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À se tordre/Aphasie

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À se tordrePaul Ollendorff (p. 221-227).

APHASIE


Celle-là, par exemple, dépassait tout ce que le capitaine Lemballeur avait vu de plus raide, et, mille pétards de Dieu ! il en avait vu de raides, le capitaine Lemballeur, dans toutes ses campagnes, en Crimée, au Mexique et partout, et partout, mille pétards de Dieu !

Le médecin, un jeune major frais émoulu du Val-de-Grâce, ne se démontait pas.

— Mais enfin, docteur, tonitruait le capitaine, vous ne me ferez croire que ce pétard de Dieu de clairon ne s’est pas f… de moi dans les grandes largeurs !

— Je ne le crois pas pour ma part, capitaine, car j’ai vu dans les hôpitaux des cas d’aphasie encore plus curieux que celui-là.

— Aphasie… aphasie ! je t’en f… moi, de l’aphasie… avec huit jours de boîte !

— Ma conscience de médecin m’interdit de laisser violenter cet homme, que je considère provisoirement comme un malade, et même un malade très intéressant. Je l’envoie aujourd’hui en observation à l’hôpital.

L’excellent capitaine Lemballeur s’inclina devant l’homme de science ; mais, c’est égal, mille pétards de Dieu ! elle était raide celle-là !


Pendant ce colloque, il y avait, dans une des chambres de la 3e du 4, deux hommes qui ne s’étaient jamais tant amusés.

Quand je dis deux hommes, je devrais dire un homme et un clairon.

L’homme était un soldat de deuxième classe, de fort élégante tournure, répondant au nom de Guy de La Hurlotte.

À la suite de quelques frasques dépassant les dimensions ordinaires des frasques admises, le vieux comte de la Hurlotte avait invité son fils à contracter un engagement de cinq ans dans l’infanterie française, et voilà comment le jeune Guy se trouvait l’honneur et la joie du 145e de ligne à L…

Le clairon qui partageait en ce moment la bonne humeur du vicomte n’était autre que son brosseur et fidèle ami, le nommé Jumet.

Et ils avaient de quoi rire doublement, les drilles !

D’abord, parce que l’aventure de la veille était en elle-même tout à fait drôle, et ensuite parce que, pouvant tourner très mal, elle avait un dénouement qu’ils n’auraient pas osé rêver.


La veille, un dimanche, Guy se trouvait consigné, ce qui lui arrivait plus souvent qu’à son tour.

Il faisait un temps superbe. Sur le coup de quatre heures, Guy n’y put résister ; il se mit en tenue et sortit de la caserne.

Justement, c’était le clairon Jumet, le dévoué Jumet, qui était de garde.

— Dis donc, Jumet, fit Guy, je suis consigné, mais je sors tout de même.

— Prends bien garde de te faire piger, mon vieux vicomte.

— Pas de danger, je vais dîner chez une femme adultère.

— Amuse-toi bien.

— Si l’adjudant fait sonner aux consignés, tu ne sonneras pas, hein ?

— Diable ! ça n’est pas commode, ça.

— Tu sonneras autre chose, voilà tout.

Et Jumet, qui, à l’instar de son ami Guy, n’avait jamais douté de rien, répondit simplement :

— Entendu, vicomte ; rapporte-moi un bon cigare.

— Je t’en rapporterai deux, mais je n’aime pas qu’on me mette le marché en main.

Et sur un cordial shake-hand, l’homme et le clairon se séparèrent.

Malheureusement pour l’homme, il n’avait pas fait cent mètres hors de la caserne, qu’il rencontra le terrible capitaine Lemballeur, celui-là même qui l’avait consigné.

Avec une admirable prestesse, Guy s’introduisit dans la première boutique qui lui tomba sous la main, mais pas assez vite pour que le capitaine ne l’eût reconnu.

Ravi de prendre La Hurlotte en défaut, le capitaine Lemballeur gagna la caserne à grands pas.

— Clairon, cria-t-il, sonnez aux consignés, mille pétards de Dieu ! et pas gymnastique !

Pauvre Jumet, en voilà une tuile !

Il essaya de parlementer.

— Mon capitaine, l’adjudant vient d’y faire rappeler.

— Je m’en fous ! Rappelez-les encore, mille pétards de Dieu !

Lentement, tristement, penaudement, Jumet saisit son instrument et gagna le milieu de la cour.

Tarata… ta ! Tarata… ta ! Tarata… ta !

— Mais, espèce de brute ! s’écria Lemballeur, je vous dis de sonner aux consignés, mille pétards de Dieu ! et vous sonnez aux caporaux.

— Ah ! pardon, capitaine, je vous demande bien pardon. Tarata… tatata ! Tarata… tatata !

— Voilà qu’il sonne aux sergents, maintenant ! Mais il est saoul comme un cochon, ce pétard de Dieu-là !

Jumet s’excusa encore, et sonna successivement la soupe, la distribution, les malades, les lettres, le rapport, etc., mais pas du tout les consignés.

Toute la caserne était sens dessus dessous.

Le capitaine Lemballeur consistait en une explosion de pétards de Dieu !

Il empoigna Jumet au collet :

— Mille pétards de Dieu ! voulez-vous sonner aux consignés, oui ou non ?

Jumet se dégagea doucement, et sur un ton à la fois ferme et désolé :

— Je regrette beaucoup, mon capitaine, dit-il, mais JE NE ME RAPPELLE PLUS L’AIR.

Et il rentra au poste, très simplement.

Les menaces les plus terribles, la lecture du code militaire, rien n’y fit.

— Quand vous me fusilleriez, répondait-il avec la plus grande mansuétude, qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Je ne me rappelle plus l’air.


Le lendemain matin sur les conseils de Guy de La Hurlotte, Jumet se fit porter malade, et raconta son cas au docteur.

— C’est très curieux ce qui m’a pris hier. Le capitaine Lemballeur m’a commandé de sonner aux consignés, et je n’ai jamais été foutu de me rappeler l’air. Je dois avoir quelque chose de cassé dans la tête.

Le médecin l’interrogea sur ses antécédents, sa famille.

— J’ai une sœur qui est un peu maboul, répondit Jumet, et un oncle complètement loufoc.

— Parfaitement, c’est un cas très curieux d’aphasie.

Jumet fut soumis à la visite de tous les gros bonnets de la médecine militaire, qui furent unanimes à reconnaître l’aphasie, avec un commencement de paralysie.

Et le clairon Jumet fut réformé à la première inspection générale.

Guy de La Hurlotte perdit à cette aventure la crème des brosseurs et la perle des amis, mais la société civile y gagna, raram avem, un citoyen qui n’a qu’une parole.