Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie I/Chapitre 19

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 112-121).


CHAPITRE XIX


Lorsque Anna entra, Dolly était assise dans son petit salon, occupée à faire lire en français un beau gros garçon à tête blonde, le portrait de son père.

L’enfant lisait, tout en cherchant à arracher de sa veste un bouton qui tenait à peine ; sa mère l’avait grondé plusieurs fois, mais la petite main potelée revenait toujours à ce malheureux bouton ; il fallut l’arracher tout à fait et le mettre en poche.

« Laisse donc tes mains tranquilles, Grisha », disait la mère, en reprenant sa couverture au tricot, ouvrage qui durait depuis longtemps, et qu’elle retrouvait toujours dans les moments difficiles ; elle travaillait nerveusement, jetant ses mailles et comptant ses points. Quoiqu’elle eût dit la veille à son mari que l’arrivée de sa sœur lui importait peu, elle n’en avait pas moins tout préparé pour la recevoir.

Absorbée, écrasée par son chagrin, Dolly n’oubliait pourtant pas que sa belle-sœur Anna était la femme d’un personnage officiel important, une grande dame de Pétersbourg.

« Au bout du compte, Anna n’est pas coupable, se disait-elle, je ne sais rien d’elle qui ne soit en sa faveur, et nos relations ont toujours été bonnes et amicales. » Le souvenir qu’elle avait gardé de l’intérieur des Karénine à Pétersbourg ne lui était cependant pas agréable. Elle avait cru démêler quelque chose de faux dans leur genre de vie.

« Mais pourquoi ne la recevrais-je pas ! Pourvu toutefois qu’elle ne se mêle pas de me consoler ! pensait Dolly ; je les connais, ces résignations et consolations chrétiennes, et je sais ce qu’elles valent. »

Dolly avait passé ces derniers jours seule avec ses enfants ; elle ne voulait parler de sa douleur à personne, et ne se sentait cependant pas de force à causer de choses indifférentes. Il faudrait bien maintenant s’ouvrir à Anna, et tantôt elle se réjouissait de pouvoir enfin dire tout ce qu’elle avait sur le cœur, tantôt elle souffrait à la pensée de cette humiliation devant sa sœur, à lui, dont il faudrait subir les raisonnements et les conseils.

Elle s’attendait à chaque minute à voir entrer sa belle-sœur, et suivait de l’œil la pendule ; mais, comme il arrive souvent en pareil cas, elle s’absorba, n’entendit pas le coup de sonnette, et lorsque des pas légers et le frôlement d’une robe près de la porte lui firent lever la tête, son visage fatigué exprima l’étonnement et non le plaisir.

« Comment, tu es déjà arrivée ? s’écria-t-elle en allant au-devant d’Anna pour l’embrasser.

— Dolly, je suis bien heureuse de te revoir !

— Moi aussi, j’en suis heureuse », répondit Dolly avec un faible sourire, en cherchant à deviner d’après l’expression du visage d’Anna ce qu’elle pouvait avoir appris. « Elle sait tout », pensa-t-elle en remarquant la compassion qui se peignait sur ses traits. « Viens que je te conduise à ta chambre, continua-t-elle en cherchant à éloigner le moment d’une explication.

— Est-ce là Grisha ? Mon Dieu qu’il a grandi, dit Anna en embrassant l’enfant sans quitter des yeux Dolly ; puis elle ajouta en rougissant : permets-moi de rester ici. »

Elle ôta son châle et, secouant la tête d’un geste gracieux, débarrassa ses cheveux noirs frisés de son chapeau, qui s’y était accroché.

« Que tu es brillante de bonheur et de santé, dit Dolly presque avec envie.

— Moi ? oui, répondit Anna. Mon Dieu, Tania, est-ce toi ? la contemporaine de mon petit Serge, — dit-elle en se tournant vers la petite fille qui entrait en courant ; elle la prit par la main et l’embrassa.

— Quelle charmante enfant ? mais montre-les-moi tous. »

Elle se rappelait non seulement le nom et l’âge des enfants, mais leur caractère, leurs petites maladies ; Dolly en fut touchée.

« Eh bien, allons les voir, dit-elle ; mais Wasia dort, c’est dommage. »

Après avoir vu les enfants, elles revinrent au salon, seules cette fois ; le café y était servi. Anna s’assit devant le plateau, puis, l’ayant repoussé, elle dit en se tournant vers sa belle-sœur :

« Dolly, il m’a parlé. »

Dolly la regarda froidement ; elle s’attendait à quelque phrase de fausse sympathie, mais Anna ne dit rien de ce genre.

« Dolly, ma chérie, je ne veux pas te parler en sa faveur ni te consoler : c’est impossible ; mais, chère amie, tu me fais peine, peine jusqu’au fond du cœur ! »

Des larmes brillaient dans ses yeux ; elle se rapprocha de sa belle-sœur et, de sa petite main ferme, s’empara de celle de Dolly qui, malgré son air froid et sec, ne la repoussa pas.

« Personne, répondit-elle, ne peut me consoler ; tout est perdu pour moi. »

En disant ces mots, l’expression de son visage s’adoucit un peu. Anna porta à ses lèvres la main amaigrie qu’elle tenait dans la sienne, et la baisa.

« Mais, Dolly, que faire à cela ? dit-elle ; comment sortir de cette affreuse position ?

— Tout est fini, il ne me reste rien à faire, répondit Dolly, car ce qu’il y a de pis, comprends-le bien, c’est de me sentir liée par les enfants ; je ne peux pas le quitter, et vivre avec lui m’est impossible ; le voir est une torture.

— Dolly, ma chérie, il m’a parlé ; mais je voudrais entendre ce que tu as à dire, toi ; raconte-moi tout. »

Dolly la regarda d’un air interrogateur ; l’affection et la sympathie la plus sincère se lisaient dans les yeux d’Anna.

« Je veux bien, répondit-elle. Mais je te dirai tout, depuis le commencement. Tu sais comment je me suis mariée ? L’éducation de maman ne m’a pas seulement laissée innocente, elle m’a laissée absolument sotte… Je ne savais rien. On dit que les maris racontent leur passé à leurs femmes, mais Stiva… (elle se reprit), Stépane Arcadiévitch, ne m’a jamais rien dit. Tu ne le croiras pas, mais jusqu’ici je me suis imaginée qu’il n’avait jamais connu d’autre femme que moi ? J’ai vécu huit ans ainsi ! Non seulement je ne le soupçonnais pas d’infidélité, mais je croyais une chose pareille impossible. Et avec des idées semblables, imagine-toi ce que j’ai éprouvé en apprenant tout à coup cette horreur… cette vilenie… Croire à son bonheur sans aucune arrière-pensée et — continua Dolly en cherchant à retenir ses sanglots — recevoir une lettre de lui… une lettre de lui à sa maîtresse, la gouvernante de mes enfants… Non, c’est trop cruel ! »

Elle prit son mouchoir et y cacha son visage.

« J’aurais pu encore admettre un moment d’entraînement, continua-t-elle au bout d’un instant, mais cette dissimulation, cette ruse continuelle pour me tromper, et pour qui ? C’est affreux ! tu ne peux comprendre cela !

— Ah si ! je comprends, ma pauvre Dolly, dit Anna en lui serrant la main.

— Et tu t’imagines qu’il se rend compte, lui, de l’horreur de ma position ? continua Dolly. Aucunement : il est heureux et content.

— Oh non ! interrompit vivement Anna : il m’a fait peine, il est plein de remords.

— En est-il capable ? dit Dolly en scrutant le visage de sa belle-sœur.

— Oui, je le connais : je n’ai pu le regarder sans avoir pitié de lui. Au reste nous le connaissons toutes deux. Il est bon, mais fier, et comment ne serait-il pas humilié ? Ce qui me touche en lui (Anna devina ce qui devait toucher Dolly), c’est qu’il souffre à cause des enfants, et qu’il sent qu’il t’a blessée, tuée, toi qu’il aime… oui, oui, qu’il aime plus que tout au monde », ajouta-t-elle vivement pour empêcher Dolly de l’interrompre. « Non, elle ne me pardonnera jamais », répète-t-il constamment.

Dolly écoutait attentivement sa belle-sœur sans la regarder.

« Je comprends qu’il souffre : le coupable doit plus souffrir que l’innocent, s’il sent qu’il est la cause de tout le mal, dit-elle ; mais comment puis-je pardonner ? comment puis-je être sa femme après elle ? Vivre avec lui dorénavant sera d’autant plus un tourment que j’aime toujours mon amour d’autrefois… »

Les sanglots lui coupèrent la parole, mais, comme un fait exprès, sitôt qu’elle se calmait un peu, le sujet qui la blessait le plus vivement lui revenait aussitôt à la pensée.

« Elle est jeune, elle est jolie, continua-t-elle. Par qui ma beauté et ma jeunesse ont-elles été prises ? Par lui, par ses enfants ! J’ai fait mon temps, tout ce que j’avais de bien a été sacrifié à son service : maintenant une créature plus fraîche et plus jeune lui est naturellement plus agréable. Ils ont certainement parlé de moi ensemble ; pis que cela, ils m’ont passée sous silence, conçois-tu ? » Et son regard s’enflammait de jalousie.

« Que viendra-t-il me dire après cela ? pourrai-je d’ailleurs le croire ! Jamais. Non, tout est fini pour moi, tout ce qui constituait la récompense de mes peines, de mes souffrances… Le croirais-tu ? tout à l’heure je faisais travailler Grisha ? Jadis c’était une joie pour moi : maintenant c’est un tourment. Pourquoi me donner ce souci ? pourquoi ai-je des enfants ? Ce qu’il y a d’affreux, vois-tu, c’est que mon âme tout entière est bouleversée ; à la place de mon amour, de ma tendresse, il n’y a que de la haine, oui, de la haine. Je pourrais le tuer et…

— Chère Dolly, je conçois tout cela, mais ne te torture pas ainsi ; tu es trop agitée, trop froissée pour voir les choses sous leur vrai jour. »

Dolly se calma, et pendant quelques minutes toutes deux gardèrent le silence.

« Que faire ? Anna, penses-y et aide-moi. J’ai tout examiné et je ne trouve rien. »

Anna non plus ne trouvait rien, mais son cœur répondait à chaque parole, à chaque regard douloureux de sa belle-sœur.

« Voici ce que je pense, dit-elle enfin ; comme sœur je connais son caractère et cette faculté de tout oublier (elle fit le geste de se toucher le front), faculté propice à l’entraînement, mais aussi au repentir. Actuellement il ne croit pas, il ne comprend pas qu’il ait pu faire ce qu’il a fait.

— Non, il l’a compris et le comprend encore, interrompit Dolly. D’ailleurs tu m’oublies, moi : le mal en est-il plus léger pour moi ?

— Attends. Quand il m’a parlé, je t’avoue n’avoir pas mesuré toute l’étendue de votre malheur ; je n’y voyais qu’une chose : la désunion de votre famille ; il m’a fait peine. Après avoir causé avec toi, je vois, comme femme, autre chose encore : je vois ta souffrance et ne puis te dire combien je te plains ! Mais, Dolly, ma chérie, tout en comprenant ton malheur, il est un côté de la question que j’ignore : je ne sais pas jusqu’à quel point tu l’aimes encore. Toi seule, tu peux savoir si tu l’aimes assez pour pardonner. Si tu le peux, pardonne.

— Non, — commença Dolly, mais Anna l’interrompit en lui baisant la main.

— Je connais le monde plus que toi, dit-elle ; je sais la façon d’être des hommes comme Stiva. Tu prétends qu’ils ont parlé de toi ensemble ? N’en crois rien. Ces hommes peuvent commettre des infidélités, mais leur femme et leur foyer domestique n’en restent pas moins un sanctuaire pour eux. Ils établissent entre ces femmes, qu’au fond ils méprisent, et leur famille une ligne de démarcation qui n’est jamais franchie. Je ne conçois pas bien comment cela peut-être, mais cela est.

— Mais songe donc qu’il l’embrassait.

— Écoute, Dolly, ma chérie. J’ai vu Stiva quand il était amoureux de toi ; je me souviens du temps où il venait pleurer près de moi en me parlant de toi ; je sais à quelle hauteur poétique il te plaçait, et je sais que plus il a vécu avec toi, plus tu as grandi dans son admiration. C’était devenu pour nous un sujet de plaisanterie que son habitude de dire à tout propos : « Dolly est une femme étonnante. » Tu as toujours été et resteras toujours un culte pour lui : ceci n’a pas été un entraînement de son cœur.

— Mais si cet entraînement recommençait ?

— C’est impossible.

— Aurais-tu pardonné, toi ?

— Je n’en sais rien, je ne puis dire… Oui, je le puis, reprit Anna après avoir pesé cette situation intérieurement, je le puis certainement. Je ne serais plus la même, mais je pardonnerais, et de telle sorte que le passé fût effacé.

— Cela va sans dire, interrompit vivement Dolly, répondant à une pensée qui l’avait plus d’une fois occupée : sinon ce ne serait plus le pardon. — Viens maintenant, que je te conduise à ta chambre », dit-elle en se levant. Chemin faisant, elle entoura de ses bras sa belle-sœur.

« Chère Anna, combien je suis heureuse que tu sois venue. Je souffre moins, beaucoup moins. »