Après la pluie, le beau temps/29

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XXIX

COLÈRE DE MM. DORMÈRE PÈRE ET FILS


Quand Geneviève rentra chez elle, elle voulut brûler la lettre de Georges, de peur qu’elle ne tombât entre les mains de son oncle ou de quelque personne malveillante. Elle la chercha, mais elle ne la trouva pas. Après avoir cherché partout, elle eut la pensée que Mlle Primerose l’avait peut-être aperçue et emportée ; elle entra chez sa cousine, qui n’y était pas. Pélagie lui dit qu’elle était sortie depuis longtemps pour aller donner des nouvelles de Geneviève aux Saint-Aimar, qui en étaient toujours fort occupés, et qui étaient venus tous les jours pour savoir comment elle allait.

Ce n’était donc pas Mlle Primerose qui avait commis l’indiscrétion dont elle était du reste fort capable, ayant conservé l’habitude de lire les lettres que recevait son élève.

Geneviève eut alors la pensée que Georges lui-même avait eu l’audace de venir chez elle et qu’ayant vu sa lettre laissée ouverte sur la table, il l’avait prudemment emportée pour la brûler.

Geneviève n’y pensa donc plus et ne s’en inquiéta pas. Elle demanda à Pélagie et à Rame de ne pas parler à Mlle Primerose de la lettre de Georges ni de la réponse qu’elle y avait faite. Elle prévint aussi ses fidèles amis qu’elle demanderait à Mlle Primerose de retourner à Paris le plus tôt possible, sous prétexte de changer d’air pour achever de se remettre.

« Et surtout, mes bons amis, préparez tout sans qu’on le sache dans le château, pour m’éviter une entrevue avec mon oncle ; je n’aurais pas encore la force de la supporter. »

Pélagie et Rame lui promirent que personne n’en saurait rien.

Quand Mlle Primerose rentra, elle était si fatiguée qu’elle se jeta dans un fauteuil et demanda un verre de vin et des biscuits pour se remonter.

Geneviève.

Ma bonne cousine, pendant votre absence je me suis demandé ce que nous faisions ici ; nous y sommes prisonnières, n’osant sortir, de crainte de nous rencontrer avec mon oncle et son fils, ne voyant personne, mangeant chez nous comme des recluses, osant à peine prendre l’air à nos fenêtres, de peur d’être aperçues. Je sens pourtant que j’ai besoin d’air et de mouvement ; et surtout j’éprouve le vif désir de quitter cette maison, de changer d’air. Si nous pouvions retourner chez nous à Paris, je me sentirais soulagée d’un poids qui m’oppresse ; je respirerais plus librement.

Mademoiselle Primerose.

Que je suis contente de ce que tu me dis, ma chère enfant ! J’attendais, pour te parler de départ, que tu fusses en état de supporter un déplacement ; puisque tu partages mon désir de quitter cet horrible château, pour n’y jamais revenir, nous partirons quand tu voudras.

Geneviève.

Demain, ma cousine, demain ; d’autant plus que je sais par Rame que demain mon oncle et son fils vont dîner chez les Saint-Aimar.

Mademoiselle Primerose.

Très bien, mon enfant, très bien. Commençons nos préparatifs. Pélagie fera nos malles ; je vais envoyer Rame chez M. Bourdon pour payer ses visites ; il passera chez le pharmacien, chez tous les marchands auxquels on peut devoir quelques petites notes ; il commandera un omnibus pour demain six heures, et nous partirons par le train de sept heures pendant que les Dormère seront absents.  »

Tout fut fait comme l’avait dit Mlle Primerose.

Le lendemain, M. Dormère et Georges montèrent en voiture à cinq heures ; à six heures bien précises l’omnibus arriva ; toutes les malles furent descendues ; elles avaient été achevées par Pélagie dans l’après-midi ; Rame et le cocher les chargèrent sur l’omnibus ; Mlle Primerose descendit soutenant Geneviève, qui était encore d’une grande faiblesse ; elles firent leurs largesses aux domestiques de M. Dormère, qui témoignèrent beaucoup de regret de les voir partir et qui dirent chacun leur phrase pour indiquer qu’ils savaient que Mlle Geneviève avait souffert, qu’on avait été bien mal pour elle, qu’une personne comme il faut ne pouvait s’accommoder de la société d’un homme comme M. Georges ; qu’il finirait mal, que Monsieur regretterait un jour sa faiblesse, etc.

Mlle Primerose profita de l’occasion pour lancer quelques propos significatifs pour M. Dormère, qui était plus imbécile que méchant, sur Georges, qui finirait ses jours au bagne, qui déshonorerait son nom, etc.

Elle céda enfin aux instances réitérées de Geneviève et monta en omnibus avec Pélagie, Azéma et Rame.

À neuf heures elles étaient arrivées chez elles, et Geneviève, moins fatiguée qu’on ne pouvait le craindre, était à dix heures installée dans sa chambre et couchée.

Le soir de ce même jour, quand M. Dormère rentra avec Georges, son valet de chambre s’empressa de lui dire :

« Monsieur ne sait pas ce qui s’est passé en son absence ?

M. Dormère.

Non, quoi donc ?

Julien.

Ces dames sont parties une heure après Monsieur.

M. Dormère.

Parties ? Ce n’est pas possible.

Mlle Primerose descendit soutenant Geneviève.
Julien.

C’est pourtant bien vrai, Monsieur. À six heures, un omnibus du chemin de fer est venu emporter les malles, qui étaient faites d’avance sans que personne s’en fût douté ; ces dames nous ont fait leurs adieux, elles sont montées en omnibus avec les femmes et Rame, et elles sont parties. Mlle Geneviève était si pâle, si maigre, elle paraissait si faible, que nous en étions bouleversés. Monsieur sait


« Vous ne pouvez pas supporter cela, mon père. »

combien nous lui sommes tous attachés ; elle est si bonne, si douce, si aimable ! Ces dames ont été très généreuses ; elles ont largement payé des services que nous étions trop heureux de leur rendre. »

Julien aurait pu parler longtemps encore sans que M. Dormère ni Georges songeassent à l’interrompre ; ils étaient atterrés par ce départ si imprévu. M. Dormère avait sincèrement désiré voir sa nièce, pour lui exprimer son chagrin de son injuste accusation et du mal qu’il lui avait fait. Georges voyait la fortune de Geneviève lui échapper définitivement. Malgré la lettre si froidement méprisante qu’il en avait reçue la veille, il espérait encore la ramener à lui et la forcer à l’épouser avec l’aide de son père. Quand Julien fut sorti, ce fut Georges qui parla le premier.

« C’est un tour de la cousine Primerose, dit-il avec emportement. Vous ne pouvez pas supporter cela, mon père. Comme tuteur vous avez le droit de garder votre pupille, et vous devez en user.

M. Dormère.

Tu oublies, Georges, qu’elle a dix-huit ans ; et que j’ai perdu mes droits par l’abandon que j’en ai fait à ma cousine Primerose, ensuite par l’injure que je viens de lui faire au moment de cette scène. Elle a un subrogé tuteur auquel elle s’adresserait pour m’échapper ; et toute cette affaire serait naturellement portée devant les tribunaux. Rappelle-toi aussi que Mlle Primerose est là, qu’elle nous hait et qu’elle pousserait les choses de toute la puissance de sa haine. Elle ne pardonne pas, celle-là.

Georges.

Les misérables ! Comme elles nous ont joués ! Et cette Geneviève ! ce prétendu agneau, qui prend part à une pareille action.

M. Dormère.

Le chagrin te rend injuste, mon ami ; que vois-tu de coupable, de mauvais dans ce départ ?

Georges.

C’est une inconvenance, une impertinence vis-à-vis de vous, mon père.

M. Dormère.

Inconvenance oui, impertinence non. »

Julien rentra :

« Voici une lettre à l’adresse de monsieur, que je viens de trouver sur la table de Mlle Primerose. »

M. Dormère lut ce qui suit :


« Monsieur,

« Geneviève me demande de l’emmener ; elle redoute beaucoup une entrevue qui ne peut plus être évitée. Dans son état de faiblesse, votre présence pourrait lui occasionner une rechute qui serait mortelle. Je l’emmène donc avec bonheur, heureuse de quitter votre toit inhospitalier. Je vous salue.

« Cunégonde Primerose. »


Une seconde petite lettre était de Geneviève.


« Mon oncle,

« Pardonnez-moi de vous quitter sans vous avoir vu. Je sens que je n’aurais pas la force de supporter votre présence. La scène terrible qui m’a mise si près de la mort est encore trop récente pour que l’impression en soit effacée. Permettez-moi de vous dire, mon oncle, qu’en vous quittant je n’emporte aucun ressentiment et que je vous pardonne du fond du cœur tout ce qui s’est passé.

« Votre nièce respectueuse,
« Geneviève. »


M. Dormère donna à Georges les deux lettres et se retira dans sa chambre sans prononcer une parole.

Georges s’en alla aussi dans sa chambre, furieux contre Geneviève, contre Mlle Primerose, contre son père qu’il trouvait faible et absurde.

« Il n’a jamais su se conduire, ni conduire les autres ; avec moi jadis, il s’est comporté comme un enfant, ajoutant foi à tout ce que je lui disais ; et pourtant il savait que je mentais ; au lieu de me punir, de me fouetter au besoin, il m’excusait, me soutenait, il m’embrassait. C’est stupide ! Aussi je ne l’aime ni ne le respecte.

« Je n’aime pas cette petite Geneviève, mais je dois convenir que mon père a toujours été très mal pour elle. Dernièrement encore, cette scène était absurde ; il accuse son cher Rame sans savoir pourquoi ; c’était bête, c’était sot. À quoi pouvaient servir au nègre ces dix mille francs ? Et lorsque dans son épouvante pour moi (car c’était pour moi qu’elle résistait) elle a l’imprudence de lui parler de l’honneur de sa maison, il ne devine pas que c’est moi qui suis le premier de sa maison. — Rame eût été plus fin.

« Il a tout perdu par cette sotte accusation. Il me fait manquer une fortune superbe… Mais… il me le payera ; je ferai si bien rouler ses écus que je serai vengé de l’éducation absurde qu’il m’a donnée. »

Georges continua longtemps encore à former des projets de vengeance contre son père ; et pour commencer, il résolut de s’en aller aussi dès qu’il le pourrait et de courir l’Allemagne.