sens de la vie ne me soit pas révélé, non plus que le sens de mes mobiles et de mes aspirations. Maintenant je sais que je connais le sens de ma vie : Vivre pour Dieu, pour l’âme. Ce sens, malgré toute sa clarté, est mystérieux, miraculeux. Tel est aussi le sens de tout ce qui existe… Oui, l’orgueil ! » se dit-il en se couchant sur le ventre et se mettant à nouer des tiges d’herbe, en prenant garde de ne pas les casser. « Non seulement l’orgueil de la raison mais sa stupidité ! et principalement sa ruse… la tromperie de la raison ». répéta-t-il.

Rapidement il revit la marche de sa pensée pendant ces deux dernières années. Le point de départ était évidemment la pensée de la mort qu’avait fait naître en lui la vue de son frère préféré, désespérément frappé.

Pour la première fois il avait alors compris que pour chacun, comme pour lui, il n’y avait dans l’avenir que la souffrance, le mal, et l’oubli éternel, et il avait décidé qu’on ne pouvait vivre ainsi et qu’il fallait ou s’expliquer sa vie de façon qu’elle n’apparaisse plus comme la cruelle ironie d’un démon quelconque, ou se tuer.

Cependant il n’avait fait ni l’un ni l’autre et continuait à vivre, à penser, à sentir. Même à cette époque il se maria, éprouva beaucoup de joies ; et il était heureux dès qu’il ne pensait plus au sens de la vie.

Que signifiait donc cela ? Cela signifiait qu’il vivait bien et pensait mal. Il vivait (sans même le savoir) par ces vérités morales sucées avec le lait de sa mère, et il pensait sans admettre ces vérités, les évitant soigneusement.

Maintenant, il était clair pour lui qu’il ne pouvait vivre que grâce aux croyances dans lesquelles il avait été élevé.

« Que sais-je, et comment vivrais-je, si je n’avais ces croyances, si je ne savais pas qu’il faut vivre pour Dieu, et non pour ses besoins ? Je pillerais, je mentirais, je tuerais. Rien de ce qui fait la joie principale de ma vie n’existerait pour moi. »

Malgré les plus grands efforts d’imagination, il ne pouvait se représenter la créature bestiale qu’il serait s’il ne savait pas pourquoi il vivait.

« J’ai cherché la réponse à ma question, tandis que ma pensée n’en pouvait donner. Elle n’est pas compatible avec la question. C’est la vie elle-même qui m’a donné la réponse dans ma connaissance de ce qui est bien et de ce qui est mal. Cette connaissance je ne l’ai acquise par rien, elle me fut donnée comme à tout le monde. Elle me fut donnée, car il m’était impossible de l’acquérir.

« D’où l’ai-je prise ? Est-ce par la raison que je suis arrivé à la pensée qu’il faut aimer son prochain, ne pas le tuer ? On me l’a dit dans l’enfance, je l’ai cru joyeusement parce qu’on m’a dit que c’était dans mon âme. Et qui l’a découvert ? Pas la raison. La raison a découvert la lutte pour l’existence, elle commande au contraire d’écraser tout ce qui entrave la satisfaction de mes désirs. Telle est la conclusion de la raison. Mais la raison ne pouvait découvrir la pensée d’aimer son prochain parce que c’est déraisonnable.