Après la pluie, le beau temps/7

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VII

HOSTILITÉS DE GEORGES CONTRE RAME


Quand Ramoramor s’était retiré avec Pélagie et Geneviève, Georges avait suivi son père dans sa bibliothèque, qui était en même temps son cabinet de travail. Il s’assit pensif dans un fauteuil.

« Papa, dit-il, pourquoi avez-vous gardé ce vilain nègre ? »

M. Dormère.

Pour faire plaisir à Geneviève, qui paraissait désolée de devoir le quitter.

Georges.

Bah ! Geneviève a vécu sans lui depuis trois ans qu’elle est chez nous ; elle s’en serait bien passée comme auparavant.

M. Dormère.

Et puis par pitié pour ce pauvre homme qui lui est si attaché.

Georges.

Il serait retourné dans son pays. Il est affreux ce nègre ; moi, je ne veux pas qu’il me touche.

M. Dormère.

Sois tranquille, il n’aura rien à faire pour toi ; tu ne le verras même pas.

Georges.

Alors il faut que vous lui défendiez de servir à table ; avec ses vilaines mains noires, il est dégoûtant.

M. Dormère.

Il ne servira pas à table ; je ne compte pas en faire mon maître d’hôtel.

Georges.

C’est ennuyeux tout de même qu’il soit chez nous.

M. Dormère.

Mon cher ami, tu as tort de prendre ce pauvre homme en aversion ; pense donc qu’il a fidèlement servi mon frère et sa femme pendant cinq ans, qu’ils m’en ont raconté de beaux traits de dévouement et d’attachement.

Georges.

Mais, papa, ce n’est pas une raison pour le garder chez vous.

M. Dormère.

Je trouve que c’est une raison suffisante ; je veux qu’il reste près de Geneviève et je te prie de ne plus m’en parler ; c’est un mauvais sentiment que tu témoignes : je voudrais t’en voir des meilleurs, surtout au moment de nous séparer. »

Georges ne dit plus rien ; il prit un livre et fit semblant de lire, jusqu’au moment où la cloche du dîner sonna.

Geneviève entra dans la salle à manger en même temps que son oncle ; elle courut à lui le visage rayonnant de bonheur et lui baisa la main.

M. Dormère.

Tu es donc bien contente d’avoir ton Rame, ma chère petite ?

Geneviève.

Oh oui ! mon oncle ; si contente que je sens mon cœur qui saute dans ma poitrine. Tu verras, Georges, comme il est bon et complaisant ! Quand tu auras envie de quelque chose, tu n’auras qu’à le lui demander ; il te l’aura tout de suite.

Georges, avec humeur.

Je n’ai besoin de rien et je ne lui demanderai rien. D’ailleurs c’est bête ce que tu dis ; est-ce que ce nègre qui n’a rien, qui n’est pas chez lui, mais chez papa, peut m’avoir un cheval, un éléphant, un fusil, un meuble ?

Geneviève, riant.

Mais non, ce n’est pas cela ; je veux dire : te dénicher un nid, te faire une jolie canne avec une baguette cueillie dans le bois ; des choses comme ça. »

Georges leva les épaules sans répondre. Geneviève n’y fit pas attention ; elle crût l’avoir convaincu et elle se mit à raconter avec animation quelques-unes des aventures de Ramoramor. M. Dormère souriait ; Georges lui disait de temps en temps une parole désagréable, comme : « Il est joliment bête, ton nègre ! » ou bien : « Ce que tu racontes n’est ni drôle ni amusant. — Tu ennuies papa avec tes sottes histoires. — Auras-tu bientôt fini avec ton noiraud ? »

Geneviève finit par s’apercevoir de la mauvaise humeur de Georges ; elle s’arrêta tout court et le regarda avec surprise.

Geneviève.

Qu’as-tu, Georges ? Tu as l’air fâché ! Est-ce que je t’ai dit quelque chose de désagréable ? Qu’est-ce que c’est ? Dis-moi, Georges ; dis, je t’en prie.

Georges.

Je te prie de me laisser tranquille ; tu m’ennuies depuis que nous sommes à table, avec ton vilain Rame. Je n’aime pas les nègres, moi, et surtout celui-là ; ainsi je te prie de ne plus m’en rabâcher les oreilles.

Geneviève devint rouge comme une cerise ; les larmes lui vinrent aux yeux ; elle se tut.

M. Dormère, sévèrement.

Georges, tu réponds grossièrement et sottement à ta cousine ; je te prie, à mon tour, de ne pas prendre ce ton avec elle.

Georges.

Bon, voilà que vous me grondez à cause de ce vilain nègre.

M. Dormère.

Taisez-vous, monsieur, ou sortez de table. »

Georges aurait voulu sortir de table, mais on allait servir des glaces aux fraises et puis des cerises, qu’il ne voulait pas laisser échapper. Il se tut donc et ne souffla plus un mot. Geneviève garda aussi le silence, et M. Dormère pensa qu’il était trop dur pour son fils, que c’était mal de le reprendre si sévèrement pour des propos d’enfant.


« Je veux dire : te dénicher un nid … »

« C’est singulier, se disait-il, que ce soit toujours Geneviève qui amène des désagréments à mon pauvre Georges ; cette petite fille, qui est bonne pourtant, brouille tout mon intérieur ; elle est cause que, deux ou trois jours avant le départ de Georges, je suis obligé de lui faire du chagrin en le grondant. Pauvre Georges ! »