Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie II/Chapitre 1

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 197-202).


CHAPITRE PREMIER


Vers la fin de l’hiver, les Cherbatzky eurent une consultation de médecins au sujet de la santé de Kitty ; elle était malade, et l’approche du printemps ne faisait qu’empirer son mal. Le médecin de la maison lui avait ordonné de l’huile de foie de morue, puis du fer, et enfin du nitrate d’argent ; mais aucun de ces remèdes n’ayant été efficace, il avait conseillé un voyage à l’étranger.

C’est alors qu’on résolut de consulter une célébrité médicale. Cette célébrité, un homme jeune encore, et fort bien de sa personne, exigea un examen approfondi de la malade ; il insista avec une certaine complaisance sur ce fait, que la pudeur des jeunes filles n’était qu’un reste de barbarie, et que rien n’était plus naturel que d’ausculter une jeune fille à demi vêtue. Comme il le faisait tous les jours et n’y attachait aucune importance, la pudeur des jeunes filles, ce reste de barbarie, lui semblait presque une injure personnelle.

Il fallut bien se résigner, car, quoique tous les médecins fissent partie de la même école, étudiassent les mêmes livres, eussent par conséquent une seule et même science, on avait, pour une raison quelconque, décidé autour de la princesse que la célébrité médicale en question possédait la science spéciale qui devait sauver Kitty. Après un examen approfondi, une auscultation sérieuse de la pauvre malade confuse et éperdue, le célèbre médecin se lava les mains avec soin, et retourna au salon auprès du prince. Celui-ci l’écouta en toussotant, d’un air sombre. En homme qui n’avait jamais été malade, il ne croyait pas à la médecine, et en homme de sens il s’irritait d’autant plus de toute cette comédie qu’il était peut-être le seul à bien comprendre la cause du mal de sa fille. « En voilà un qui revient bredouille », se dit-il en exprimant par ce terme de chasseur son opinion sur le diagnostic du célèbre docteur. Celui-ci de son côté, condescendant avec peine à s’adresser à l’intelligence médiocre de ce vieux gentillâtre, dissimula mal son dédain. À peine lui semblait-il nécessaire de parler à ce pauvre homme la tête de la maison étant la princesse. C’est devant elle qu’il se préparait à répandre ses flots d’éloquence ; elle entra à ce moment avec le médecin de la maison, et le vieux prince s’éloigna pour ne pas trop montrer ce qu’il pensait de tout cela. La princesse, troublée, ne savait plus que faire ; elle se sentait bien coupable à l’égard de Kitty.

« Eh bien, docteur, décidez de notre sort : dites-moi tout. — Y a-t-il encore de l’espoir ? voulait-elle dire, mais ses lèvres tremblèrent, et elle s’arrêta.

— Je serai à vos ordres, princesse, après avoir conféré avec mon collègue. Nous aurons alors l’honneur de vous donner notre avis.

— Faut-il vous laisser seuls ?

— Comme vous le désirerez. »

La princesse soupira et sortit.

Le médecin de la famille émit timidement son opinion sur un commencement de disposition tuberculeuse, car, etc., etc. Le célèbre docteur l’écouta et, au milieu de son discours, tira de son gousset sa grosse montre d’or.

« Oui, dit-il, mais… »

Son confrère s’arrêta respectueusement.

« Vous savez qu’il n’est guère possible de préciser le début du développement tuberculeux ; avant l’apparition des cavernes il n’y a rien de positif. Dans le cas actuel, on ne peut que redouter ce mal, en présence de symptômes tels que mauvaise alimentation, nervosité et autres. La question se pose donc ainsi : Qu’y a-t-il à faire, étant donné qu’on a des raisons de craindre un développement tuberculeux, pour entretenir une bonne alimentation ?

— Mais vous savez bien qu’il se cache ici quelque cause morale, se permit de dire le médecin de la maison avec un fin sourire.

— Cela va de soi, répondit le célèbre docteur en regardant encore sa montre… Mille excuses, savez-vous si le pont sur la Yaousa est rétabli, ou s’il faut encore faire le détour ? demanda-t-il.

— Il est rétabli.

— Dans ce cas, il me reste encore vingt minutes. — Nous disions donc que la question se pose ainsi : régulariser l’alimentation et fortifier les nerfs, l’un ne va pas sans l’autre ; et il faut agir sur les deux moitiés du cercle.

— Mais le voyage à l’étranger ?

— Je suis ennemi de ces voyages à l’étranger. — Veuillez suivre mon raisonnement : si le développement tuberculeux commence, ce que nous ne pouvons pas savoir, à quoi sert un voyage ? L’essentiel est de trouver un moyen d’entretenir une bonne alimentation. » Et il développa son plan d’une cure d’eaux de Soden, cure dont le mérite principal, à ses yeux, était évidemment d’être absolument inoffensive.

Le médecin de la maison écoutait avec attention et respect.

« Mais en faveur d’un voyage à l’étranger je ferai valoir le changement d’habitudes, l’éloignement de conditions propres à rappeler de fâcheux souvenirs. Et enfin la mère le désire, ajouta-t-il.

— Dans ce cas, qu’elles partent, pourvu toutefois que ces charlatans allemands n’aillent pas aggraver le mal ; il faut qu’elles suivent strictement nos prescriptions. Mon Dieu, oui ! elles n’ont qu’à partir. »

Il regarda encore sa montre.

« Il est temps que je vous quitte. » Et il se dirigea vers la porte.

Le célèbre docteur déclara à la princesse (probablement par un sentiment de convenance) qu’il désirait voir la malade encore une fois.

« Comment ! recommencer l’examen ? s’écria avec terreur la princesse.

— Oh non ! rien que quelques détails, princesse.

— Alors entrez, je vous prie. »

Et la mère introduisit le docteur dans le petit salon de Kitty. La pauvre enfant, très amaigrie, rouge et les yeux brillants d’émotion, après la confusion que lui avait causée la visite du médecin, était debout au milieu de la chambre. Quand elle les vit entrer, ses yeux se remplirent de larmes, et elle rougit encore plus. Sa maladie et les traitements qu’on lui imposait lui paraissaient de ridicules sottises ! Que signifiaient ces traitements ? N’était-ce pas ramasser les fragments d’un vase brisé pour chercher à les rejoindre ? Son cœur pouvait-il être rendu à la santé par des pilules et des poudres ? Mais elle n’osait contrarier sa mère, d’autant plus que celle-ci se sentait si coupable.

« Veuillez vous asseoir, princesse », lui dit le docteur.

Il s’assit en face d’elle, lui prit le pouls, et recommença avec un sourire une série d’ennuyeuses questions. Elle lui répondit d’abord, puis enfin, impatientée, se leva :

« Excusez-moi, docteur, en vérité tout cela ne mène à rien : voilà la troisième fois que vous me faites la même question. »

Le médecin ne s’offensa pas.

« C’est une irritabilité maladive, fit-il remarquer à la princesse lorsque Kitty fut sortie. Au reste, j’avais fini. »

Et le docteur expliqua l’état de la jeune fille à sa mère, comme à une personne exceptionnellement intelligente, en lui donnant, pour conclure, les recommandations les plus précises sur la façon de boire ces eaux dont le mérite à ses yeux était d’être inutiles. Sur la question : fallait-il voyager, le docteur réfléchit profondément, et le résultat de ses réflexions fut qu’on pouvait voyager, à condition de ne pas se fier aux charlatans et de ne pas suivre d’autres prescriptions que les siennes.

Le docteur parti, on se trouva soulagé comme s’il fût arrivé quelque chose d’heureux. La mère revint auprès de sa fille toute remontée, et Kitty prit également un air rasséréné. Il lui arrivait souvent maintenant de dissimuler ce qu’elle ressentait.

« Vraiment, maman, je me porte bien. Mais, si vous le désirez, partons », dit-elle, et, pour tâcher de prouver l’intérêt qu’elle prenait au voyage, elle parla de leurs préparatifs de départ.