À valider

Les Plaisirs et les Jours/Portraits de peintres et de musiciens

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Calmann Lévy (p. 117-121).

PORTRAITS DE PEINTRES


ALBERT CUYP

Cuyp, soleil déclinant dissous dans l’air limpide
Qu’un vol de ramiers gris trouble comme de l’eau,
Moiteur d’or, nimbe au front d’un bœuf ou d’un bouleau,
Encens bleu des beaux jours fumant sur le coteau,
Ou marais de clarté stagnant dans le ciel vide.
Des cavaliers sont prêts, plume rose au chapeau,
Paume au côté ; l’air vif qui fait rose leur peau,
Enfle légèrement leurs fines boucles blondes,
Et, tentés par les champs ardents, les fraîches ondes,
Sans troubler par leur trot les bœufs dont le troupeau
Rêve dans un brouillard d’or pâle et de repos,
Ils partent respirer ces minutes profondes.

PAULUS POTTER

Sombre chagrin des ciels uniformément gris,
Plus tristes d’être bleus aux rares éclaircies,
Et qui laissent alors sur les plaines transies
Filtrer les tièdes pleurs d’un soleil incompris ;
Potter, mélancolique humeur des plaines sombres
Qui s’étendent sans fin, sans joie et sans couleur,
Les arbres, le hameau ne répandent pas d’ombres,
Les maigres jardinets ne portent pas de fleur.
Un laboureur tirant des seaux rentre, et, chétive,
Sa jument résignée, inquiète et rêvant,
Anxieuse, dressant sa cervelle pensive,
Hume d’un souffle court le souffle fort du vent.

ANTOINE WATTEAU

Crépuscule grimant les arbres et les faces,
Avec son manteau bleu, sous son masque incertain ;
Poussière de baisers autour des bouches lasses…
Le vague devient tendre, et le tout près, lointain.

La mascarade, autre lointain mélancolique,
Fait le geste d’aimer plus faux, triste et charmant.
Caprice de poète — ou prudence d’amant,
L’amour ayant besoin d être orné savamment —
Voici barques, goûters, silences et musique.

ANTOINE VAN DYCK

Douce fierté des cœurs, grâce noble des choses
Qui brillent dans les yeux, les velours et les bois,
Beau langage élevé du maintien et des poses
— Héréditaire orgueil des femmes et des rois ! —,
Tu triomphes, Van Dyck, prince des gestes calmes,
Dans tous les êtres beaux qui vont bientôt mourir,
Dans toute belle main qui sait encor s’ouvrir ;
Sans s’en douter, — qu’importe ? — elle te tend les palmes !
Halte de cavaliers, sous les pins, près des flots
Calmes comme eux — comme eux bien proches des sanglots — ;
Enfants royaux déjà magnifiques et graves,
Vêtements résignés, chapeaux à plumes braves,
Et bijoux en qui pleure — onde à travers les flammes —
L’amertume des pleurs dont sont pleines les âmes
Trop hautaines pour les laisser monter aux yeux ;
Et toi par-dessus tous, promeneur précieux,
En chemise bleu pâle, une main à la hanche,
Dans l’autre un fruit feuillu détaché de la branche,
Je rêve sans comprendre à ton geste et tes yeux :
Debout, mais reposé, dans cet obscur asile,
Duc de Richmond, ô jeune sage ! — ou charmant fou ? —
Je te reviens toujours : Un saphir, à ton cou,
A des feux aussi doux que ton regard tranquille.

[Figure ici la partition de quatre pièces pour piano de Reynaldo Hahn sur les quatre poèmes précédents.]

PORTRAITS DE MUSICIENS


CHOPIN

Chopin, mer de soupirs, de larmes, de sanglots
Qu’un vol de papillons sans se poser traverse
Jouant sur la tristesse ou dansant sur les flots.
Rêve, aime, souffre, crie, apaise, charme ou berce,
Toujours tu fais courir entre chaque douleur
L’oubli vertigineux et doux de ton caprice
Comme les papillons volent de fleur en fleur ;
De ton chagrin alors ta joie est la complice :
L’ardeur du tourbillon accroît la soif des pleurs.
De la lune et des eaux pâle et doux camarade,
Prince du désespoir ou grand seigneur trahi,
Tu t’exaltes encor, plus beau d’être pâli,
Du soleil inondant ta chambre de malade
Qui pleure à lui sourire et souffre de le voir…
Sourire du regret et larmes de l’Espoir !

GLUCK

Temple à l’amour, à l’amitié, temple au courage
Qu’une marquise a fait élever dans son parc
Anglais, où maint amour Watteau bandant son arc
Prend des cœurs glorieux pour cibles de sa rage.

Mais l’artiste allemand — qu’elle eût rêvé de Cnide ! —
Plus grave et plus profond sculpta sans mignardise
Les amants et les dieux que tu vois sur la frise :
Hercule a son bûcher dans les jardins d’Armide !

Les talons en dansant ne frappent plus l’allée
Où la cendre des yeux et du sourire éteints
Assourdit nos pas lents et bleuit les lointains ;
La voix des clavecins s’est tue ou s’est fêlée.

Mais votre cri muet, Admète, Iphigénie,
Nous terrifie encore, proféré par un geste
Et, fléchi par Orphée ou bravé par Alceste,
Le Styx, — sans mâts ni ciel, — où mouilla ton génie.

Gluck aussi comme Alceste a vaincu par l’Amour
La mort inévitable aux caprices d’un âge ;
Il est debout, auguste temple du courage,
Sur les ruines du petit temple à l’Amour.

SCHUMANN

Du vieux jardin dont l’amitié t’a bien reçu,
Entends garçons et nids qui sifflent dans les haies,
Amoureux las de tant d’étapes et de plaies,
Schumann, soldat songeur que la guerre a déçu.

La brise heureuse imprègne, où passent des colombes,
De l’odeur du jasmin l’ombre du grand noyer,
L’enfant lit l’avenir aux flammes du foyer,
Le nuage ou le vent parle à ton cœur des tombes.

Jadis tes pleurs coulaient aux cris du carnaval
Ou mêlaient leur douceur à l’amère victoire
Dont l’élan fou frémit encor dans ta mémoire ;
Tu peux pleurer sans fin : Elle est à ton rival.

Vers Cologne le Rhin roule ses eaux sacrées.
Ah ! que gaiement les jours de fête sur ses bords
Vous chantiez ! — Mais brisé de chagrin, tu t’endors…
Il pleut des pleurs dans des ténèbres éclairées.

Rêve où la morte vit, où l’ingrate a ta foi,
Tes espoirs sont en fleurs et son crime est en poudre…
Puis éclair déchirant du réveil, où la foudre
Te frappe de nouveau pour la première fois.

Coule, embaume, défile aux tambours ou sois belle !
Schumann, ô confident des âmes et des fleurs,


Entre tes quais joyeux fleuve saint des douleurs,
Jardin pensif, affectueux, frais et fidèle
Où se baisent les lys, la lune et l’hirondelle,
Armée en marche, enfant qui rêve, femme en pleurs !

MOZART

Italienne aux bras d’un Prince de Bavière
Dont l’œil triste et glacé s’enchante à sa langueur !
Dans ses jardins frileux il tient contre son cœur
Ses seins mûris à l’ombre, où têter la lumière.

Sa tendre âme allemande, — un si profond soupir ! —
Goûte enfin la paresse ardente d’être aimée,
Il livre aux mains trop faibles pour le retenir
Le rayonnant espoir de sa tête charmée.

Chérubin, Don Juan ! loin de l’oubli qui fane
Debout dans les parfums tant il foula de fleurs
Que le vent dispersa sans en sécher les pleurs
Des jardins andalous aux tombes de Toscane !

Dans le parc allemand où brument les ennuis,
L’Italienne encore est reine de la nuit.
son haleine y fait l’air doux et spirituel
Et sa Flûte enchantée égoutte avec amour
Dans l’ombre chaude encor des adieux d’un beau jour
La fraîcheur des sorbets, des baisers et du ciel.