Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie I/Chapitre 15

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 93-97).


CHAPITRE XV


Le soir même, Kitty raconta à sa mère ce qui s’était passé entre elle et Levine ; malgré le chagrin qu’elle éprouvait de l’avoir peiné, elle se sentait flattée d’avoir été demandée en mariage ; mais, tout en ayant la conviction d’avoir bien agi, elle resta longtemps sans pouvoir s’endormir ; un souvenir l’impressionnait plus particulièrement : c’était celui de Levine, debout auprès du vieux prince, fixant sur elle et sur Wronsky un regard sombre et désolé ; des larmes lui en vinrent aux yeux. Mais, songeant aussitôt à celui qui le remplaçait, elle se représenta vivement son beau visage mâle et ferme, son calme plein de distinction, son air de bienveillance ; elle se rappela l’amour qu’il lui témoignait, et la joie entra dans son âme. Elle remit la tête sur l’oreiller en souriant à son bonheur.

« C’est triste, triste ! mais je n’y peux rien, ce n’est pas ma faute ! » se disait-elle, quoiqu’une voix intérieure lui répétât le contraire ; devait-elle se reprocher d’avoir attiré Levine ou de l’avoir refusé ? elle n’en savait rien : ce qu’elle savait, c’est que son bonheur n’était pas sans mélange. « Seigneur, ayez pitié de moi ; Seigneur, ayez pitié de moi ! » pria-t-elle jusqu’à ce qu’elle s’endormît.

Pendant ce temps il se passait dans le cabinet du prince une de ces scènes qui se renouvelaient fréquemment entre les époux, au sujet de leur fille préférée.

« Ce que c’est ? Voilà ce que c’est, — criait le prince en levant les bras en l’air, malgré les préoccupations que lui causaient les pans flottants de sa robe de chambre fourrée. — Vous n’avez ni fierté ni dignité ; vous perdez votre fille avec cette façon basse et ridicule de lui chercher un mari.

— Mais au nom du ciel, prince, qu’ai-je donc fait ? » disait la princesse, presque en pleurant.

Elle était venue trouver son mari pour lui souhaiter le bonsoir, comme d’ordinaire, tout heureuse de sa conversation avec sa fille ; et, sans souffler mot de la demande de Levine, elle s’était permis une allusion au projet de mariage avec Wronsky, qu’elle considérait comme décidé, aussitôt après l’arrivée de la comtesse. À ce moment le prince s’était fâché et l’avait accablée de paroles dures.

« Ce que vous avez fait ? D’abord vous avez attiré un épouseur, ce dont tout Moscou parlera, et à bon droit. Si vous voulez donner des soirées, donnez-en, mais invitez tout le monde, et non pas des prétendants de votre choix. Invitez tous ces « blancs-becs » (c’est ainsi que le prince traitait les jeunes gens de Moscou !), faites venir un tapeur, et qu’ils dansent, mais, pour Dieu, n’arrangez pas des entrevues comme ce soir ! Cela me dégoûte à voir, et vous en êtes venue à vos fins : vous avez tourné la tête à la petite. Levine vaut mille fois mieux que ce petit fat de Pétersbourg, fait à la machine comme ses pareils ; ils sont tous sur le même patron, et c’est toujours de la drogue. Et quand ce serait un prince du sang, ma fille n’a besoin d’aller chercher personne.

— Mais en quoi suis-je coupable ?

— En ce que… cria le prince avec colère.

— Je sais bien qu’à t’écouter, interrompit la princesse, nous ne marierions jamais notre fille. Dans ce cas, autant nous en aller à la campagne.

— Cela vaudrait certainement mieux.

— Mais écoute-moi, je t’assure que je ne fais aucune avance ! Pourquoi donc un homme jeune, beau, amoureux, et qu’elle aussi…

— Voilà ce qui vous semble ! Mais si en fin de compte elle s’en éprend, et que lui songe à se marier autant que moi ? Je voudrais n’avoir pas d’yeux pour voir tout cela ! Et le spiritisme, et Nice, et le bal… (ici le prince, s’imaginant imiter sa femme, accompagna chaque mot d’une révérence). Nous serons fiers quand nous aurons fait le malheur de notre petite Catherine, et qu’elle se sera fourré dans la tête…

— Mais pourquoi penses-tu cela ?

— Je ne pense pas, je sais ; c’est pour cela que nous avons des yeux, nous autres, tandis que les femmes n’y voient goutte. Je vois, d’une part, un homme qui a des intentions sérieuses, c’est Levine ; de l’autre, un bel oiseau comme ce monsieur, qui veut simplement s’amuser.

— Voilà bien des idées à toi !

— Tu te les rappelleras, mais trop tard, comme avec Dachinka.

— Allons, c’est bon, n’en parlons plus, dit la princesse que le souvenir de la pauvre Dolly arrêta net.

— Tant mieux, et bonsoir ! »

Les époux s’embrassèrent en se faisant mutuellement un signe de croix, selon l’usage, mais chacun garda son opinion ; puis ils se retirèrent.

La princesse, tout à l’heure si fermement persuadée que le sort de Kitty avait été décidé, dans cette soirée, se sentit ébranlée par les paroles de son mari. Rentrée dans sa chambre, et songeant avec terreur à cet avenir inconnu, elle fit comme Kitty, et répéta bien des fois du fond du cœur : « Seigneur, ayez pitié de nous ; Seigneur, ayez pitié de nous ! »