Anvers, Gênes, Hambourg
La face du monde a élu renouvelée par les moyens de transport et de communication dont le XIXe siècle a doté l’humanité. La vapeur et l’électricité ont rapproché les continens au point que nous atteignons la Chine ou l’Australie plus aisément que nos grands-pères n’allaient en Russie. La navigation à vapeur a joué un rôle prédominant dans cette transformation : la vitesse et la capacité des énormes bâtimens de fer et d’acier qui portent, en un voyage, plusieurs milliers de tonnes de marchandises, sans compter des centaines de passagers, ont permis au commerce international de prendre un développement tel que chaque pays s’approvisionne aujourd’hui chez tous les autres et que chacun peut obtenir les produits des contrées les plus lointaines, auxquelles il vend ceux de son sol ou de son industrie. Certes, les siècles passés avaient déjà connu la grande navigation : les Phéniciens, les Grecs, les Carthaginois, les Romains furent de hardis marins, qui multiplièrent les relations entre les peuples du bassin de la Méditerranée et au-delà ; le moyen âge, avant la découverte de l’Amérique, lança ses flottes sur bien des mers ; les Espagnols et les Portugais atteignirent des continens nouveaux et déployèrent aux yeux de l’Europe des horizons agrandis ; mais le mouvement des transactions, à ces diverses époques, était peu de chose, comparé à ce qu’il est devenu de nos jours : il s’expédie en une semaine, des ports américains, plus de tonnes de céréales qu’il ne s’en importait jadis en France au cours d’une année. En même temps que s’accroissait, dans une mesure incalculable, le volume des échanges, se produisait un autre phénomène, celui de leur concentration sur un petit nombre de points : les installations nécessaires à des navires à vapeur, dont plusieurs déplacent déjà 36 000 tonnes, et dont les successeurs, mis en chantier, en déplaceront 40 000, ne sauraient être multipliées. Chaque pays désormais doit avoir quelques grands ports de commerce, avec un tirant d’eau suffisant pour recevoir ces monstres qui calent 10 ou 12 mètres, qui oui plus de 200 mètres de longueur, et qui ne peuvent évoluer que dans des bassins profonds, le long de quais immenses et dans des courbes à grand rayon. Il faut, en outre, que tous les aménagemens soient préparés de façon à permettre un déchargement rapide de la cargaison, puis un embarquement non moins prompt des marchandises que le navire emporte. Il convient donc que la ville maritime soit le point d’attache d’un système de chemins de fer aussi développé que possible, qui y fasse converger, des extrémités du pays ou du continent, les objets destinés à l’exportation. Il est aisé de comprendre que de pareils centres ne sauraient être nombreux : la France a Marseille, Bordeaux, la Palice, le Havre, Dunkerque ; l’Angleterre a Londres et Liverpool ; les États-Unis ont Boston, New-York, Philadelphie, la Nouvelle-Orléans et San Francisco. Chacun de ces pays possède d’autres ports de guerre et de commerce en dehors de ceux que nous venons de nommer ; mais ils sont amenés, par la force des choses, à développer sur chaque océan un ou deux points principaux, où le commerce maritime trouve les aménagemens qui lui sont nécessaires, et où s’établissent les compagnies internationales de transports à vapeur. C’est ainsi que le nombre des grands ports est loin d’augmenter en proportion du développement général de la navigation, mais que l’accroissement de certains d’entre eux a été prodigieux au cours des dernières années. Nous nous occuperons de trois ports européens, qui jouaient déjà un rôle au moyen âge, et qui, au début du XXe siècle, comptent parmi les plus importans du monde : Anvers, Gênes, Hambourg, servent de débouché au commerce d’exportation de l’Europe centrale, à laquelle ils apportent en retour les denrées des autres parties du globe. Rappeler brièvement leur histoire, montrer les efforts grâce auxquels gouvernemens et municipalités ont réussi à maintenir ou à rétablir leur prospérité, indiquer la législation libérale qui attire à eux les navires des autres nations, ne sera pas une œuvre inutile. La France est un des pays les plus favorisés sous le rapport géographique : elle a, sur trois de ses frontières, au nord, à l’ouest, au midi, un développement de côtes considérable par rapport à sa superficie ; elle renferme une population incomparable de marins ; qu’elle cherche donc, dans l’exemple des cités que nous venons de nommer et que nous allons étudier, les inspirations nécessaires au meilleur emploi de ses ressources, au maintien, et au progrès de sa marine et de son commerce international.
Anvers, la deuxième ville de la Belgique par sa population, la première par son commerce maritime, existe depuis plus de douze siècles : mais ce n’est qu’au XVe siècle que le détroit de l’Escaut oriental fut rendu facilement navigable et assura les communications avec la mer : en même temps l’ensablement de l’estuaire de Bruges, le Zwyn, augmentait l’importance d’Anvers et diminuait celle de la cité rivale. En 1503, les Portugais, principaux trafiquans de l’Europe avec les Indes, y ouvrirent un comptoir : cet exemple fut bientôt suivi par la plupart des nations européennes : au XVIe siècle, la prospérité de la ville fut à son comble : en une marée, cent navires entraient dans le port ; plus de mille maisons étrangères y avaient des agences. Mais, à la suite des guerres espagnoles, la décadence se fit sentir ; la population, au XVIIe siècle, avait diminué de moitié ; les Hollandais, maîtres de l’embouchure de l’Escaut, en obtinrent la fermeture par le traité de Munster ; Amsterdam hérita du commerce d’Anvers, déchue pour longtemps de son rang et de sa splendeur, de n’est qu’au XIXe siècle que la métropole flamande devait les retrouver. La réouverture de la navigation de l’Escaut, la constitution du royaume de Belgique, furent des événemens décisifs à cet égard ; l’énergie de la ville, qui n’avait pas oublié les traditions communales du moyen âge, hâta la marche des événemens.
En 1853, le conseil échevinal d’Anvers décida la création, en dehors des fortifications, d’une cale sèche et d’un bassin à flot, dit du Kattendyk, long de 500 mètres et large de 140. En 1863, la Hollande, contre paiement de 17 millions de florins, renonça aux droits de péage qu’en 1839 le gouvernement belge avait pris à sa charge. C’est de cette époque que date le développement ininterrompu du port. La Chambre de commerce prit pour programme l’exécution de nouveaux travaux maritimes, le redressement, l’allongement et l’élargissement des quais de l’Escaut. A peine étaient-ils entrepris, que celle même Chambre, s’appuyant sur la progression constante du mouvement du port, sollicita, pour les installations (nouvelles, des proportions bien plus vastes que celles qui avaient d’abord été envisagées ; dans un mémoire du 3 juillet 1874, elle avait recommandé le prolongement des quais, au nord du Kattendyk, aussi loin que le besoin s’en ferait sentir ; la construction d’un bassin pour la grande navigation, d’un bassin spécial à pétrole, de bassins avec installations pour rails, fontes, minerais, etc. Elle insista pour la construction de 2 000 mètres de quai, au sud, avec une largeur de 200 mètres. De 1877 à 1881, le bassin du Kattendyk fut prolongé au nord et vit sa superficie augmenter de 4 hectares : trois cales sèches furent ajoutées aux trois qui existaient déjà. Le bassin de Batelage-nord, servant de port aux bateaux de l’intérieur arrivés par le canal de la Campine, fut ouvert en 1878, et reçoit un tonnage qui a plus que quadruplé dans les dernières trente années. Aujourd’hui la surface des bassins est de 64 hectares, celle des hangars de 13 hectares ; les quais ont une longueur de 11 kilomètres.
Grâce à ces travaux, le port d’Anvers est, en peu d’années, devenu l’un des premiers d’Europe. Alors qu’en 1860 le mouvement n’y était encore que de 500 000 tonnes, il atteignait, en 1867, 1 million ; en 1871, 1 million et demi ; en 1873, 2 millions ; en 1876, 2 millions et demi ; en 1880, 3 millions ; et, en 1897, 6 300 000 tonnes, plus de 12 fois le total des arrivages de 1860. Les arrivages de voiliers, qui dépassaient 2 000 en 1874, sont tombés à 459 en 1897 ; mais ceux des vapeurs ont passé de 1745 en 1870, à 4 647, non compris 547 bateaux venant par canaux de la Hollande. Le total des navires est donc à peu près le même depuis 25 ans, mais le tonnage en a quintuplé.
L’une des raisons de la prospérité d’Anvers est la franchise dont jouissent les neuf dixièmes des marchandises importées. En tout cas, les résultats différens, obtenus selon la législation appliquée à tel ou tel produit, sont bien de nature à encourager les Belges dans la voie libérale. Tandis que l’élévation des droits d’entrée sur le tabac, en 1873 et en 1883, a eu pour effet d’en restreindre le marché, celui de l’ivoire, du caoutchouc, du pétrole, des céréales n’a cessé de s’étendre. Les importations d’ivoire à Anvers ont passé, de 62 tonnes en 1891, à 361 tonnes en 1895 ; en Angleterre, elles tombaient, de 502 tonnes en 1891, à 339 en 1897. En 1897, Anvers importait 1 679 tonnes de caoutchouc, tandis que Rotterdam en importait 303, le Havre 2326, Londres 2 053 et Liverpool 14 627. C’est en grande partie l’État du Congo, cette fondation du roi Léopold dont la Belgique est destinée à hériter un jour, qui alimente ce trafic anversois. Les importations de pétrole ont passé de 36 000 barils en 1862 à 975 000 en 1897, celles des céréales de 5 à 30 millions d’hectolitres. Le bassin America, réservé au pétrole, peut recevoir 780 000 hectolitres d’huile, dans des locaux isolés du reste du port. Le déchargement des céréales s’opère au moyen d’installations qui permettent d’emmagasiner en dix heures 4 000 tonnes, de mettre 2 000 tonnes sur allèges et d’expédier 28 000 sacs par wagons. Dans le même temps, un navire fait passer ses grains par d’entrepôt, où ils sont nettoyés, pesés, ensachés. Au bassin de la Campine, affecté au trafic des minerais et des charbons, les wagons de charbon, pesant 25 tonnes, sont élevés à 12 mètres et basculés sur les navires. L’appareil, qui peut décharger 10 wagons à l’heure, est mû hydrauliquement, comme presque tout l’outillage des bassins, les ponts roulans et les portes d’écluses. 49 grues roulantes d’une tonne et demie ou deux tonnes, deux grues fixes de 40 tonnes, une bigue de 120 tonnes dans les bassins, 83 grues hydrauliques sur les quais de l’Escaut, des cabestans hydrauliques à câbles d’acier qui niellent les wagons en mouvement, forment un outillage excellent. La ville d’Anvers accorde, pendant un certain nombre de jours, l’usage gratuit, des hangars, des quais et des bassins.
La direction et la gestion du port sont confiées au Conseil communal, présidé par le bourgmestre et composé de 39 membres élus. Le bourgmestre et cinq échevins, nommés par le Conseil communal, constituent une commission administrative et exécutive, dont les décisions, une fois approuvées par le Conseil, sont soumises à la sanction de la députation permanente de la province ou à celle du Roi. L’échevin du commerce préside aux établissemens maritimes et à la police du port ; l’échevin des travaux publics surveille le service technique dirigé par l’ingénieur en chef de la ville, les bassins et leurs dépendances, l’outillage du port, le personnel et le matériel de l’exploitation. La police de la rade, les phares et les balises, le pilotage, l’exploitation des voies ferrées des quais, la douane, sont du ressort de l’État. Une commission consultative, composée de cinq fonctionnaires de l’État et de deux de l’administration communale, assure la bonne entente des divers services et l’expédition des affaires courantes. Le port comprend les établissemens maritimes du nord, propriété de la ville qui en perçoit les recettes ; les quais de l’Escaut et les bassins de batelage du sud, construits par l’Etat, et dont l’exploitation est faite par la ville pour son compte et celui de l’Etat.
La position géographique d’Anvers, sur un fleuve que les grands navires remontent sans alléger, au fond d’une rade protégée, est excellente ; de nombreux canaux et un réseau très étendu de chemins de fer assurent ses communications avec l’Europe centrale : vers le nord, l’Escaut maritime est réuni à la Meuse, au Rhin, et aux canaux du sud de la Hollande, par le canal maritime à grande section d’Hansweert, dont le mouillage atteint s’mètres en hautes eaux. Une seconde communication est établie par le canal de Walcheren passant par Middelborg. A l’Est, Anvers se relie à la Meuse par le canal de la Campine ; au sud, à la Sambre, au bassin de Charleroi, et au nord de la France par le Rupel, le canal de Willebroek, le canal de Charleroi. L’Escaut maritime est en communication avec les canaux de l’ouest de la Belgique par la Durme et par le canal de-Gand à Bruges. Un réseau de voies ferrées multiples relie Anvers aux réseaux allemands par les trois lignes Gladbach, Aix-la-Chapelle, Cologne ; à l’Alsace-Lorraine, la Suisse et l’Italie, par la ligne Bruxelles-Namur-Luxembourg ; aux chemins de l’est et du nord de la France par les nombreuses lignes des provinces de Luxembourg, de Namur, du Hainaut et de la Flandre occidentale ; aux chemins néerlandais par les lignes Rosendaal, Tilbourg et Eindhoven. L’ouverture du Saint-Gothard, qui a eu lieu en 1882, a exercé une grande influence sur les destinées d’Anvers, plus rapproché, grâce à ce tunnel, de Milan et de Brindisi que les autres ports de la Mer du Nord et de la Manche. Le percement du Simplon diminuera cet écart en faveur des ports français tels que Boulogne et Calais.
Le pavillon anglais représente à lui seul plus de la moitié du mouvement du port : en 1897, sur 5 106 navires entrés au cours de l’année, 2 839 étaient anglais, avec un tonnage de 3 403 000 sur un total de 6 215 000 tonnes. L’Allemagne venait ensuite avec 807 navires et 1 278 000 tonnes ; la Belgique tenait le troisième rang avec 380 navires et 190 000 tonnes ; la France ne venait qu’au huitième rang avec 94 000 tonnes, après la Hollande, la Norvège, le Danemark, la Suède. Un nombre considérable de compagnies de navigation font à Anvers un service régulier : plusieurs sociétés belges, comme la Compagnie maritime du Congo et celle qui relie Ostende à Douvres, s’y sont organisées ou sont en voie de le faire. Un vif mouvement se dessine dans le pays pour amener la création de nouvelles lignes, la construction de navires et, d’une façon générale, pour encourager le développement de la marine belge, qui n’existait pour ainsi dire pas avant les entreprises africaines du roi Léopold II.
Des trois ports que nous étudions, Anvers est cependant celui qui a le moins progressé dans les dernières années. La Chambre de commerce, préoccupée de cet état de choses, a, par une délibération fortement motivée, prise le 26 février 1901, invité le gouvernement à faire diligence, pour étendre au nord la rade et les établissemens maritimes ; elle lui a rappelé les paroles du ministre des Finances qui, dans la note préliminaire du budget extraordinaire pour 1900, déclarait « que tout à Anvers est devenu étriqué, resserré, encombré : les lieux d’accostage, la surface des quais, les hangars, les voies ferrées, les engins de manutention, en un mot l’ensemble de l’outillage et des installations du port, sont devenus insuffisans, tout en fournissant leur maximum de rendement. » Les surfaces à utiliser, les voies ferrées et les gares qui s’y rattachent ne doivent pas seulement répondre aux besoins d’un trafic régulier, calculé d’après la moyenne de l’année ; il faut tenir compte du fait que, pendant les mois d’octobre à mars, les expéditions à l’entrée et à la sortie des grands ports sont plus actives que durant l’autre moitié de l’année : au plus fort de cette période d’activité intense, des gelées peuvent suspendre les arrivages par la navigation intérieure ; à ce moment, les chemins de feront une tache écrasante, et ont besoin de vastes superficies pour dégager les trains, décharger et recharger les wagons : une gare considérable serait donc nécessaire.
Les Belges ne s’endorment pas sur un premier effort : ils se préoccupent de conserver à leur grand port le rang qu’ils ont réussi à lui assurer. Grâce à la popularité dont jouissent maintenant chez eux les entreprises lointaines, sources de tant de bénéfices pour leurs industriels, leurs négocians et leurs financiers, il est probable que les crédits ne seront pas marchandés et que nous verrons bientôt de nouveaux travaux compléter les anciens ou les remplacer dans ce qu’ils ont d’insuffisant. La prospérité de la Belgique lui commande de ne pas s’arrêter dans cette voie. Son commerce spécial, en 1899, a augmenté d’environ 10 pour 100, tant à l’exportation qu’à l’importation, sur l’année précédente ; le commerce général, de 12 pour 100 ; le transit, de près de 14 pour 100. La construction maritime est redevenue active : en la seule année 1900, trois sociétés ont été fondées dans cette intention : le chantier naval anversois de Hoboken, au capital de 2 millions ; le Vulcain belge, au capital de 4 millions de francs, créé avec le concours du Vulcain brémois ; les Grandes Chaudronneries d’Anvers, dont la division navale entreprend les constructions navales spéciales pour les colonies et fournit le matériel flottant de rivière, les remorqueurs de haute mer, les chalutiers à vapeur. La loi du 29 décembre 1899 a décrété la libre entrée des matériaux pour la construction maritime. Une loi sur l’hypothèque fluviale est en préparation. Le remorquage électrique est établi sur certains canaux. Une association mutuelle d’assurance maritime a été fondée par un certain nombre d’armateurs anversois. La Chambre de commerce prend délibérations sur délibérations pour recommander au gouvernement l’adoption de mesures destinées à encourager et à développer par tous les moyens possibles les industries navales. Il ne semble pas, en présence de tous ces efforts, qu’il y ait lieu de penser que la métropole maritime belge soit à la veille de déchoir.
Gênes, l’antique Antium, était déjà un marché pour les figures ; ses marins parcouraient la mer Tyrrhénienne ; au moyen âge, son pavillon flottait sur toutes les mers : c’est un de ses enfans, Christophe Colomb, qui découvrit le Nouveau Monde. Ses équipages sont encore en majorité à bord des navires qui sillonnent les grands fleuves de l’Amérique du Sud. Le développement de sa prospérité date de l’époque où les plaines du Piémont et de la Lombardie furent mises par des routes en communication avec le golfe : située au point de la côte le plus rapproché des campagnes de l’intérieur, Gênes commença alors à prendre toute son importance : elle triompha de Pise, sa rivale, qui pendant longtemps lui avait disputé l’hégémonie ; elle s’empara de la Corse, de Minorque, de plusieurs villes d’Espagne ; en Orient, elle devint propriétaire, par l’intermédiaire de quelques-unes de ses familles patriciennes, de Chio, de Lesbos, de Lemnos et d’autres îles ; elle acquit une influence considérable à Constantinople : jusque dans les hautes vallées du Caucase, les Génois construisirent ces tours qui étaient comme le symbole de leur autorité et dont plusieurs subsistent encore. Les guerres de la République génoise contre Venise sont historiques. Le souvenir de ses luttes contre Louis XIV n’est pas perdu, non plus que celui de la visite du doge Impériale Lescaro à Versailles. Mais c’est à notre époque qu’il était réservé de voir l’antique cité de Saint Georges reprendre son rang : l’ouverture des tunnels subalpins lui a assuré une situation privilégiée pour le commerce du nord-ouest de l’Europe. La barrière de hautes montagnes qui enferme le bassin septentrional de cette partie de la Méditerranée, s’opposait à tout développement intense du trafic : du jour où le Saint-Gothard fut percé, un horizon nouveau s’ouvrit ; le tunnel du Simplon, bientôt achevé, amènera encore d’autres élémens de trafic à Gênes, qui retrouve, au XXe siècle, l’activité qui la rendit fameuse au moyen âge.
Les travaux modernes d’agrandissement du port furent commencés en 1877, à la suite de la loi du 9 juillet 1876, qui approuvait la convention passée avec le duc de Galliera : ils comprenaient la construction du môle occidental, dit de Ferrari-Galliera, qui, parlant du môle neuf, se dirige vers le sud par un premier bras de 657 mètres et se replie ensuite vers l’est-sud-est par un second bras de 843 mètres, et celle du môle oriental, appelé James, qui part de la côte de Carignano dans la direction ouest-sud-ouest, sur une longueur de 595 mètres. Ces deux môles forment un avant-port, dont l’entrée est large d’environ 650 mètres, et la superficie couvre une centaine d’hectares. Au point le plus abrité ont été construits deux bassins de carénage, dont l’un a une longueur de 200 mètres. Un large quai part de ces bassins, se dirigeant vers le vieux môle, où sont construits des magasins, munis des meilleurs engins pour l’embarquement et le débarquement des marchandises. A l’intérieur du port existent de nombreux quais saillans, qui non seulement accroissent la surface utilisable, mais permettent aux navires de profiter des grues hydrauliques installées de tous côtés. Tous les quais sont desservis par des voies ferrées, aboutissant à une station centrale maritime, mise elle-même en communication avec celle de Sampierdarena par trois tunnels, et par deux autres avec celles de Piazza Brignole et de Piazza Principe. De nouvelles voies ont été créées pour relier la ville au port ; les anciennes ont été élargies. Comme œuvres complémentaires, nous citerons les nouveaux bâtimens de la Douane à Santa Limbania ; les magasins de la Darse, qui reçoivent les marchandises en franchise de douane et d’octroi ; les magasins de pétrole ; les Quarantaines. Deux sociétés particulières construisent un magasin pour les céréales, entre les quais saillans Parodi et Federico Guglielmo, un dock pour les vins, entre les quais Calvi et Morosini.
Des négociations sont en cours entre le gouvernement italien et la municipalité de Gênes pour instituer une administration autonome du port. Cette mesure serait du plus grand intérêt : elle permettrait de supprimer les complications bureaucratiques actuelles, qui obligent à soumettre à l’examen de plusieurs ministères la plupart des questions qui surgissent et qui devraient recevoir sur place une prompte solution.
Le mouvement maritime de Gênes, en 1900, se chiffre par un total de 13 602 bâtimens, jaugeant 9 728 000 tonneaux, dont 6, 2/3 pour 100 représentant les navires à voiles et 93 1/3 pour 100 les vapeurs. La proportion de la navigation de cabotage et d’escale est de 56 1/2 pour 100 du nombre des navires, et 18 1/2 pour 100 du tonnage. Le nombre des navires italiens est de 72 pour 100, leur tonnage de 43 pour 100 du total. L’année 1900 présente, sur sa devancière, un progrès de 632 navires et 678 000 tonneaux, très supérieur à celui de 1899 sur 1898. Le mouvement général de la navigation, entrées et sorties réunies, se répartissait comme suit, en 1900, entre les diverses nations :
Pavillons | Nombre | Tonnage |
Italien | 9 770 | 4 237 000 |
Anglais | 1 398 | 2 068 000 |
Allemand | 453 | 1 242 000 |
Français | 426 | 325 000 |
Austro-Hongrois | 390 | 375 000 |
Espagnol | 343 | 548 000 |
Grec | 274 | 260 000 |
Hollandais | 217 | 350 000 |
Norvégien | 127 | 127 000 |
Danois | 81 | 83 000 |
Russe | 36 | 48 000 |
Divers | 87 | 65 000 |
13 602 | 9 728 000 |
Le pavillon italien occupe le premier rang ; l’Espagne, qui n’est qu’au sixième rang par le nombre des navires, est au quatrième par le tonnage ; la France recule au contraire, à ce dernier point de vue, du quatrième au septième, bien qu’en 1900 elle ait gagné 79 bâtimens et 65 000 tonneaux sur l’année antérieure. Le pavillon français a retiré en Italie des avantages de la concession du cabotage, qui a été également utile à la navigation italienne chez nous ; en 1898, dans le seul port de Marseille, le mouvement de cette dernière a été de 1 037 navires, jaugeant 630 000 tonneaux, contre 821 navires, jaugeant 484 000 tonneaux, en 1897, et 808 navires, jaugeant 353 000 tonneaux, en 1896. La suppression des droits différentiels, qui ont existé de 1886 à 1896, a donc exercé une influence heureuse dans les deux pays : mais Gênes progresse, tandis que Marseille, dont il ne sera pas sans intérêt de donner ici la statistique maritime, recule. En 1900, Marseille a perdu 745 navires, 294 000 tonneaux de jauge et 97 000 tonnes de marchandises par rapport à 1899, comme il résulte du tableau suivant dressé par M. de Clercq, consul général de France à Gênes.
Année 1900 | Nombre de navires | Tonneaux de jauge nette (milliers) | Tonnes de marchandises (milliers) | Équipages |
---|---|---|---|---|
Entrées | 8 543 | 6 164 | 3 814 | 251 679 |
Sorties | 8 531 | 6 132 | 2 542 | 253 890 |
17 074 | 12 296 | 6 356 | 505 569 | |
Année 1899 | 17 819 | 12 590 | 6 453 | 515 899 |
Différence en moins en 1900 | 745 | 294 | 97 | 10 330 |
Le pavillon français, en 1900, couvre 71 pour 100 du nombre et 52 pour 100 du tonnage des navires. Marseille dépasse encore Gênes de 3 472 navires, de 2 256 000 tonneaux de jauge et de 1 152 000 tonnes de marchandises : mais l’écart entre les deux ports tend à diminuer et doit nous rendre attentifs à tout ce qui est de nature à stimuler l’activité de notre grande cité méditerranéenne. Le mouvement de la navigation s’est accru en Italie à la fois sous pavillon national et sous pavillon étranger : de 1889 à 1898, cette augmentation, de tonnage des marchandises a été du seizième pour le premier, et du huitième pour le second : l’ensemble est de 15 830 000 tonnes au lieu de 14 530 000 il y a douze ans. Le pavillon français tient le quatrième rang un Italie, parmi les pavillons étrangers, quant au nombre des navires et au tonnage des marchandises embarquées ou débarquées. En ce qui concerne les voyageurs, nous sommes au troisième rang pour les débarquemens, et au second pour les embarquemens ; presque tout le mouvement de notre pavillon est concentré dans les ports de Gênes, Livourne et Naples. Le seul commerce du charbon à Gênes a triplé depuis 1880 : il représente aujourd’hui une importation de deux millions et demi de tonnes, provenant presque exclusivement du Royaume-Uni. Les principales compagnies maritimes italiennes génoises sont : la Compagnie de Navigation générale italienne, dont les lignes parlant de Gênes sont les suivantes : Gênes-Alexandrie, avec escales à Livourne, Naples, Messine ; Gênes-Buenos-Ayres ; Gênes-Hong-Kong ; Gênes-Massaoua ; Gênes-Odessa ; Gênes-Porto-Torres ; Gênes-Tripoli ; la Compagnie la Veloce, avec les lignes de Gênes-Buenos-Ayres, Gênes-Colon, Gênes-Santos. Cette dernière compagnie a subi des pertes pendant les dernières années et vient d’être rachetée indirectement par la Navigation générale, dont le groupe a acquis la majorité des actions de la Veloce. Les principales compagnies étrangères faisant escale à Gênes sont : la Société royale hongroise Adria ; la Société belge Cockerill ; la Compagnie française Fraissinet et la Société générale des transports à vapeur ; le Norddeutsche Llogd allemand ; l’Atlantic and Eastern steam ship C° anglaise ; le Cunard anglais ; le Leyland, qui vient d’être acheté par les Américains ; la General Steam navigation Company anglaise ; la Prince Line anglaise ; Wilson sons C° anglaise ; la Koninklyke Nederlandsch Stomb Maatshappy hollandaise ; la Compagnie valencienne de navigation espagnole.
Le port de Gênes a été placé, par la loi du 6 août 1876, sous le régime de l’entrepôt franc. Les droits de navigation sont le droit d’ancrage de 35 centimes par tonneau de jauge, payé une fois mensuellement par les vapeurs faisant un service régulier ; le droit d’entrée dans les darses de l’Etat de 6 centimes par tonneau, le droit sanitaire de 45 centimes par tonne pour tous navires venant d’Amérique, des pays situés au-delà du cap Horn et du canal de Suez, des côtes occidentales d’Afrique ou des ports de l’Empire ottoman ; 25 centimes par tonne pour les voiliers et 7 centimes pour les vapeurs de toute autre provenance de l’étranger ; la patente de santé, 6 francs par navire. Les droits de pilotage, jaugeage, quayage, bassin, sont fixés par décrets royaux.
Notre étude étant avant tout économique, nous ne parlerons pas en détail du port militaire de la Spezzia, voisin de celui de Gênes, dans lequel les Italiens ont concentré leurs excellentes et magnifiques installations. L’immense rade, une des plus belles de la Méditerranée, est si profonde que les plus gros cuirassés s’amarrent à leurs coffres près du bord. Dans chacune de ses anses est logé un établissement de la marine : magasin des torpilles, réglage des torpilles, polygones, poudrières. L’arsenal est entouré d’un large canal qui l’isole de la ville, rend la surveillance facile et les vols de matières malaisés. Des chantiers de construction de la Spezzia sont sortis les principaux cuirassés italiens, dont les dimensions avaient dépassé un moment celles des navires des autres flottes ; nos voisins sont revenus aujourd’hui à une conception différente : ils réduisent le tonnage. Ainsi la Regina Margherita, actuellement sur chantier, n’est que de 13 426 tonnes ; sa cuirasse n’a que 15 centimètres d’épaisseur ; mais son artillerie est formidable ; sa vitesse, de 20 nœuds et demi ; son rayon d’action, en charge normale, de 1 000 milles supérieur à celui de nos navires, dont la vitesse n’est que de 18 nœuds. En un mot, la puissance défensive du cuirassé est sacrifiée à sa force d’offensive ; il est plus rapide, mieux armé ; il porte plus de charbon dans ses soutes, il est par conséquent capable d’affronter de plus longues traversées. Parmi les installations de la Spezzia, la cuve d’expériences est une des plus intéressantes. Au-dessus d’un canal de 150 mètres de long et de 6 mètres de large, roule un chariot mû par l’électricité. Sous ce chariot, qui porte des appareils enregistreurs, on attache le modèle en paraffine du navire que l’on étudie ; après un certain nombre de courses sur le canal, les défauts et les qualités du bâtiment ont pu être constatés mathématiquement. La France ne possède point de cuve d’expériences, alors qu’il en existe aux Etats-Unis, en Angleterre, en Allemagne.
Si Marseille est sa rivale de l’ouest, Gênes doit aussi compter avec Trieste, le grand port de l’Adriatique, où le mouvement général de la navigation a été, en 1899, de 17 751 navires jaugeant 1 354 000 tonneaux ; les deux tiers des navires, le quart du tonnage, reviennent au pavillon austro-hongrois. La valeur des marchandises importées et exportées par l’Autriche-Hongrie a été de 670 millions de francs ; par l’Italie, de 210 millions ; par la Turquie, de 155 millions ; par les Indes anglaises, de 95 millions ; par l’Allemagne, de 90 ; par l’Egypte, de 65 ; par les Etats-Unis, de 47 ; par la Russie et le Brésil, chacun de 27 ; par l’Angleterre, de 26 ; par la France, de 17 ; par la Suisse, de 13 millions de francs. Ce port laisse bien loin derrière lui Venise, où le tonnage des navires entrés et sortis n’atteint guère plus de la moitié de celui de Trieste.
L’Allemagne n’a de côtes que sur sa frontière septentrionale, qui s’étend de l’embouchure de l’Ems à l’ouest jusqu’à celle du Niémen à l’est : les points et ports extrêmes sont Emden et Memel. L’isthme du Schleswig-Holstein rompt la ligne côtière qui va de la Hollande à la Russie ; le canal Guillaume, qui unit l’Elbe à la baie de Kiel, a eu pour objet d’éviter aux navires la longue et parfois difficile navigation autour du Jutland danois. La Mer du Nord s’est ouvert à plusieurs reprises des passages dans les côtes : c’est ainsi qu’elle a formé le golfe de Dollart, à l’embouchure de l’Ems ; celui de Jade, à l’embouchure du Weser. Les principaux, ports, tels qu’ils se présentent successivement de l’ouest à l’est, sont Emden, Wilhelmshaven, Bremerhaven, Cuxhaven, Hambourg, Kiel, Travemunde, Lübeck, Wismar, Rostock, Stralsund, Swinemunde, Dantzig, Konigsberg, Memel. Le premier, est de beaucoup le plus important de tous, est Hambourg, dont la fondation est attribuée à Charlemagne. Il édifia, dit-on, en 808, une église entre l’Elbe et la rive orientale de l’Alster, y installa un évêque et construisit un fort pour la défendre contre les incursions des païens. Cette rade, assez profondément avancée dans les terres pour être à l’abri des violences de la Mer du Nord, attira sur ses bords un grand nombre de colons de la Saxe. Brûlée en 1072 par le Danois Karl Kruko, la ville fut bientôt reconstruite et tomba, au commencement du XIIe siècle, sous l’autorité des comtes d’Holstein, qui augmentèrent ses privilèges. La disparition de la plus grande partie de l’île d’Helgoland, dont il ne subsiste plus aujourd’hui qu’une sorte de grand rocher, cédé en 1890 par l’Angleterre à l’Allemagne, et la destruction de Bardevick par Henri le Lion, amenèrent à Hambourg un afflux considérable de population. Conquise en 1223 par Kanut VI, roi de Danemark, elle fut vendue par son fils Waldemar au comte d’Orlamünde. La municipalité de la ville racheta de celui-ci ses franchises ; elle conclut ensuite, en 1241, avec Lubeck le pacte connu dans l’histoire sous le nom de Hanse ; le commerce de la ville reçut une vive impulsion ; en 1325, elle battait monnaie. La Hanse ou Ligue hanséatique unissait les commerçans qui éprouvaient le besoin de se défendre contre les pirates et les bandits. Lubeck était le siège de l’union qui, à partir de 1260, y tint ses réunions et qui comprit jusqu’à 84 villes. En 1364, une véritable constitution l’organisa, appuyée par des concessions royales et princières : la Hanse exerçait la justice, avait des armées qui furent souvent victorieuses, jouissait de privilèges considérables dans certains pays étrangers. En 1428, elle envoya une flotte de 248 bâtimens contre Copenhague. Elle faisait la police de la Baltique et de la Mer du Nord. Elle vécut quatre siècles et ne disparut qu’en 1669 ; mais, depuis longtemps alors, elle avait cessé d’exercer la grande influence et de jouir du prestige qui l’entourait au moyen
Le XVe siècle fut troublé par des dissensions entre les bourgeois et le conseil, et les luttes contre le Danemark, auquel Hambourg résista en se mettant sous la protection de l’empereur Maximilien. En 1500, des Hollandais fugitifs vinrent s’installer et construisirent de nouveaux quartiers à l’ouest. Hambourg, que l’énergique attitude du Sénat préserva au cours de la guerre de Trente ans, se rallia, en 1531, à la Réforme. Des dissidens la quittèrent alors et construisirent Altona. Le commerce se releva au XVIIIe siècle, notamment pendant la guerre de Sept ans : les navires hambourgeois se lancèrent dans des expéditions de pêche, établirent des relations directes avec l’Espagne et le Portugal ; de grandes affaires de change se négocièrent par la banque fondée, dès 1619, et qui a joué un rôle considérable jusque dans les temps modernes. Très prospère au cours de la guerre de l’Indépendance américaine et dans les dernières années du XVIIIe siècle, elle souffrit ensuite des guerres napoléoniennes. Occupée par Mortier en 1806, incorporée en 1810 à l’Empire français, elle soutint, de 1813 à 1814, un long siège, sous les ordres de Davout, contre les Russes. En 1848, la révolution y renversa un moment le gouvernement, qui fut ensuite rétabli. La dernière modification politique date de l’incorporation du territoire dans celui de l’Union douanière allemande.
Hambourg, quoique située à 110 kilomètres de la mer, a toujours communiqué directement avec le reste du monde au moyen du chenal de l’Elbe, que pendant des siècles les plus forts navires alors connus remontaient aisément. Grâce à la direction oblique de ce fleuve relativement à la mer du Nord, comme le remarque Elisée Reclus, Hambourg sert de débouché à la plupart des contrées de l’Allemagne orientale qui, à vol d’oiseau, sont cependant plus rapprochées de la Baltique ; le domaine commercial de la grande ville hanséatique forme, dans le centre de l’Europe, un triangle dont la base s’étend de Cracovie à Bâle. L’antique Hammaburg était bâtie sur l’Alster, à 2 kilomètres d’un bras de l’Elbe, auquel l’Alster a ensuite été relié au moyen d’un canal. Des travaux considérables n’ont pas cessé d’approfondir le port, et de rectifier les quais. À son embouchure, l’Elbe a une profondeur suffisante pour les navires du plus grand tirant d’eau. Près de Gluckstadt, à Brunsbuttel, débouche le canal de la Baltique, creusé à 9 mètres de profondeur ; en face, à Cuxhaven, a été établi un port de marée, ayant 8 mètres d’eau à mer basse et 11 mètres à haute mer, et qui servira, entre autres, à l’expédition des grands paquebots transatlantiques. En remontant l’Elbe, les navires qui dépassent un certain tonnage doivent encore s’alléger dans la rade de Brunshausen, à 30 kilomètres de Hambourg, en attendant que le creusement de la barre de Brunshausen soit achevé. À Hambourg même, la marée moyenne n’est plus que de 1, 80, en sorte que la ville se trouve bien placée pour servir de lieu de transbordement entre l’Océan et la navigation intérieure. Le port libre occupe une étendue d’environ 1 000 hectares. Les bassins, dont les quais ont 17 kilomètres de long et dont les hangars et entrepôts couvrent une superficie de 18 hectares, sont directement reliés par voies ferrées aux gares adjacentes et possèdent un grand nombre de grues, dont la plus forte soulève 150 tonnes[1]. Les frais de port n’y dépassent guère en moyenne la moitié de ceux que les navires acquittent en France.
Il y a trois ans, au cours de nos études publiées dans la Revue sur les finances, l’industrie et le commerce allemands, nous exposions le développement merveilleux de Hambourg et nous indiquions, au moyen de quelques chiffres, son importance pour la marine allemande et le rang qu’elle occupe dans la navigation générale du monde. Ce mouvement, loin de s’arrêter, gagne chaque jour en puissance. Hambourg, il y a un demi-siècle, avait une population de 250 000 habitans et voyait 10 000 navires, d’une capacité d’un peu moins de 2 millions de tonnes, entrer dans son port et en sortir ; la valeur des marchandises importées et exportées s’élevait à 2 400 millions de francs. En 1900, la population est de 700 000 âmes, le nombre des navires a plus que doublé et leur tonnage a septuplé (22 000 navires jaugeant près de 15 millions de tonnes). Hambourg concentre les deux cinquièmes du mouvement de la navigation dans les ports de l’empire. La part de la flotte allemande qui, de 1873 à aujourd’hui, a passé de 1 100 000 à 3 900 000 tonnes, a été sans cesse croissant ; la construction annuelle des bateaux à vapeur en Allemagne se chiffre par 150 000 tonnes en 1898, au lieu de 80 000 tonnes en 1889, alors que celle des navires à voiles cessait presque entièrement. Cette statistique résume en partie l’histoire du commerce extérieur allemand maritime depuis la guerre de 1870.
Rien ne donnera une meilleure idée de l’activité de Hambourg qu’un coup d’œil jeté sur les principales compagnies de navigation à vapeur qui y ont leur point d’attache, et en premier lieu sur la Hamburg-Amerikanische-Packetfahrt Gesellschaft, qu’on désigne en général sous le nom abrégé de Hamburg-Amerika Linie. Son rapport sur l’exercice 1900 passe en revue les divers services de la société, se loue de l’activité des transactions avec les Etats-Unis, qui a valu des augmentations de recettes importantes aux lignes New-York-Hambourg, Baltimore-Hambourg, Philadelphie-Hambourg, Montréal-Hambourg et New-York-Stettin. L’émigration européenne vers l’Amérique a augmenté, mais non pas en Allemagne ; l’Exposition de Paris a provoqué un mouvement considérable de voyageurs. Les lignes d’Asie ont été sous l’influence des événemens de Chine : d’une part, les transports ordinaires ont souffert ; d’autre part, la Hamburg-Amerika a été chargée de conduire au Petchili une grande partie des troupes allemandes, de leur matériel et la presque-totalité de leurs chevaux. En face du bénéfice qu’elle a recueilli de ce chef, elle insiste sur les perles amenées ailleurs par le retrait, notamment du service de l’Atlantique, de bâtimens nécessaires à la campagne d’Extrême-Orient. Les agitations politiques incessantes des Républiques de l’Amérique centrale, du Venezuela, de la Colombie, la crise du café ont amené la Compagnie à réduire de 8 à 7 le nombre de ses lignes mexico-indo-occidentales ; au contraire le développement des affaires avec le Mexique a provoqué la création d’une communication directe par vapeurs entre Hambourg et ce pays, avec un départ tous les quinze jours. La Compagnie a favorisé la création de la Société italienne de navigation Italia, qui fait ses voyages entre Gênes et la Plata ; acheté les vapeurs de la maison A. C. de Freitas et Cie, qui desservaient l’Amérique du Sud, ainsi que ceux de la maison Gellatly Hankey et Cie faisant le service d’Anvers-la-Plata. En même temps la Hamburg-Amerika concluait un traité avec la Hamburg sudamerikanische Dampfschifffahrts Gesellschaft pour exploiter en commun les lignes sud-américaines ; et s’assurait, par un autre traité signé avec la Compagnie allemande de navigation Kosmos, une part du trafic entre Hambourg et les côtes occidentales du sud et du centre de l’Amérique. A la suite d’un voyage entrepris en Asie par M. directeur général de la Compagnie, M. Ballin, elle a institué un service régulier de vapeurs entre Canton, Hong-Kong et Shanghaï, et acquis le service postal entre Shanghaï, Kiaotchou, Chefoo et Tientsin. Elle a un établissement à Hong-Kong. Elle énumère les navires neufs entrés en service et ceux dont elle a fait l’acquisition au cours de l’exercice ; 15 vapeurs sont en chantier pour son compte. La capacité de la flotte a passé de 541 000 à 615 000 tonnes de registre brut, et l’âge moyen des navires est descendu de cinq ans à quatre ans et sept mois et demi.
Pour faire face à ces dépenses, la Hamburg-Amerika Linie a créé une seconde série d’obligations 4 1/2, dont elle n’a encore émis que 11 millions de francs ; d’une première série de 19 millions, elle a amorti plus de 3 millions. Elle expose la nécessité où elle se trouve d’agrandir ses installations au port de Kuhwärder et insiste pour que les autorités procèdent sans retard aux travaux d’approfondissement de l’Elbe : la dimension et le tirant d’eau sans cesse accrus des navires en font une nécessité. En 1902, d’ailleurs, la Compagnie pense pouvoir faire partir ses paquebots rapides du port de Cuxhaven, situé sur la mer du Nord, à l’embouchure et sur la rive gauche de l’Elbe, et qui sera relié à ce moment avec le réseau de chemins de fer, de façon à assurer un transport rapide et commode des passagers jusqu’à Cuxhaven. Les conseils de direction et de surveillance (Vorstand et Aufsichtsrath) expriment aussi l’espoir que l’administration des chemins de fer modérera ses tarifs, de façon à permettre une utilisation plus complète d’un autre port, celui d’Emden, situé à l’embouchure de l’Ems.
La Compagnie s’est préoccupée d’avoir une ligne à travers l’océan Pacifique : elle a conclu des arrangemens pour la traversée des États-Unis avec la puissante Compagnie de chemins de fer de l’Atchison-Topeka-Santafé. Cette conduite lui a été dictée en partie par l’achat que fit, au printemps de 1901, le banquier américain Morgan, de la société anglaise de navigation Leyland. Le directeur de cette société, M. Ellermann, dans une circulaire adressée à ses actionnaires afin de leur recommander d’accepter pour leurs titres le prix offert par l’acquéreur, insistait sur les difficultés de plus en plus grandes qu’il éprouvait à lutter contre frère Jonathan. La Compagnie hambourgeoise, moins timide, a cherché au contraire à s’assurer du fret d’importation et d’exportation. En même temps elle achetait les sept petits vapeurs d’une entreprise américaine de navigation, l’Atlas, qui desservait Haïti, la Jamaïque, la Colombie, Costarica et Nicaragua. Elle sait d’ailleurs que le service qu’elle va organiser entre San Francisco et Yokohama aura à compter avec une concurrence américaine, dont un simple chiffre fera comprendre la valeur : il se construit en ce moment sur les chantiers californiens des vapeurs de 22 000 tonnes de registre.
La Hamburg-Amerika Linie a réalisé en 1900 un bénéfice net de près de 30 millions de francs, sur un capital de 100 millions ; environ 20 millions ont été affectés à l’amortissement de la valeur de la flotte ainsi qu’à la dotation des fonds de réserve, d’assurance et de renouvellement du matériel.
Toutes les compagnies hambourgeoises maritimes de navigation ont d’ailleurs prospéré en 1900 ; cinq d’entre elles : la Packetfahrt, le Kosmos, l’Australische, l’Ostafrikanische, la Levantelinie, ont donné des dividendes de 2 à 3 pour 100 supérieurs à ceux de 1899 ; seule, la Südamerikanische, à cause d’une concurrence maintenant écartée, n’a pas été en progrès. Le capital des six compagnies était en 1899 de 128 millions de francs et avait donné un revenu de 11 millions, soit 8 et demi environ ; en 1900, le capital était de 153 millions et donnait un revenu de 16 millions, soit 10 1/2 pour 100 environ.
La Deutsch-Australische Dampfschiffs Gesellschaft, dont le capital est de 15 millions de francs, possède 20 vapeurs, jaugeant 86 000 tonnes de registre brut ; elle en a commandé quatre, devant être livrés en 1901, jaugeant ensemble 17 000 tonnes. Le Kosmos a un capital de 13 750 000 francs, possède 29 navires, a distribué 15 pour 100 de dividende en 1900, et étendu ses lignes ouest-américaines jusqu’à San-Francisco au Nord ; le rapport sur le dernier exercice signale le développement de l’exportation de minerais péruviens, l’activité du trafic californien et chilien. La Deutsche Ostafrika Linie (ligne allemande de l’Afrique orientale), au capital de 12 500 000 francs, a donné, pour son dixième exercice, 1900, un dividende de 12 pour 100 ; elle a accompli, au cours de cette année, 24 voyages à travers l’isthme de Suez avec ses propres navires, 4 avec des navires loués, et 5 en doublant le cap de Bonne-Espérance. L’activité du trafic avec Delagoa-Bay s’est accrue du fait de la| guerre anglo-boer ; la société a obtenu une indemnité d’un demi-million de francs que le gouvernement anglais lui a payée, en compensation de la saisie indue de navires et des entraves mises à leur libre circulation. Le traité avec le gouvernement allemand, qui subventionne la compagnie pour services postaux, a été renouvelé en juillet 1900.
La seconde en importance des compagnies de navigation allemandes est le Norddeutscher Lloyd de Brême, qui existe depuis 1857, et exploite trente lignes, dont 6 desservent l’Amérique du Nord, 4 l’Amérique du Sud, 2 l’Asie orientale, 1 l’Australie, 4 l’Europe ; 4 lignes secondaires sont en correspondance avec la grande ligne d’Extrême-Orient, 9 lignes locales font le service des côtes et des îles de l’Asie orientale ; elle possède en outre un service de navigation fluviale sur le Weser. Le tableau ci-dessous met en regard quelques chiffres caractéristiques pour les deux grandes compagnies :
Hamburg-Amerika Linie | Norddeutscher Lloyd | |
---|---|---|
Unités de navigation | 249 | 143 |
Vapeurs de haute mer | 113 | 62 |
Valeur estimée de la flotte | 140 (millions de francs) | 146 (millions de francs) |
Capital actions | 100 — | 100 — |
Fonds de réserve | 10 — | 4 — |
Tonnage de la flotte (y compris les navires en construction) | 615 000 | 500 000 tonnes |
La chambre de commerce de Hambourg publie tous les ans deux documens : l’un est un rapport, dans lequel elle résume les événemens économiques de l’année dont elle rend compte, apprécie la situation financière, commerciale et industrielle, sans négliger de mentionner l’influence que la politique ne manque pas d’exercer ; elle indique les chiffres du commerce de l’Allemagne, comparé à celui de quelques grandes nations : la statistique de l’armement maritime, de la navigation intérieure ; elle passe en revue les pays avec lesquels Hambourg est en relations, c’est-à-dire une grande partie du globe, en faisant naturellement une large place aux colonies allemandes. Elle s’occupe de la législation économique, de la législation douanière, des traités de commerce et des tarifs ; elle donne, cette année, son avis sur l’institution des chambres de commerce à l’étranger, sur celle d’une agence centrale de l’enseignemens, sur la loi des bourses, sur les lois du timbre, des boissons, sur les registres de commerce, sur les nouveaux règlemens postaux, télégraphiques, téléphoniques, de chemins de fer, sur les tarifs de transport des charbons, sur le droit maritime, sur le travail du dimanche, sur les lois d’assurances, sur les frais consulaires, les droits de quai ; en un mot, elle passe en revue les questions qui, directement ou indirectement, touchent la grande communauté hambourgeoise. Les rapports des experts (Sachverstaendigen Berichte), établis par ordre de la chambre de commerce, traitent des assurances maritimes, de la navigation, et donnent nombre de détails sur les principales marchandises qui ont alimenté dans l’année le trafic du port : dérivés de la pomme de terre, coton, vin, riz, miel, noix, saindoux, thé, cire, sucre, tabac, chanvre, fibre mexicaine, zacaton, piassava, fibres de palmes, raffia, noix de coco, charbon, cacao, beurre, blé, seigle, orge, huile d’olive, bois de teinture, fruits, poudre d’or, phosphates, bois à ouvrer, ivoire, guano de poisson, huile de térébenthine, talc, noix de palme, peaux, café, cuirs, cornes, salpêtre.
Les affaires d’assurances maritimes constituent une branche importante de l’activité d’un port : depuis 1836, elles ont subi à Hambourg l’évolution suivante. Il existait alors 19 compagnies, dont le nombre est aujourd’hui réduit à 12 ; mais le montant des capitaux assurés a passé de 412 à 5 781 millions de francs, et le total des primes encaissées chaque année, de 6 à 42 millions : la moyenne de cette prime a baissé de moitié et n’est plus que de 0,73 au lieu de 1,46 pour 100. Les bénéfices annuels n’ont fait que doubler, passant de 800 000 à 1 600 000 francs, alors que le chiffre d’affaires augmentait dans la proportion de 1 à 14. Un dépit de la concentration des affaires dans moins de mains, la concurrence a donc réussi à réduire le taux de l’assurance à un niveau très favorable au public, mais peu avantageux pour les assureurs. Le timbre des polices d’assurance a rapporté à l’État 640 000 francs, contre 440 000 il y a trente ans.
Le mouvement d’affaires de la succursale de la Banque de l’Empire à Hambourg a passé ; de 17 à 20 milliards de francs en cinq ans (1895-1899) ; celui de la succursale hambourgeoise de la Deutsche bank, calculé en additionnant un seul côté du grand livre, a passé de 5 290 à 8 437 millions de francs de 1893 à 1899. Le mouvement des effets de commerce, évalué d’après les timbres vendus par l’administration, s’est élevé depuis 1871, de I 923 à 2 990 millions de francs. Le cours des changes sur l’étranger, grâce à la solidité du système monétaire allemand, présente une stabilité remarquable ; en 3 ans, de 1897 à 1899, la côte des effets sur Londres a varié de 20 marks 30 pfenings la livre sterling au plus bas à 20 marks 53 au plus haut, c’est-à-dire que l’oscillation totale n’a guère dépassé 1 pour 100. Le mouvement des métaux précieux a été, en 1899, de 37 millions à l’importation par mer et de 45 millions à l’exportation par la même voie.
Hambourg a toujours été un grand port d’émigration : dans la période 1846-1850, environ 6 500 passagers s’y embarquaient chaque année à destination des continens étrangers, surtout de l’Amérique du Nord ; de 1850 à 1860, cette moyenne s’élève à 25 000 ; elle atteint 35 000 dans la décade suivante, 43 000 de 1871 à 1880, 90 000 de 1881 à 1890, pour retomber à 64 000 en 1899. En cette année, l’Allemagne qui, à d’autres époques, fournissait le gros du contingent d’émigrans, entrait à peine pour un sixième dans le total, qui comprenait surtout des Russes, des Autrichiens et des Hongrois. Il est aisé de voir dans ce fait le résultat de la prospérité croissante de l’empire germanique, où une population, qui s’est accrue de 40 pour 100 depuis la guerre de 1870, trouve, grâce au développement industriel, une existence améliorée, des salaires accrus, et s’expatrie en conséquence de moins en moins.
Ce développement de Hambourg s’est poursuivi en dépit des difficultés suscitées par la question ouvrière ; la grève fameuse qui éloigna pendant de longues semaines les travailleurs du port est encore présente à tous les esprits : elle dura de novembre 1896 à janvier 1897. Provoquée par la hausse des frets, encouragée par des émissaires venus d’Angleterre, elle éclata à la suite de demandes d’augmentation de salaires, formulées par certaines catégories d’ouvriers ; elle n’avait été décidée que par une minorité : aussi le travail fut-il repris, avant la fin officielle de la grève, par des ouvriers indigènes et par des étrangers accourus en grand nombre. Aujourd’hui, grâce sans doute à une prospérité soutenue, la situation semble moins tendue entre les employés et les employeurs : ceux-ci se sont organisés avec une grande énergie et opposent, aux syndicats ouvriers, des associa-lions de patrons, aux grèves, des refus d’emploi, si bien que le socialisme allemand, qui appelait jadis Hambourg la tête du parti, voit au contraire ses forces s’y affaiblir et la division s’y mettre dans ses rangs. Rien n’arrête donc en ce moment une expansion, dont les statistiques nous apportent chaque jour le témoignage : d’après le rapport de M. Cor, consul général de France, le nombre des navires immatriculés à Hambourg le 1er janvier 1901 présente, sur l’année précédente, une augmentation de 21 navires et 21 500 tonnes de registre net pour les bâtimens à voiles, de 49 navires et 110 000 tonnes de registre net pour les vapeurs ; l’ensemble de la flotte commerciale hambourgeoise est de 793 navires, dont le tonnage net approche d’un million de tonnes. En outre, 30 bateaux à vapeur, d’un tonnage brut de 166 000 tonnes, sont en construction.
Une autre preuve de l’essor de la navigation allemande se trouve dans les résultats des chantiers de construction, qui se sont multipliés dans les dernières années. Le Vulcain de Brème a distribué, pour 1900, 12 pour 100 de dividende à ses actionnaires, participé à la création, à Anvers, du Vulcain belge, dont le Vulcain brêmois doit conserver pendant plusieurs années la direction : ces résultats sont d’autant plus remarquables que la construction maritime est, chez les Allemands, une industrie toute récente, créée par eux de toutes pièces. Il y a un quart de siècle, ils commandaient encore leurs navires en Angleterre : mais ils eurent soin de stipuler la remise, avec les bâtimens, de tous les plans qui avaient servi à les établir ; ils envoyèrent leurs jeunes ingénieurs suivre les travaux ; enfin, ils ont institué à Breimerhaven, le port situé à l’embouchure du Weser, un experimental dock, semblable à la cuve d’expérience de Gênes, où se poursuivent les études des types de navires. Grâce à ces efforts combinés des constructeurs et des armateurs, le pavillon allemand joue un rôle dans toutes les mers. Le rapport présenté à la dernière assemblée des actionnaires du canal de Suez (4 juin 1901) cite, parmi les unités les plus puissantes qui aient traversé le canal en 1900, le Grand-Électeur (Grosser Kurfürst) du Nord-deutscher Lloyd, et le Batavia de la Hamburg-Amerika Linie ; le premier, avec un tonnage net de 9 303 tonnes, a 117 mètres de longueur sur 19 de largeur, et le second, avec un tonnage net de 8 395 tonnes, 153 mètres de long sur 19 de large. Ces dimensions sont d’ailleurs bien inférieures à celles des grands paquebots transatlantiques : le Kaiser Wilhelm der Grosse (Empereur Guillaume-le-Grand), par exemple, a un tonnage brut de 14349 tonneaux et développe 28 000 chevaux-vapeur.
Les autres ports allemands nous offriraient, si nous ne devions nous borner aujourd’hui à l’étude du premier d’entre eux, le spectacle d’une notable activité. Kiel, le grand port militaire, situé au fond d’un fiord de la Baltique, près d’Holtenau, où débouche le canal qui relie la mer du Nord à celle que les Allemands appellent la mer de l’Est (Ostsee), siège d’une des deux préfectures mari limes de l’Empire, est remarquable par son organisation, adaptée ; d’emblée à toutes les nécessités des flottes modernes, tandis que nous avons dû au contraire, dans plusieurs de nos ports, transformer, au prix de sacrifices considérables, des installations excellentes jadis pour les voiliers, sans réussir à les rendre parfaites pour les cuirassés. Les Allemands s’occupent d’ailleurs déjà d’agrandir leurs arsenaux : à Wilbelmshafen, port de guerre situé à l’Ouest de l’embouchure du Weser, sur la mer du Nord, ils ont créé deux entrées nouvelles, dont l’une sera affectée aux navires de commerce affrétés ou venant apporter du matériel ; à Danzig, ils creusent, pour les gardes-côtes, les canonnières cuirassées et les torpilleurs de la défense, un bassin profond dans l’île de Holm ; à Kiel, ils étendent l’arsenal au Sud et au Nord, en partie au moyen de terrains cédés par les chantiers de la Germania, qui appartiennent à Krupp ; les torpilleurs armés seront, à la baie de Wyk, près de l’entrée du canal Guillaume. Danzig, à l’embouchure de la Vistule, possède un chantier remarquable de construction et de réparation des cuirassés. A Elbing, près de Danzig, se trouve la célèbre usine de construction de torpilleurs, créée par Shichau, et qui fournit des bâtimens non seulement à l’Allemagne, mais à la Russie, à l’Italie, à l’Autriche, à la Suède, au Brésil, au Japon, à la Chine. Stettin, à l’embouchure de l’Oder, a repris une activité qu’elle ne connaissait plus depuis des siècles : sa population a passé, en trente ans, de 80 000 à 250 000 habitans. Un port franc, qu’un canal mettra en communication avec Berlin, y est en construction : une centaine de navires y accostent déjà ; au bord de l’eau se dressent des grues de 100 et 150 tonnes.
Aussi le commerce maritime de l’Allemagne représente-t-il 70 pour 100 de son commerce extérieur. En quatre ans, les relations de ses ports avec l’Amérique ont doublé. La valeur de la flotte commerciale allemande était estimée à 360 millions de francs en 1897 et à 625 millions en 1900. Le nombre des chantiers maritimes était de 7 avec 2 800 ouvriers en 1870, de 39 avec 38 000 ouvriers en 1900. La part de l’Allemagne dans les constructions navales du monde s’est élevée, de 1890 à 1899, de 6 à 12 pour 100, tandis que celle de l’Angleterre est descendue dans la même période de 81 à 75 pour 100 : cette dernière a donc perdu exactement ce que sa jeune et ardente rivale a gagné.
Après avoir constaté le développement des ports maritimes, il n’est pas sans intérêt de rappeler que la navigation intérieure de l’Allemagne a pris, elle aussi, une importance considérable dans les dernières années : l’amélioration du régime des fleuves. Et la construction de canaux a favorisé ce mouvement, qui a passé de 3 milliards de tonnes kilométriques en 1875 à 7 milliards et demi en 1895. Les conditions de vitesse, de sécurité, de bon marché des transports fluviaux n’ont cessé de s’améliorer. Le mouvement sur l’Oder était en 1895 de 643 millions, sur l’Elbe de I 952, sur le Rhin de 3 030 millions de tonnes kilométriques. Ces chiures sont aujourd’hui de beaucoup dépassés et atteignent. 10 milliards de tonnes, plus du tiers du mouvement des chemins de fer allemands. Au 31 décembre 1897, la statistique indiquait 1 953 bateaux à vapeur et 20 611 voiliers ou navires remorqués jaugeant environ 3 400 000 tonnes, comme effectif de la flotte" servant, à la navigation intérieure. Un projet de loi présenté en 1901 au Landtag prussien, demandait des crédits pour environ un demi-milliard de francs, à appliquer au grand canal central du Rhin à l’Elbe, à la voie navigable reliant la Silésie au canal Oder-Sprée, à l’amélioration du cours inférieur de l’Oder et de la Havel, à la régularisation des cours de la Warthe et à l’achèvement des travaux de la Sprée. Les agrariens s’opposent encore de toutes leurs forces au premier de ces ouvrages, dans lequel ils voient une menace pour les prix des céréales : mais il est vraisemblable que le gouvernement finira par avoir raison de leur obstruction.
Tout concourt à servir en Allemagne le commerce intérieur et extérieur, qui forment l’un et l’autre l’aliment de sa marine et de ses ports. L’impulsion énergique que l’empereur a donnée aux entreprises maritimes, son mot célèbre : « Notre avenir est sur l’eau, » le soin jaloux avec lequel il s’occupe de ce qui concerne la flotte, sont autant d’élémens de succès : mais le principal est l’action qu’exerce au dehors la diplomatie : elle ne néglige aucune occasion d’assurer des commandes à ses nationaux par l’action combinée des banquiers, des industriels et des négocians, qui marchent dans une étroite union à la conquête des marchés étrangers et procurent, par un chiffre sans cesse étendu de transactions, un aliment incessant à l’activité des ports et de la flotte marchande. Les exemples de cette intervention sont innombrables : on en cite tous les jours les effets, bien connus des chancelleries et des concurrens appartenant à d’autres nationalités, qui regrettent de se voir moins énergiquement soutenus par leurs ambassadeurs et leurs chefs d’Etat.
La conclusion de notre étude se dégage : les ports se développent en raison du commerce extérieur de chaque nation : mais celui-ci, à son tour, a besoin d’instrumens de plus en plus perfectionnés et puissans, c’est-à-dire de navires d’un tonnage de plus en plus considérable ; les bâtimens ne peuvent aller que là où des installations complètes leur fournissent, au point de vue matériel, toutes les facilités d’entrée, de sortie, de chargement, de déchargement, de radoub, dont ils ont besoin ; d’autre part, ils fréquenteront de préférence les ports dont les règlemens sont le plus libéraux, où les frais sont le moins élevés, et surtout ceux qui sont, reliés par les systèmes les plus perfectionnés de chemins de fer et de canaux à tous les points du continent auxquels doivent être expédiées les marchandises importées par voie maritime, et qui fournissent à leur tour les objets d’exportation.
Dès lors le programme est aisé à concevoir, s’il est moins simple à exécuter. La construction maritime ne semble pas connaître de bornes aux dimensions qu’elle donne aux navires : la Compagnie anglaise White Star Line vient de lancer à Belfast un paquebot, le Celtic, qui est le plus grand de ceux qui sillonnent aujourd’hui les mers : il a 212 mètres de long, 23 mètres de large, un tirant d’eau de II mètres et un déplacement de 36 000 tonneaux ; mais ce qui le distingue d’autres paquebots à peu près semblables comme dimensions, du Deutschland par exemple, qui a 208 mètres de long, 20 de large, 8 mètres de tirant d’eau et 23 000 tonneaux de déplacement, c’est que ses machines ne développent que 14 000 chevaux de force, lui donnent une vitesse d’environ 16 nœuds, tandis que celles du Deutschland peuvent développer 36 000 chevaux et filer 23 nœuds, soit près de 43 kilomètres à l’heure. Les constructeurs du Celtic ont renoncé, de propos délibéré, à ces vitesses excessives, qui exigent à la fois des quantités de charbon énormes, une place immense réservée à l’emmagasinage de la houille et un personnel extraordinairement nombreux. Alors que l’équipage et le personnel de service du Deutschland comprennent 543 personnes, que les cabines ne peuvent contenir que 1 050 passagers, les cales 600 tonnes de marchandises et que les soutes au contraire reçoivent 4 500 tonnes de charbon, l’équipage du Celtic n’est que de 335 hommes ; il peut embarquer 2 857 passagers, c’est-à-dire presque le triple du Deutschland.
La question de vitesse est d’ailleurs étrangère à celle qui nous occupe : c’est la dimension des bâtimens qui doit déterminer la nature et l’importance des travaux à faire, dans les ports, pour les mettre à même de recevoir les navires du plus grand modèle. Le gouvernement français, justement préoccupé de ce problème qui prend chaque jour un caractère plus grave, a soumis à la Chambre des députés, le 1er mars 1901, un projet de loi portant ouverture de crédits pour 611 millions de francs, destinés à l’amélioration de la navigation intérieure et maritime. Mais, ici encore, nous nous demanderons si nous ne retombons pas, au moins partiellement, dans l’erreur déjà commise lors de l’adoption du plan Freycinet, et si, au lieu de concentrer sur deux ou trois villes notre effort financier et industriel, nous n’avons pas tort d’en affaiblir l’effet en le dispersant sur un grand nombre de points. Le projet comporte, indépendamment des travaux en cours d’exécution, 113 millions de dépenses à Dunkerque, Dieppe, le Havre, Rouen, Saint-Nazaire, Nantes, Bordeaux, Bayonne, Cette et Marseille ; 34 millions sont prévus pour créer, dans ce dernier port, un nouveau bassina la Madrague, à côté du bassin de la Pinède en construction ; 26 millions sont affectés à Dunkerque pour agrandir les bassins Freycinet ; 27 millions à Rouen et au Havre ; 13 à Nantes ; 6 à Dieppe. Telle serait la part des ports de mer.
Nous ne discuterons pas le côté technique des projets ; nous ne mentionnerons pas les inquiétudes que soulève en particulier celui du Havre, qui ouvre de nouveaux bassins directement en face des redoutables vents d’Ouest ; mais nous montrerons une autre face du problème, celle de la matière première, s’il est permis de s’exprimer ainsi, de l’industrie maritime. La nature de notre commerce, qui exporte des objets fabriqués de beaucoup de valeur sous un faible volume et qui importe au contraire des matières premières pondéreuses, fait qui nos navires manquent de fret à la sortie. Or, c’est un axiome connu que la nécessité pour les armateurs de ne pas faire faire à vide un voyage sur deux à leurs bâtimens. De là naît celle situation factieuse de la France, qui voit les trois quarts de son commerce extérieur s’opérer par des navires étrangers, et qui paie ainsi un tribut de 300 millions par an aux armateurs anglais, allemands, norvégiens et autres. Ce mal s’est aggravé rapidement au cours des dernières années : en 1890, le Havre envoyait encore au Brésil, sur navires français, 80 000 mètres cubes de marchandises ; cette quantité était tombée à 45 000 en 1895 ; elle a été de 16 000 en 1900 ; la valeur de cette exportation est tombée en dix ans de 80 à 28 millions de francs par an. Les navires allemands, déjà en partie chargés à leur point de départ, profitent de notre loi de 1899 sur les droits de quai, qui favorise le pavillon étranger aux dépens du nôtre, pour venir, au Havre ou à Cherbourg, chercher un complément de marchandises et de voyageurs ; il n’est dès lors pas surprenant que la part prise par notre propre flotte dans le mouvement de nos ports aille en diminuant chaque année, et que nous ayons peine à suffire avec elle à nos transports militaires, comme lorsqu’il s’est agi par exemple l’an dernier d’envoyer notre corps expéditionnaire en Chine. Il ne faut pas oublier en effet que la marine de guerre n’est point outillée pour embarquer des troupes, qu’elle n’a pas en quelque sorte de train des équipages ; elle doit, pour ce service, recourir aux bâtimens de commerce qui représentent, en ce cas, un élément indispensable de notre force au dehors.
Ces diverses considérations ont inspiré le projet de loi déposé le 14 novembre 1899 et qui accorde des subventions à tous les vaisseaux naviguant, sous pavillon français. Ces subventions consisteraient en primes de navigation accordées aux navires construits au France, et en « compensations d’armement » attribuées aux navires de construction étrangère, naviguant sous pavillon français. Ce projet est combattu par les constructeurs, qui demandent que l’aide de l’Etat soit réservée aux bâti mens sortis des chantiers nationaux ; les armateurs répondent que ces chantiers ne peuvent suffire à leurs commandes et qu’il est urgent de leur donner le moyen de renforcer leurs effectifs ; ils voudraient même que le traitement fût égal pour tous les navires, français ou francisés, de façon à pouvoir rapidement acquérir au dehors les vapeurs dont ils ont besoin. Quoi qu’il en soit, il est certain que le régime, institué pour dix ans par la loi du 31 janvier 1893 et qui accordait des primes extravagantes aux voiliers, devra être modifié : il a amené ce résultat invraisemblable que la France a marché en sens inverse des autres grandes nations maritimes, qui augmentent sans cesse leur flotte à vapeur et diminuent le nombre des voiliers. Chez nous, il a été construit, contre 15 ou 20 vapeurs environ 200 grands voiliers, la prime annuelle que nous leur payons n’est pas éloignée du chiffre de 15 millions de francs. Et encore cette loi désastreuse n’a-t-elle même pas atteint son but ; elle est loin d’avoir uniformément enrichi ceux en vue de qui elle était faite : la demande énorme de bâtimens de ce genre, qui s’est soudainement produite, a forcé les armateurs à accepter sans discussion, pour ainsi dire, les modèles que leur imposaient les constructeurs ; le personnel de capitaines et d’équipages n’a pu être constitué du jour au lendemain ; il y a eu des mécomptes considérables, des avaries, des pertes totales ou partielles, qui ont entraîné une hausse des primes d’assurance et réduit singulièrement les bénéfices de l’armement de ces voiliers.
Notre législation est donc à refaire ; elle est à refaire au point de vue des primes, à refaire au point de vue des droits de quai ; elle est à refaire au point de vue international, par un retour à des idées moins étroites que celles qui ont inspiré notre régime douanier aujourd’hui en vigueur. Après avoir étudié les ports étrangers, il ne faut pas nous borner à considérer le côté matériel de leur organisation et croire que, même en construisant des bassins, des quais, des chantiers, des navires comme ceux que nous admirons en Allemagne, nous procurerons aussitôt et par cela seul à notre pays une activité semblable à celle dont nos voisins nous donnent le spectacle. Il convient de nous pénétrer de l’idée que les ports ne sont qu’un lieu de passage pour les marchandises et les voyageurs ; qu’ils doivent donc avoir, derrière eux, une région industrieuse et commerçante, qui leur envoie de la matière transportable, et, de l’autre côté des mers, des nations riches et puissantes, disposées à échanger leurs produits naturels ou fabriqués contre ceux du pays dont les flottes abordent chez elles. C’est tout le régime économique, tout le régime fiscal, dont l’influence est si grande sur l’organisation industrielle d’un peuple moderne, qui doivent être considérés. La marine marchande n’est pas une cause ; elle est un effet : elle naît en quelque sorte de la prospérité économique d’un pays ; elle en suit le développement ; elle souffre de ses éclipses ; elle doit revivre et grandir, si les habitans et le gouvernement, responsable de la chose publique, savent apporter aux maux constatés les remèdes énergiques qui, seuls, pourront nous maintenir au rang qui doit être le nôtre, et mettre Marseille, Bordeaux, le Havre, en état de lutter avec Anvers, Gênes et Hambourg.
RAPHAËL-GEORGES LEVY.
- ↑ Rapport du consul de France.