Aphorismes (Hippocrate)/Section 2

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Traduction par Charles Victor Daremberg.
Charpentier, éditeur (p. 344-348).
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DEUXIÈME SECTION.

La maladie dans laquelle le sommeil cause quelque dommage (16) est mortelle; mais si le sommeil procure de l'amélioration, elle n'est pas mortelle.

Quand le sommeil apaise le délire, c'est bon (17).

Le sommeil et l'insomnie prolongés l'un et l'autre outre mesure, c'est mauvais.

Ni la satiété, ni la faim, ni quelque autre chose que ce soit ne sont bonnes, si elles dépassent les limites naturelles.

Les lassitudes (18) spontanées présagent les maladies.

Chez ceux qui ont quelque partie du corps attaquée d'une maladie douloureuse, et qui le plus habituellement ne ressentent pas leurs douleurs, l'esprit est malade (19).

Il faut réparer lentement les corps qui ont mis longtemps à dépérir, et vite ceux qui ont dépéri en peu de temps.

Au sortir d'une maladie, avoir de l'appétit et le satisfaire sans prendre de forces, est une preuve qu'on use de trop de nourriture; mais si la même chose arrive quand on mangé salis appétit, il faut savoir qu'une évacuation est nécessaire (20).

Quand on veut purger les corps, il faut rendre les voies faciles et les humeurs coulantes (21).

Plus vous nourrirez un corps rempli d'impuretés, plus vous lui nuirez.

Il est plus facile de réparer [les forces] avec des boissons [alimentaires] qu'avec des aliments solides.

Dans les maladies, ce qui reste [des humeurs nuisibles] est une source habituelle de récidive (22).

Quand la crise arrive, la nuit qui précède le paroxysme est laborieuse; celle qui suit est ordinairement plus calme (23).

Dans les flux de ventre, les changements dans les excréments sont avantageux, à moins qu'ils ne se fassent en mal.

Quand le pharynx est malade et quand des abcès apparaissent sur le corps, il faut examiner les excrétions, car si elles sont bilieuses, le corps participe à la maladie [et il ne faut pas donner d'aliments]. Si elles ressemblent à celles des gens en santé [le corps n'est pas malade et] on peut nourrir le corps en sûreté (24).

Quand il y a privation d'aliments (25), il ne faut pas fatiguer.

Quand on a ingéré plus d'aliments qu'il ne convient naturellement, cela cause une maladie; la guérison le prouve.

Le résidu des aliments qui sont promptement et complètement assimilés, est promptement éliminé (26).

Dans les maladies aiguës, les pronostics de guérison ou de mort ne sont pas toujours (27) infaillibles.

Ceux qui ont les cavités humides quand ils sont jeunes, les ont sèches quand ils vieillissent. Ceux, au contraire, dont les cavités sont sèches quand ils sont jeunes, les ont humides quand ils vieillissent (28).

Le vin pur apaise la faim [canine] (29).

Toute maladie qui vient de réplétion, la déplétion la guérit; toute maladie qui vient de déplétion, la réplétion la guérit; et pour les autres, leurs contraires.

Les maladies aiguës se jugent en quatorze jours.

Le quatrième jour est indicateur des sept ; le huitième est le commencement d'un second septénaire; le onzième est théorète, car il est le quatrième du second septénaire; le dix-septième est également théorète, car il est le quatrième après le quatorzième, et le septième après le onzième (30).

Les fièvres quartes d'été sont ordinairement de peu de durée; celles d'automne sont longues, surtout celles qui se déclarent aux approches de l'hiver.

Il vaut mieux que la fièvre vienne à la suite d'un spasme que le spasme à la suite de la fièvre.

Il ne faut pas se fier aux améliorations qui ne sont pas rationnelles, et ne pas non plus trop redouter les accidents fâcheux qui arrivent contre l'ordre naturel ; car le plus souvent [ces phénomènes] ne sont pas stables [et n'ont pas coutume ni de persister, ni de durer longtemps]. (31).

Dans les fièvres qui ne sont pas tout à fait superficielles (légères), il est fâcheux que le corps reste dans son état ordinaire et ne perde rien, ou qu'il maigrisse plus qu'il n'est dans l'ordre naturel. Le premier cas présage la longueur de la maladie, le second indique de l'asthénie.

Quand les maladies débutent, si on juge à propos de mettre quelque chose en mouvement, qu'on le fasse; mais quand elles sont à leur apogée, il vaut mieux laisser en repos.

[Car] au commencement et à la fin [des maladies], tout est plus faible; mais à leur apogée tout est plus fort (32).

Au sortir d'une maladie, bien manger sans que le corps profite, c'est fâcheux.

Ceux qui, entrant dans une convalescence incomplète, commencent par manger avec appétit sans profiter, finissent le plus souvent par perdre l'appétit. Mais ceux qui ont d'abord un défaut très prononcé d'appétit et le recouvrent ensuite, se tirent mieux d'affaire (33).

Dans toute maladie, conserver l'intelligence saine et prendre volontiers les aliments qui sont offerts, c'est bon; le contraire est mauvais.

Dans les maladies, il y a moins de danger pour ceux dont la maladie est surtout conforme à leur nature, à leur âge, à leur constitution, et à la saison, que pour ceux dont la maladie n'est pas en rapport avec quelqu'une de ces choses (34).

Dans toutes les maladies, il est avantageux que [les parois de] la région ombilicale et du bas-ventre conservent de l'épaisseur. Il est fâcheux qu'elles soient affaissées et émaciées; ce dernier cas n'est pas favorable pour purger par en bas.

Ceux qui ont le corps sain et qui prennent des médicaments purgatifs, perdent bientôt leurs forces. Il en est de même de ceux qui [se purgent lorsqu'ils] usent d'une mauvaise nourriture (35).

Il est mauvais de donner des médicaments purgatifs à ceux qui se portent bien (36).

La boisson et la nourriture un peu inférieures en qualité, mais plus agréables, doivent être préférées à celles de meilleure qualité, mais qui sont moins agréables.

Les vieillards sont en général moins sujets aux maladies que les jeunes gens; mais les maladies chroniques qui leur surviennent ne finissent le plus souvent qu'avec eux.

Les enrouements (bronchites) et les coryzas n'arrivent pas à coction chez les personnes très âgées.

Ceux qui éprouvent de fréquentes et complètes défaillances, sans cause apparente, meurent subitement.

Résoudre une apoplexie, quand elle est forte, est impossible; quand elle est faible, ce n'est pas facile.

Les pendus détachés de la potence, quand ils ne sont pas encore morts, ne reviennent pas à la vie s'ils ont de l'écume à la bouche (37).

Ceux qui sont naturellement très gros sont plus exposés à mourir subitement que ceux qui sont maigres.

Les changements, surtout ceux d'âge, de lieux, d'habitudes de vie, opèrent la guérison des épileptiques quand ils sont jeunes.

Deux souffrances survenant en même temps, mais sur des points différents, la plus forte fait taire la plus faible (38).

Au moment où le pus va se former, la douleur et la fièvre sont plus intenses qu'après sa formation.

Dans tout mouvement du corps, quand on commence à se fatiguer, se reposer soulage immédiatement.

Ceux qui sont accoutumés à supporter des travaux qui leur sont familiers, les supportent plus facilement, quoique faibles ou vieux, que ceux qui n'y sont pas habitués, quoique forts et jeunes.

Les habitudes de longue date, quoique mauvaises, sont ordinairement moins nuisibles que les choses inaccoutumées ; il faut donc changer quelquefois [ses habitudes] en des choses inaccoutumées (39).

Évacuer ou remplir, échauffer ou refroidir beaucoup et subitement, ou mettre le corps en mouvement de quelque autre manière que ce soit, est dangereux; car tout ce qui est excessif est contraire à la nature ; mais ce qui se fait peu à peu n'offre aucun danger [dans les choses accoutumées], et surtout quand on change une chose en une autre.

Quand on agit d'une manière rationnelle et que les résultats ne sont pas ce qu'on avait droit d'attendre, il ne faut pas passer à autre chose, si le motif (l'indication) qui faisait agir dans le commencement subsiste.

Ceux qui ont les cavités humides quand ils sont jeunes se rétablissent plus facilement d'une maladie que ceux qui les ont sèches ; mais dans la vieillesse ils se rétablissent plus difficilement, car le plus souvent leur ventre se sèche en vieillissant.

Une taille élevée et noble n'est pas disgracieuse dans la jeunesse, mais dans la vieillesse, elle est incommode et plus désavantageuse qu'une petite (40).

(16) Aph. 1er. - 16. Ὕπνος πόνον ποιέει. Galien (p. 451), Étienne, Damascius et Théophile (p. 294 à 290) expliquent ici πόνος; par βλάβη; Étienne et Théophile disent que πόνος signifie tantôt exercice, fatigue (γυμνάσια), tantôt douleur (ὀδύνη), tantôt symptôme.

(17) Aph. 2. - 17. Galien (p. 450) et Théophile (p. 296) croient que le délire n'est pris ici que comme un exemple particulier, mais que cette sentence s'applique à toute espèce de symptôme; Galien rattache cet aphorisme â la fin du 1er.

(18) Aph. 5. - 18. Κόπος; n'est pas la fatigue ordinaire, mais une diathèse de l'organisme; et comme cette diathèse survient sans mouvement, Hippocrate lui donne l'épithète d'αὐτόματος. Cf. sur les diverses espèces de κόποι, Galien (de Sanilate luenda, III, 5 et suiv., t. VI, p. 189 et suiv.) et Théophile (p. 293 ).

(19) Aph. 6. - 19. Galien (p. 400), Théophile (p. 299), disent qu'Hippocrate appelle ici douleurs, des maladies douloureuses, telles que l'érysipèle, les fractures, etc. Suivant Galien, γνώμη (esprit) est pris ici pour διάνοια (intelligence).; mais Théophile va plus loin, et il dit : « Dans ce cas le cerveau est nécessairement malade.  » Il n'est pas rare, dit M. Lallemand (p. 22) de voir dans le délire traumatique les malades agiter leurs membres fracturés, marcher sur leur moignon, sans témoigner la moindre douleur. On sait aussi que dans le cas de lésion grave de l'encéphale il survient des maladies aiguës dont le malade n'a pas conscience.

(20) Aph. 8. - 20. J'ai suivi pour cet aphorisme l'interprétation de Galien (p. 462), de Théoph. (p. 300), de Damase. (p. 301).

(21) Aph. 9. - 21. Εὔροα ποιέειν, c'est-à-dire atténuer les humeurs et relâcher les conduits par oit les purgatifs font sortir les matières; Galien (p. 405), Théophile (p. 301 et 302).

(22) Aph. 12. - 22. Le texte vulg. porte : ὑποστροφὰς ποιέειν εἱωθεν, leçon donnée aussi par Théophile et par le manuscrit 1884; Dietz et Galien ont : ὑποστροφώδεα, qui a la même signification. Galien (p. 459), Damascius et Théophile (p. 303) disent que ces reliquats en se putréfiant rallument la fièvre.

(23) Aph. 13. - 23. Au dire de Galien (p. 450 ), cette dernière phrase manque dans plusieurs exemplaires. - Elle est commentée par Théophile et Damascius (p. 304-5). (24) Aph. 15. - 24. Pour rétablir le parallélisme, ou plutôt l'opposition qu'Hippocrate a voulu marquer entre les diverses parties de cette sentence, j'ai ajouté, avec Galien (p. 471), les mots entre crochets qui ne sont pas dans le texte.

(25) Aph. 16. - 25. Ὅκου λιμός, οὐ δεῖ πονέειν. J'ai suivi Galien (p. 473), qui interprète λιμός non par faim proprement dit, mais par privation absolue, volontaire ou involontaire d'aliments. Par πονέειν il entend toutes les grandes secousses thérapeutiques ou autres.

(26) Aph. 18. - 26. M. Lallemand traduit : « Ceux qui avalent vite de gros morceaux vont promptement à la selle.  » Il blâme ceux qui ont traduit : « Les aliments qui nourrissent vite et beaucoup font des selles rapides; » « car, dit-il, les substances les plus nutritives sont celles qui parcourent le plus lentement les organes digestifs. » Cette interprétation est vraie à notre point de vue; mais quelque leçon qu'on adopte, elle ne ressort pas du texte, et, de plus, elle est en opposition formelle avec les interprétations anciennes.

(27) Aph. 19. - 27. Οὐ πάμπαν ἀσφαλέες. En mettant toujours, j'ai suivi Galien (p. 491 ), qui dit : « οὐ πάμπαν est ici pour οὐχ ἁπάντων (c'est-à-dire : Les pronostics... ne sont pas certains dans toutes les maladies aiguës), et qu'il ne signifie pas οὐ παντελῶς ( ne sont pas absolument ou tout à fait infaillibles, interprétation suivie par Théophile).  » Il me semble que l'interprétation de Galien rend parfaitement la pensée de l'auteur, qui n'a certainement pas voulu dise d'une manière générale et absolue que les pronostics ne sont pas tout à fait certains dans les maladies aiguës, car il serait en contradiction avec sa doctrine sur le pronostic; il a seulement entendu qu'il est possible de se tromper quelquefois par suite de quelque changement dans la crise ou dans la marche des humeurs. Galien dit à ce propos : « Il y a des maladies aiguës de deux espèces ; les unes ont leur siège dans les humeurs chaudes, sans qu'il y ait de lieu affecté, et sont répandues dans toute l'économie; les anciens leur donnaient le nom de fièvres (Com. IV, aph. 73, p. 763) ; les autres ont un siège local, comme la pleurésie, la péripnemonie, l'esquinancie; la fièvre est le plus ordinairement continue dans les maladies aiguës, car il est rare que ces maladies soient sans fièvre comme est l'apoplexie.  »

(28) Aph. 20. - 28. Si toutefois, dit Galien (I, 20, p. 492), les conditions du régime restent les mêmes. Damascius (p. 316) donne ici l'aphorisme 53 que Galien cite aussi dans son Com., mais en le rapportant à sa place ordinaire.

(29) Aph. 21. - 29. J'ai suivi l'interprétation de Galien, (p. 499 ). Elle est adoptée par Étienne, Damase. et Théoph. ( p. 316 ). - Cet aphorisme manque dans Oribase.

(30) Aph. 24. - 30. Hippocrate, dit Galien (p. 510 ), a coutume d'appeler ἐπιδήλους ( indicateurs ), et θεωρητάς ( théorètes ) les jours dans lesquels apparaît quelque signe annonçant la crise pour un des jours critiques.

(31) Aph. 27. - 31. L. de Villebrune pense que les derniers mots de cet aphorisme, mots que j'ai mis entre crochets, sont une glose marginale de ἀβέβαια (qui ne sont pas stables) ; Galien ( p. 516), Théoph. et Damase. ( p. 321 ), ne paraissent avoir lu que ἀβέναια.

(32) Aph. 29 et 30. - 32. Dans son Commentaire, Damascius (324) réunit avec raison l'aphor. 29 et le 30 Galien avait aussi proposé cette réunion à l'aide de γάρ.

(33) Aph. 32. - 33. Cet aphorisme est obscur. J'ai suivi l'interprétation de Galien (p. 526 ), et de Théophile ( p. 325 ). Suivant eux, il s'agit des convalescents qui ont conservé dans le corps quelque reste des humeurs nuisibles.

(34) Aph. 33. - 34. Cf. mon Introd. aux Aphorismes, p. 336 et 337; Etienne, p. 326; Galien, p. 519, et M. Littré, t. 1, p. 321.

(35) Aph. 36. - 35. J'ai suivi, pour la seconde partie de cet aphorisme, l'interprétation de Galien (p. 535 ) et de Théophile (p. 329 ). MM. Pariset et Lallemand traduisent comme si Hippocrate avait dit : « Ceux qui usent d'une mauvaise alimentation sont affaiblis comme ceux qui se purgent en bonne santé.  » Le texte, il est vrai, est amphibologique, mais la suite des idées me semble commander l'interprétation de Galien.

(36) Aph. 37. - 36. Ici encore je suis Galien ( p. 536 ) et Théophile, ( p. 330 ). MM. Pariset et Lallemand traduisent : « Sont difficiles à purger.  » En général, j'aime à m'en tenir aux interprétations anciennes, surtout à celle de Galien qui était beaucoup plus près que nous des idées d'Hippocrate, et qui pouvait mieux juger de la valeur de ses textes.

(37) Aph. 43. - 37. Celse (p. 60, éd. de Millig), traduit ainsi cet aphorisme : Neque is ad vitam redit, qui ex suspenso spumante ore detractus est. Ce sens est confirmé par Galien ( p. 543) et par Théophile. Cet aphorisme est sans doute une sorte d'exemple donné par Hippocrate pour montrer les dangers de l'asphyxie par quelque cause résidant dans les voies pulmonaires. M. Lallernand traduit « Les pendus et les noyés,  » lisant avec quelques éditeurs καταδυωμένων, au lieu de καταλυομένων ; mais, ni les interprètes anciens ni les Mss. n'autorisent ce changement de texte.

(38) Aph. 46. - 38. M. Lallemand traduit : « Quand un travail s'opère, etc.  » Il pense qu'Hippocrate attache ordinairement à πόνος l'idée de labor, travail; et il ajoute : « ce qui est vrai de la douleur ne l'est pas moins de tout acte laborieux de l'économie, tant à l'état pathologique qu'à l'état physiologique. C'est ainsi que, de deux maladies, la plus grave entrave la marche de l'autre; c'est ainsi qu'agissent tous les dérivatifs que le travail physiologique de la grossesse suspend la marche de la phtisie ; qu'une digestion laborieuse nuit aux fonctions cérébrales, et réciproquement; qu'un besoin, qu'une passion très énergiques cri font oublier d'autre qui le sont moins . » Ces réflexions sont justes en elles-mêmes, mais on ne saurait les appliquer rigoureusement au texte d'Hippocrate, et les interprètes anciens entendent ici formellement πόνος dans le sens d'ὀδύνη.

(39) Aph. 50. - 39. Galien dit que par la fin de cet aphorisme Hippocrate entend que, si on ne veut pas être incommodé des changements qui peuvent arriver à l'improviste, il ne faut pas rester toujours dans ses habitudes, mais se livrer de temps en temps à des choses inaccoutumées.

(40) Aph. 54. - 40. « Le très heureux sophiste Gésius, commentant cet aphorisme, disait à ses disciples : « Si vous voulez vous convaincre de la vérité des paroles d'Hippocrate, vous n'avez qu'à me considérer.  » En effet, dans sa jeunesse, il avait une taille élevée et élégante; mais dans sa vieillesse il était devenu tout courbé.  » (Etienne, p. 343.)