Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie I/Chapitre 6

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 36-40).


CHAPITRE VI


Lorsque Oblonsky lui avait demandé pourquoi il était venu à Moscou, Levine avait rougi, et s’en voulait d’avoir rougi ; mais pouvait-il répondre : « Je viens demander ta belle-sœur en mariage ? » Tel était cependant l’unique but de son voyage.

Les familles Levine et Cherbatzky, deux vieilles familles nobles de Moscou, avaient toujours été en rapports d’amitié. L’intimité s’était resserrée pendant les études de Levine à l’Université de Moscou, à cause de sa liaison avec le jeune prince Cherbatzky, frère de Dolly et de Kitty, qui suivait les mêmes cours que lui. Dans ce temps-là Levine allait fréquemment dans la maison Cherbatzky et, quelque étrange que cela puisse paraître, était amoureux de la maison tout entière, spécialement de la partie féminine de la famille. Ayant perdu sa mère sans l’avoir connue, et n’ayant qu’une sœur beaucoup plus âgée que lui, ce fut dans la maison Cherbatzky qu’il trouva cet intérieur intelligent et honnête, propre aux anciennes familles nobles, dont la mort de ses parents l’avait privé. Tous les membres de cette famille, mais principalement les femmes, lui apparaissaient entourés d’un nimbe mystérieux et poétique. Non seulement il ne leur découvrait aucun défaut, mais il leur supposait encore les sentiments les plus élevés, les perfections les plus idéales. Pourquoi ces trois jeunes demoiselles devaient parler français et anglais de deux jours l’un ; pourquoi elles devaient, à tour de rôle, jouer du piano (les sons de cet instrument montaient jusqu’à la chambre où travaillaient les étudiants) ; pourquoi des maîtres de littérature française, de musique, de danse, de dessin, se succédaient dans la maison ; pourquoi, à certaines heures de la journée, les trois demoiselles, accompagnées de Mlle Linon, devaient s’arrêter en calèche au boulevard de la Tverskoï et, sous la garde d’un laquais en livrée, se promener dans leurs pelisses de satin (Dolly en avait une longue, Nathalie une demi-longue, et Kitty une toute courte, qui montrait ses petites jambes bien faites, serrées dans des bas rouges) : ces choses et beaucoup d’autres lui restaient incompréhensibles. Mais il savait que tout ce qui se passait dans cette sphère mystérieuse était parfait, et ce mystère le rendait amoureux.

Il avait commencé par s’éprendre de Dolly l’aînée, pendant ses années d’études ; celle-ci épousa Oblonsky ; il crut alors aimer la seconde, car il sentait qu’il devait nécessairement aimer l’une des trois, sans savoir au juste laquelle. Mais Nathalie eut à peine fait son entrée dans le monde, qu’on la maria au diplomate Lvof. Kitty n’était qu’une enfant quand Levine quitta l’Université. Le jeune Cherbatzky, peu après son admission dans la marine, se noya dans la Baltique, et les relations de Levine avec sa famille devinrent plus rares, malgré l’amitié qui le liait à Oblonsky. Au commencement de l’hiver cependant, étant venu à Moscou, après une année passée à la campagne, il revit les Cherbatzky et comprit alors laquelle des trois il était destiné à aimer.

Rien de plus simple, en apparence, que de demander en mariage la jeune princesse Cherbatzky ; un homme de trente-deux ans, de bonne famille, d’une fortune convenable, avait toute chance de passer pour un beau parti, et vraisemblablement il aurait été bien accueilli. Mais Levine était amoureux ; Kitty lui paraissait une créature si accomplie, d’une supériorité si idéale, et il se jugeait au contraire si défavorablement, qu’il n’admettait pas qu’on le trouvât digne d’aspirer à cette alliance.

Après avoir passé deux mois à Moscou comme en rêve, rencontrant Kitty chaque jour dans le monde, où il était retourné à cause d’elle, il repartit subitement pour la campagne, après avoir décidé que ce mariage était impossible. Quelle position dans le monde, quelle carrière convenable et bien définie offrait-il aux parents ? Tandis que ses camarades étaient, les uns colonels et aides de camp, d’autres professeurs distingués, directeurs de banque et de chemin de fer, ou présidents de tribunal, comme Oblonsky, que faisait-il, lui, à trente-deux ans ? Il s’occupait de ses terres, élevait des bestiaux, construisait des bâtiments de ferme et chassait la bécasse, c’est-à-dire qu’il avait pris le chemin de ceux qui, aux yeux du monde, n’ont pas su en trouver d’autre ; il ne se faisait aucune illusion sur la façon dont on pouvait le juger, et croyait passer pour un pauvre garçon, sans grande capacité.

Comment, d’ailleurs, la charmante et poétique jeune fille pouvait-elle aimer un homme aussi laid et surtout aussi peu brillant que lui ? Ses anciennes relations avec Kitty, qui, à cause de sa liaison avec le frère qu’elle avait perdu, étaient celles d’un homme fait avec une enfant, lui semblaient un obstacle de plus.

On pouvait bien, pensait-il, aimer d’amitié un brave garçon aussi ordinaire que lui, mais il fallait être beau et pouvoir déployer les qualités d’un homme supérieur, pour être aimé d’un amour comparable à celui qu’il éprouvait. Il avait bien entendu dire que les femmes s’éprennent souvent d’hommes laids et médiocres, mais il n’en croyait rien et jugeait les autres d’après lui-même, qui ne pouvait aimer qu’une femme remarquable, belle et poétique.

Toutefois, après avoir passé deux mois à la campagne dans la solitude, il se convainquit que le sentiment qui l’absorbait ne ressemblait pas aux enthousiasmes de sa première jeunesse, et qu’il ne pourrait vivre sans résoudre cette grande question : serait-il accepté, oui ou non ? Rien ne prouvait, après tout qu’il serait refusé. Il partit donc pour Moscou avec la ferme intention de se déclarer et de se marier si on l’agréait. Sinon… il ne pouvait imaginer ce qu’il deviendrait !