Anthologie contemporaine des écrivains français et belges (Série I)/Le Mort (fragment)

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Anthologie contemporaine des écrivains français et belges, Texte établi par Albert de NocéeMessageries de la Presse ; Librairie Universelle (Anthologie Contemporaine)Première série (p. 3-8).
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LE MORT
FRAGMENT




Le 31 octobre 1867, veille de la Toussaint, les trois Baraque étaient assis sous le manteau de la cheminée, les mains sur les genoux, immobiles.

Des branches de bois vert fumaient dans l’âtre, par dessus un petit tas de cendres chaudes, et quelquefois un craquement se faisait entendre, lorsque la flamme mordait le bois humide ; puis un éclair rouge flambait, allumant la cheminée couleur de suie.

Balt, dans les dents un chicot de pipe, tirait des bouffées, sans parler, sans penser ; Bast de temps en temps passait ses mains sur toute la longueur de ses jambes, toussait, geignait, était pris d’un frisson ; Nol regardait de ses yeux sans cils, les fumerons froidir, dans une contemplation grave, stupide. Et une solitude pesait sur les trois hommes, comme un délaissement de cimetière.

Dehors, un grand vent entrechoquait la pointe des arbres, s’abattant sur la maison par tapées brusques qui secouaient le toit, les volets, les portes ; et par moments, la barrière qui ferme le pré de Jan Beust, le voisin, grinçait dans ses gonds avec un bruit aigre.

Il avait plu drû le matin ; l’égouttement de l’eau, le claquement de la pluie contre le mur, le bégoulis des gouttières se dévidant dans la mare s’ajoutaient au grondement sourd des rafales. Une lampe à bec charbonnait sur une table, à bout d’huile.

Le vent qui passait sous la porte tout à coup poussait les cendres de l’âtre, soufflait sur le champignon de la lampe ; alors, pour un instant, la silhouette des frères se dessinait, et un peu de clarté permettait de voir dans le fond de la pièce une armoire, une huche, une table, une horloge à gaine, des images saintes dans des cadres de bois.

Il y avait dix minutes que l’horloge avait sonné huit heures ; les Baraque attendaient la demie pour se coucher.

Machinalement, Bast et Balt subissaient l’influence de la Toussaint, jour noir pour les campagnes, annonciateur d’un jour plus noir ; et, muets, sans raison, ils allongeaient leur veillée. Des lumières, brillant dans la nuit aux fenêtres des autres maisons, signalaient la réunion des familles autour du feu. Une rêverie vague les occupait, semailles, rendement de la terre, désir d’amasser de l’argent. L’idiot à présent ronflait, accroupi la tête aux genoux.

Le chien se mit à aboyer subitement, en tirant sur sa chaîne, et presque aussitôt un pas sonna sur le pavé de la cour. Ils entendirent des lambeaux de chanson, une voix joyeuse perdue dans la lamentation des ténèbres.

Puis on frappa.

— Ils tressaillirent. Bast pensa aux morts qui sortaient de leur fosse et eut froid aux os.

— Qui est là ! fit Balt.

La voix cria :

— Ouvrez ! C’est moi, Hein !

Balt grommela dans ses dents, se leva, ouvrit, et un homme de vingt-six ans environ, gai, pris de boisson, habillé de vêtements neufs, trop larges, entra dans la chambre.

C’était un cousin à la mode des campagnes, Hein Zacht, le garçon meunier. Il avait les yeux brillants, le geste vague, et la pluie l’avait percé.

— Fameuse nouvelle ! dit-il. Je viens de la ville ; j’ai fait toutes les chapelles du chemin. Ach ! Hein a bu, mais il a de quoi ! Hein a le sac !

Il se laissa choir sur une chaise, donna un coup de talon dans le feu, et, regardant autour de lui, avec l’assurance des nouveaux riches :

— Il fait pauvre ici, camarades… Mais Hein est en joie ! Hein a le sac ! Versez l’huile dans votre lampe afin qu’il vous voie bien en face.

Balt fit de la tête un signe négatif, en haussant les épaules. Le garçon meunier ne s’en aperçut pas, perdu qu’il était dans les gloires. Et il leur raconta qu’il s’était attardé, qu’ayant vu de la lumière à leurs volets, il avait été bien aise de se sécher un peu chez eux. Il montrait de l’inquiétude pour ses habits surtout, et à chaque instant tâtait le fond de sa poche, palpant quelque chose. Puis il leur avoua tout.

— Eh bien, oui, j’ai gagné 20,000 francs à l’État ; j’avais une action de cent francs… Ils sont là, dans ma poche… Je sais bien à qui je le dis ; mais vous, silence !… Pas un mot… On n’aurait qu’à me les voler !

Il éclata de rire.

— Voler Hein ? Ach ! ach ! le garçon a pris son gendarme avec lui.

Et tout large, il ouvrit un énorme couteau qu’il planta dans la table.

Les deux Baraque s’étaient rapprochés.

Un homme porteur d’une pareille somme prenait un intérêt inattendu à leurs yeux. Bast fit un mouvement machinal de la tête comme pour voir dans la poche du cousin. Tous deux se taisaient ; Bast souriait, et Balt regardait devant lui, profondément, voyant venir à lui une idée.

— Allons Hein, dit-il, buvons ensemble un coup, puisqu’il en est ainsi.

Une bouteille de genièvre traînait sur l’armoire, demi-pleine et déjà vieille. Il prit la bouteille, emplit trois verres, puis recommença ; et Bast accumula du bois dans l’âtre, fit un grand feu, ranima la lampe, étourdi, ses mains travaillant sous lui comme celles d’un autre entré en sa peau.

Le garçon meunier, excité, devint loquace, dit ses projets, parla de reprendre un moulin pour son compte, nargua ensuite les Baraque de leur crasserie.

— C’est bon pour vous, vieux grigous, de remplir de gros sous vos paillasses. Moi, je veux me marier, et alors gare la danse !

— Heu ! fit Bast, les yeux baissés, vous êtes jeune, vous !

Puis Hein parla seul, bredouilla ce qu’il voulut, et les deux autres ne l’écoutaient plus. Ils étaient plongés dans une songerie tenace, évitant de se regarder et se comprenant.

Au milieu de sa hâblerie, le garçon meunier fut remué d’une frousse à propos d’un billet de cinq cents francs que lui avait remis le marchand chez lequel il avait acheté ses habits.

Il tira de sa poche un foulard fermé de gros nœuds à ses bouts, défit les coins et en sortit un petit paquet formé de plusieurs journaux superposés et enveloppant un portefeuille ; finalement il prit dans le portefeuille une liasse de billets qu’il s’embrouillait à numérer.

— Une, deux, trois… Trois, deux, trois, quatre… Je n’aime pas les billets, mais c’était plus commode… Cinq, six, sept…

Ainsi de suite. Tandis qu’il comptait, les larges billets s’étalaient, soyeux, comme une chair, comme de la vie, pêle mêle.

Balt fumait à petits coups, considérant cette fortune. Il dit à Hein, tranquillement :

— Je vous crois, à présent, puisque voilà l’argent !

Bast, blême, claquait des dents, et un tremblement agitait ses mains. Il continuait de sourire, ouvrant la bouche pour parler sans trouver une parole ; et il ne quittait pas des prunelles les billets.

De minute en minute, tous deux se rapprochaient, attirés par l’argent, Bast tendant ses mains en avant, Balt, froid, remuant seulement ses pouces, d’un mouvement régulier.

Et tout d’une fois, comme un ressort, ces terribles pouces s’ouvrirent et Balt leva les deux mains, les abattit au cou de Hein avec une violence extraordinaire, comme un bûcheron qui entame un chêne.

Les énormes pouces entraient dans la chair, la pétrissaient, et il se mit à étrangler le garçon meunier, les coudes écartés, pesant sur lui de toute sa force, féroce, des cris de bête dans la gorge.

Hein ouvrit démesurément les yeux, laissa pendre hors de sa bouche sa langue devenue dure comme un caillou, commença un mouvement et demeura, les mains en l’air, noircissant à vue d’œil. Alors, Bast à son tour se rua sur lui et tapa son crâne, sa face, ses yeux, à coups de poing avec une rage qui s’accroissait à chaque bourrée.

Nol, accroupi dans l’âtre, frappait en riant la crémaillère avec les pincettes ; et dans le vent de nuit, dehors, le chien hurla.

L’homme étranglé, il y eut une détente chez les assassins. Balt prit sa tête à deux mains, sombre, étonné de ce qu’il avait fait, et Bast alla à la porte, en proie aux coliques de la peur. Puis ils poussèrent le cadavre sous la table et burent ce qui restait de genièvre. Tous deux s’étaient assis, devenus faibles comme des enfants.

L’ouragan avait grandi.

Un arbre craqua sur le chemin. Balt se leva en sursaut, croyant qu’on venait pour l’emmener, et Bast, plus mort que vif, fit le signe de la croix, machinalement. L’énorme coup de vent passa, mugissant au loin.

Alors ils furent talonnés de la hâte d’enfouir le cadavre.

— Prenons-le par la tête et les pieds, dit Bast.

Ils tirèrent Hein à eux, soufflèrent la lampe, et, s’arrêtant à chaque pas portant le cadavre du côté de la mare au fumier. Elle était profonde. Tandis que Balt écartait les pailles pourries à coups de fourche, l’autre eût une pitié.

— Laissons-lui ses vêtements ; il aura moins froid, fit-il doucement.

Et, en même temps, il glissait ses mains dans les poches du mort, pour les fouiller.

Le corps s’enfonça la tête en avant, et la vase du fond, remuée, remonta à la surface avec un bruit de vésicules qui crèvent. Puis ils prirent une perche à houblon, tâtèrent la profondeur de la mare, cherchant à connaître la position du cadavre ; et ensuite ils jetèrent sur la fosse des feuilles mortes et des pailles.

Quelqu’un se mit à rire derrière eux, au moment où ils se retiraient, ayant fini.

C’était Nol l’idiot ; il les regardait, les yeux dilatés par l’étrangeté de la scène, en riant et en grommelant.

— À l’écurie ! gronda Balt.

L’autre ne faisant pas mine de comprendre, il le prit, le poussa, pinçant sa chair à travers ses habits et le faisant hurler.

Le lendemain, jour de la Toussaint, les deux Baraque écoutèrent la messe et vêpres. Ils se rendirent ensuite au cabaret et racontèrent qu’ils allaient changer leur mare de place, imaginant des précautions.

Balt tenait la main droite dans sa poche, ayant le pouce luxé.