Arsène Lupin (pièce de théâtre)/Acte III

La bibliothèque libre.
L’Illustration théâtrale (p. 23-31).

Scène II — Victoire : « Vous, je sais point ce que vous avez après moi ! »

ACTE III

Il n’y a pas d’entr’acte entre le deuxième et le troisième acte. Même décor. La nuit : lampes allumées. La fenêtre du fond est fermée. La scène est vide.


Scène I

GUERCHARD, LE DUC

Guerchard, penché sous le manteau de la cheminée. — Ça va, monsieur le duc. Ça n’est pas trop lourd ?

Le Duc, dans la cheminée, invisible. — Non.

Guerchard. — Le passage est suffisant ? Vous tenez bien la corde ?

Le Duc. — Oui… Attention !

Guerchard fait un bond en arrière. On entend un bruit formidable dans la cheminée, c’est un bloc de marbre qui est tombé.

Guerchard. — Nom d’un chien ! Encore un peu… j’y étais ! Ouf ! J’ai eu chaud. Vous avez donc lâché la corde ?

Le Duc. — C’est elle qui a lâché. Vous l’aviez mal attachée. (Il est descendu et apparaît recouvert d’un cache-poussière qu’il enlève. Il est en habit.) Mais vous avez raison, la piste est claire.

Guerchard. — Mais oui ! L’autre était enfantine. Les traces de pas dans le jardin, l’échelle, le guéridon sur le rebord de la fenêtre… C’est une piste qui ne tenait pas debout. C’est une piste pour juge d’instruction. Nous avons perdu toute une journée.

Le Duc. — Alors, la piste vraie ?…

Guerchard. — Nous venons de la voir ensemble. Les deux hôtels, celui-ci et l’immeuble voisin, lequel est inoccupé, communiquent.

Le Duc. — C’est une façon de parler… Ils communiquent par l’ouverture que Lupin et sa bande ont pratiquée dans le corps de la cheminée.

Guerchard. — Oui. C’est un truc assez connu. Les vols chez les grands bijoutiers s’opèrent parfois ainsi. Mais ce qui donne au procédé un cachet assez nouveau et de prime abord déroutant, c’est que les bandits ont eu l’audace de percer à trois mètres du foyer un orifice assez large pour pouvoir cambrioler tout un mobilier.

Le Duc. — C’est vrai, l’orifice s’ouvre en véritable baie dans une pièce de l’immeuble voisin, au deuxième étage. Ces brigands sont capables de tout, même d’un travail de maçonnerie.

Guerchard. — Oh ! tout cela a été préparé de longue main ; mais, maintenant, je suivrais leur piste, chacun de leurs pas, les yeux fermés. Car toutes les preuves nous les avons… fragments de cadres dorés, fils de tapisserie, etc… Une fois le cambriolage effectué, l’immeuble voisin étant vide, ils ont pu descendre tranquillement par l’escalier et sortir par la grande porte.

Le Duc. — Ils sont descendus par l’escalier, vous croyez ?

Guerchard. — Je ne crois pas, j’en suis sûr. Tenez, ces fleurs, je les ai trouvées dans l’escalier, elles sont encore fraîches.

Le Duc. — Hein ! mais j’ai cueilli des fleurs semblables hier à Charmerace. C’est du salvia.

Guerchard. — Du salvia rose, monsieur le duc ! Je ne connais qu’un jardinier qui ait réussi à obtenir cette nuance. C’est le jardinier de M. Gournay-Martin.

Le Duc. — Mais alors… les voleurs de cette nuit… mais oui… ça ne peut être…

Guerchard. — Allez… dites votre idée.

Le Duc. — Les Charolais.

Guerchard. — Parbleu !

Le Duc. — C’est vrai… C’est passionnant. Ah ! si l’on pouvait avoir une preuve !

Guerchard. — Nous l’aurons tout à l’heure.

Le Duc. — Comment ça ?

Guerchard. — Oui, j’ai téléphoné à Charmerace. Le jardinier était absent, mais dès son retour, il m’appellera au téléphone. Nous saurons alors qui a pénétré dans les serres.

Le Duc. — C’est passionnant ! Ces indices… ces pistes qui se croisent… Chaque fait qui peu à peu reprend sa place normale… Passionnant !… Une cigarette ?

Guerchard. — C’est du caporal ?

Le Duc. — Non, du tabac jaune, du Mercédès.

Guerchard. — Merci.

Le Duc, allumant une cigarette. — Oui, passionnant. Alors, les voleurs venaient de Charmerace… Ce sont les Charolais… Ils sont partis de l’hôtel voisin et c’est par là qu’ils sont entrés.

Guerchard. — Ah ! non…

Le Duc. — Non ?

Guerchard. — Non, ils sont entrés par la porte de l’hôtel où nous sommes.

Le Duc. — Mais qui leur aurait ouvert ? Un complice, alors ?

Guerchard. — Oui.

Le Duc. — Qui ?

Guerchard, il sonne. À Boursin qui entre. — Fais venir Victoire, la femme de charge.

Le Duc. — Comment ! Victoire ! Le juge d’instruction l’a interrogée cet après-midi ; il semblait croire à son innocence.

Guerchard. — Oui… comme il semblait aussi n’ajouter qu’une importance secondaire à la piste de la cheminée, celle que nous venons de vérifier ensemble. L’innocence de Victoire ! Monsieur le duc, il y a certainement un innocent dans tout ceci. Savez vous qui c’est ?

Le Duc. — Non.

Guerchard. — Le juge d’instruction.


Scène II

Les mêmes, VICTOIRE

Boursin fait entrer Victoire.

Victoire, entrant, à Boursin. — On va encore me cuisiner ? (Elle entre, à Guerchard.) C’est-y qu’on va encore me cuisiner ?

Guerchard. — Asseyez-vous. Vous couchez dans une mansarde dont la lucarne donne sur le toit.

Victoire. — À quoi ça sert tout ça, à quoi ça sert ?

Guerchard. — Voulez-vous me répondre ?

Victoire. — J’ai déjà répondu, oui, à un autre juge. Même que celui-là est bien conciliant : mais vous, je sais point ce que vous avez après moi !…

Guerchard. — Vous avez donc passé la nuit dans votre mansarde, et vous n’avez entendu aucun bruit sur le toit…

Victoire. — Sur le toit, maintenant… V’là un malheur…

Guerchard. — Vous n’avez rien entendu ?

Victoire. — J’ai dit ce que j’ai dit : j’ai entendu des bruits qu’étaient pas catholiques et qui sortaient des escaliers… Je suis entrée dans ce salon et j’ai vu… ce que j’ai vu.

Guerchard. — Mais qu’avez-vous vu ?

Victoire. — Des maraudeurs… Ils s’enfuyaient par la fenêtre avec des sacs d’objets.

Guerchard. — Par la fenêtre ?…

Victoire. — Oui.

Guerchard. — Pas par la cheminée ?…

Victoire. — La cheminée… V’là encore un malheur !

Le Duc, à Guerchard. — Elle a l’air d’une brave femme, pourtant.

Guerchard, à Victoire. — Tout à l’heure, où étiez-vous placée ?

Victoire. — Dans la cheminée, derrière l’écran…

Guerchard. — Mais quand vous êtes entrée…

Victoire. — Oh ! l’écran n’était point là.

Guerchard. — Montrez-moi où il était… Déplacez-le… Attendez ! Ah ! il ne faut pas perdre l’emplacement exact des quatre pieds. Voyons… de la craie… Ah ! vous êtes un peu couturière ici, n’est ce pas, ma brave femme ?

Victoire. — Oui. C’est moi qui raccommode pour les domestiques et qui m’occupe de la couturière.

Guerchard. — Parfait. Alors, vous devez bien avoir sur vous un bout de craie de savon !

Victoire. — Oh ! ça, toujours… (Elle relève sa jupe, va pour fouiller dans la poche de son jupon, se ravise, effarée, et dit :) J’sais point pourquoi j’ai dit ça… Ah ! non, j’en ai point.

Guerchard. — Vous êtes sûre ? Voyons donc ça. Il fouille dans la poche de son tablier.

Victoire. — Ben quoi ! v’là des manières, voulez-vous me laisser ; mais voulez-vous… vous me chatouillez…

Guerchard, trouvant un morceau de craie bleue. — Enfin, ça y est !… Boursin, embarque-la.

Victoire. — Quoi !… mais Jésus-Marie ! Je suis innocente. C’est pas parce qu’on a du savon, de la craie de savon, qu’on est une voleuse.

Guerchard. — C’est entendu ! Boursin, dès que la voiture cellulaire sera là, embarque-moi ça au dépôt.

Victoire. — Jésus-Marie ! Jésus-Marie !

Elle sort.

Guerchard. — Et d’une !


Scène III

LE DUC, GUERCHARD. BOURSIN, BONAVENT

Le Duc. — Victoire !… Je n’en reviens pas. Alors, cette craie… C’était la même que sur ces murs ?…

Guerchard. — Oui, de la craie bleue. Voyez-vous, monsieur le duc, ça et la fleur de salvia. (Boursin qui revient.) Qu’est-ce que c’est ?

Boursin. — C’est Bonavent qui a du nouveau.

Guerchard. — Ah !… (Entre Bonavent.) qu’est-ce qu’il y a ?

Bonavent, entrant. — Voilà, patron… trois auto-camions ont stationné cette nuit devant l’hôtel voisin…

Guerchard. — Ah ! comment le sais-tu ?

Bonavent. — Par un chiffonnier. Il a vu les camions s’éloigner vers cinq heures du matin…

Guerchard. — Ah ! ah ! C’est tout ?

Bonavent. — Un homme est sorti de l’hôtel en tenue de chauffeur…

Guerchard et Le Duc. — Ah !

Bonavent. — À vingt pas de l’hôtel, il a jeté sa cigarette. Le chiffonnier l’a ramassée.

Le Duc. — Et il l’a fumée ?

Bonavent. — Non, la voici.

Il sort.

Guerchard, vivement. — Une cigarette à bout d’or… et comme marque « Mercédès… » Tiens, monsieur le duc, ce sont vos cigarettes…

Le Duc. — Allons donc ! Ça c’est inouï !…

Guerchard. — Mais c’est très clair, et mon argumentation se resserre. Vous aviez de ces cigarettes-là à Charmerace ?

Le Duc. — Des boîtes sur toutes les tables !

Guerchard. — Eh bien !

Le Duc. — C’est vrai, l’un des Charolais aura pris une de ces boîtes.

Guerchard. — Dame… nous savons que ça n’est pas le scrupule qui les étouffait.

Le Duc. — Seulement… Mais j’y pense…

Guerchard. — Quoi ?

Le Duc. — Lupin… Lupin, alors…

Guerchard. — Eh bien ?

Le Duc. — Puisque c’est Lupin qui a fait le coup, cette nuit ; puisque l’on a trouvé ces salvias dans l’hôtel voisin… Lupin arrivait donc de Charmerace ?…

Guerchard. — Évidemment.

Le Duc. — Mais alors, Lupin… Lupin est un des Charolais ?

Guerchard. — Oh ! ça c’est autre chose.

Le Duc. — Mais c’est certain ! C’est certain, nous tenons la piste.

Guerchard. — À la bonne heure ! vous voilà emballé comme moi. Quel policier vous auriez fait ! Seulement… rien n’est certain.

Le Duc. — Mais si, qui voulez-vous que ce soit ? Était-il hier à Charmerace ? oui ou non ? A-t-il oui ou non organisé le vol des automobiles ?

Guerchard. — Sans aucun doute, mais il a pu rester dans la coulisse.

Le Duc. — Sous quelle forme ?… sous quel masque ?… Ah ! je brûle de voir cet homme-là.

Guerchard. — Nous le verrons ce soir.

Le Duc. — Ce soir ?

Guerchard. — Oui, puisqu’il viendra prendre le diadème entre minuit moins un quart et minuit.

Le Duc. — Non ?… Vous croyez vraiment qu’il aura le culot ?…

Guerchard. — Vous ne connaissez pas cet homme-là, monsieur le duc, ce mélange extraordinaire d’audace et de sang-froid. C’est le danger qui l’attire. Il se jette au feu et il ne se brûle pas. Depuis dix ans, je me dis : « Ça y est ! cette fois… je le tiens !… Enfin, je vais le pincer… » Je me dis ça tous les jours…

Le Duc. — Eh bien ?

Guerchard. — Eh bien, les jours se passent et je ne le pince jamais. Ah ! il est de taille, vous savez… C’est un gaillard. C’est un bel artiste ! (Un temps, puis entre ses dents.) Voyou !

Le Duc. — Alors, vous pensez que, ce soir, Lupin…

Guerchard. — Monsieur le duc, vous avez suivi la piste avec moi, nous avons ensemble relevé chaque trace. Vous avez presque vu cet homme à l’œuvre… Vous l’avez compris… Ne pensez-vous pas qu’un individu pareil est capable de tout ?

Le Duc. — Si !

Guerchard. — Alors…

Le Duc. — Ah ! peut-être… vous avez raison.

On frappe.

Guerchard. — Entrez.

Boursin, bas, lui remettant un pli. — C’est de la part du juge d’instruction.

Guerchard. — Donne… (Il lit.) Ah !…

Boursin sort à gauche.

Le Duc. — Qu’est-ce que c’est ?

Guerchard. — Rien… Je vous dirai ça.

Irma, entrant à droite.Mlle Kritchnoff demande à monsieur le duc un instant d’entretien.

Le Duc. — Ah !… Où est-elle ?

Irma. — Dans la chambre de Mlle Germaine.

Le Duc, allant vers la droite. — Bien, j’y vais.

Guerchard, au duc. — Non.

Le Duc. — Comment…

Guerchard. — Je vous assure…

Le Duc. — Mais…

Guerchard. — Attendez que je vous aie parlé !

Le Duc, il regarde le papier que Guerchard tient à la main, réfléchit, puis, lentement, d’une voix posée. — Eh bien, dites à Mlle Kritchnoff… dites que je suis dans le salon.

Irma. — C’est tout, monsieur le duc ?

Le Duc, même jeu. — Oui !… « Que je suis dans le salon… que j’en ai pour dix minutes. » Dites-lui exactement ça. (Sort Irma.) Elle comprendra que je suis avec vous… et alors… Mais pourquoi ?… je ne comprends pas.

Guerchard. — Je viens de recevoir ceci du juge d’instruction.

Le Duc. — Eh bien ?

Guerchard. — Eh bien ! C’est un mandat d’arrêt, monsieur le duc.

Le Duc. — Quoi !… un mandat… pas contre elle ?

Guerchard. — Si !

Le Duc. — Voyons,… mais ce n’est pas possible… l’arrêter !

Guerchard. — Il faut bien. L’interrogatoire a été terrible pour elle ; des réponses louches, embarrassées, contradictoires…

Le Duc. — Alors, vous allez l’arrêter ?

Guerchard. — Certes… Il va pour sonner.

Le Duc. — Monsieur Guerchard, elle est maintenant avec ma fiancée… Attendez au moins qu’elle soit rentrée dans sa chambre… Épargnez à l’une une émotion affreuse et à l’autre cette humiliation.

Guerchard. — Il le faut ! (Il sonne. À Boursin qui entre.) J’ai le mandat d’arrêt contre Mlle Kritchnoff… Le planton est toujours en bas, devant la porte ?

Boursin. — Oui.

Guerchard, appuyant sur les mots. — Dis-lui bien qu’on ne peut sortir que sur un visa de moi et sur ma carte.

Sort Boursin.

Le Duc, qui pendant ce temps est resté visiblement pensif. — Enfin, il faut l’arrêter… il faut l’arrêter…

Guerchard. — Dame ! vous comprenez, n’est-ce pas ? Croyez que, personnellement, je n’ai contre Mlle Kritchnoff aucune animosité. Elle me serait presque sympathique, cette petite.

Le Duc. — N’est-ce pas ? Elle a l’air si perdue, si désemparée… Et cette pauvre cachette qu’elle a trouvée… Ce mouchoir roulé, jeté dans la petite pièce de l’immeuble voisin, quelle absurdité !

Guerchard, stupéfait. — Vous dites ?… Un mouchoir…

Le Duc. — La maladresse de cette petite est désarmante.

Guerchard. — Un mouchoir contenant les perles du pendentif ?

Le Duc. — Oui. Vous avez vu, n’est-ce pas, au troisième étage, c’est fou.

Guerchard. — Mais non, je n’ai pas vu.

Le Duc. — Comment non ?… Ah ! c’est vrai… C’est le juge d’instruction qui a vu.

Guerchard. — Il a vu un mouchoir appartenant à Mlle Kritchnoff… Où est-il, ce mouchoir ?

Le Duc. — Le juge d’instruction a pris les perles mais le mouchoir doit être resté là-haut.

Guerchard. — Comment ! Et il ne l’a pas pris ! Non, mais quel… ! Enfin…

Il enlève son paletot, va vers la cheminée et allume la lanterne.

Le Duc. — Oh ! d’ailleurs, maintenant que vous arrêtez Mlle Kritchnoff, ce détail n’a plus d’importance.

Guerchard. — Mais si, je vous demande pardon…

Le Duc. — Comment ?

Guerchard. — Nous arrêtons Mlle Kritchnoff ; nous avons des présomptions, mais aucune preuve.

Le Duc, semblant bouleversé. — Hein ?

Guerchard. — La preuve, vous venez de nous la fournir et puisqu’elle a pu cacher les perles dans l’immeuble voisin c’est qu’elle connaissait le chemin qui y mène. Donc elle est complice.

Le Duc. — Comment, vous croyez ? Ah ! mon Dieu !… Et c’est moi… j’aurais eu l’imprudence… C’est par ma faute que vous découvrez… ?

Guerchard. — Cette lanterne… Voulez-vous m’éclairer, monsieur le duc ?

Le Duc, vivement. — Mais vous ne voulez pas que j’y aille ? Je sais où est le mouchoir.

Guerchard, vivement. — Non, non, je préfère y aller moi-même.

Le Duc, vivement. — C’est que si vous aviez voulu…

Guerchard, même jeu. — Non… non…

Le Duc. — Permettez-moi d’insister…

Guerchard. — Inutile !… À bout de bras, n’est ce pas ?

Le Duc. — Oui.

Guerchard. — Cinq minutes seulement… Ça ne vous fatiguera pas ?

Le Duc. — Non, non. (Guerchard disparait sous la cheminée. Le duc, au bout d’un instant, accroche la lanterne dans l’intérieur de la cheminée.) Ça va comme ça…

Voix de Guerchard. — Oui, c’est ça, c’est très bien.

Le duc se précipite vers la porte de droite et l’ouvre. Parait Sonia, habillée pour sortir.

Le Duc, retournant prendre la lanterne. — Vite !

Sonia. — Mon Dieu !

Le Duc. — Il y a un mandat d’arrêt contre vous.

Sonia, affolée. — Je suis perdue !

Le Duc. — Non. Vous allez partir.

Sonia. — Partir !… Mais comment ?… Guerchard ?

Le Duc. — Écoutez. Je vous téléphonerai demain matin à…

Voix de Guerchard. — Monsieur le duc !

Sonia. — Mon Dieu !

Le Duc. — Chut !

Voix de Guerchard. — Vous ne pourriez pas lever la lanterne un peu plus haut ?

Le Duc, dans la cheminée. — Attendez, je vais essayer… Ah ! non, je ne peux pas.

Voix de Guerchard. — Alors, un peu plus à droite.

Le duc, d’un geste impérieux, fait signe à Sonia de venir prendre la lanterne. Tandis qu’elle la tient, il prend vivement le portefeuille de Guerchard dans le paletot, en tire une carte, écrit quelques mots et retourne à la cheminée. Sonia suit ses mouvements avec une stupeur craintive.

Le Duc, parlant dans la cheminée. — Ça va comme ça ?

Voix de Guerchard. — Oui, très bien.

Le Duc, à Sonia. — Vous remettrez cette carte au planton de garde.

Sonia, regardant la carte. — Comment ! Mais… c’est…

Le Duc. — Partez…

Sonia. — Mon Dieu ! mais c’est fou !… Quand Guerchard découvrira…

Le Duc. — Ne vous inquiétez pas de ça… Ah ! dans le cas où il arriverait quelque chose… à huit heures et demie, demain matin, oui, c’est ça. Attendez… (Il court vers la cheminée et appelle.) Vous voyez assez clair ? (Pas de réponse.) Il est dans l’hôtel à côté. À huit heures et demie, puis-je vous téléphoner ?

Sonia. — Oui. C’est un petit hôtel près de l’Etoile… Mais, cette carte, je ne peux pas… pour vous-même…

Le Duc. — L’hôtel a le téléphone ?

Sonia. — Oui. 555-14.

Le Duc, inscrivant le numéro sur sa manchette. — Si je ne vous avais pas téléphoné à huit heures et demie, venez directement chez moi.

Sonia. — Bien. Mais quand Guerchard saura… Si jamais Guerchard découvre…

Le Duc. — Partez, Sonia. Partez, partez !…

Sonia, revenant au duc. — Ah ! comme vous êtes bon !

Il la pousse vers la porte et, sur le seuil de la porte, ils se regardent, hésitent… Il l’attire dans ses bras, elle s’y laisse tomber ; ils s’embrassent. On entend la voix de Guerchard, le duc se dégage.

Le Duc. — Pars maintenant. Je t’adore. Pars, pars !

Elle sort.


Scène IV

GUERCHARD, LE DUC, BOURSIN, GERMAINE, GOURNAY-MARTIN

Resté seul, le duc retourne en courant vers la cheminée et saisit la lanterne. À ce moment, on entend le bruit sourd d’une porte qui se ferme. Il s’appuie, avec émotion, contre le manteau de la cheminée.

Guerchard, tout en regardant le duc d’un air goguenard et avec un étonnement soupçonneux. — Rien !… Eh bien, je n’y comprends rien… Je n’ai rien trouvé !

Le Duc. — Vous n’avez rien trouvé ?

Guerchard. — Non. Vous êtes sûr d’avoir vu le mouchoir dans la petite pièce du troisième étage ?

Le Duc. — Certain… Vous n’avez pas vu de mouchoir ?

Guerchard. — Non.

Le Duc, avec une nuance d’ironie. — Vous n’avez pas bien cherché… À votre place, je retournerais voir.

Guerchard. — Non… mais tout de même, c’est assez drôle… (Le regardant.) Vous ne trouvez pas ça drôle ?

Le Duc. — Si… Je trouve ça drôle.

Guerchard fait quelques pas, puis il sonne. Entre Boursin.

Guerchard. — Boursin… Mlle Kritchnoff… il est temps.

Boursin.Mlle Kritchnoff ?

Guerchard. — Oui, il est temps… qu’on l’emmène.

Boursin. — Mais Mlle Kritchnoff est partie, patron.

Guerchard, sursautant. — Partie ! Comment, partie !

Boursin. — Mais oui, patron.

Guerchard. — Voyons, voyons… tu es fou !

Boursin. — Non, patron.

Guerchard. — Partie !… Qui l’a laissée partir ? Qui ?

Boursin. — Mais le planton de garde.

Guerchard, violemment. — Quoi ? Quoi… le planton de garde ?…

Boursin. — Mais ?…

Guerchard. — Il fallait mon visa… mon visa sur ma carte.

Boursin. — La voilà… votre carte… et voilà le visa…

Guerchard, stupéfait. — Hein ? Un faux ? Ah çà !… (Un assez long jeu de scène où il cherche à comprendre, où il entrevoit la complicité du duc dans cette évasion.) C’est bien ! (Sort Boursin. Un temps. Il va vers son paletot, en tire son portefeuille, compte les cartes, s’aperçoit qu’il en manque une. Le duc est près de lui, séparé de lui par l’écran, les mains sur cet écran et se balançant. Guerchard lève la tête, ils se regardent en souriant. Guerchard met son paletot. Le duc lui propose de l’aider, ce qu’il refuse. Puis il sonne de nouveau.) Boursin… Victoire a bien été embarquée dans la voiture cellulaire, n’est-ce pas ?

Boursin. — Il y a belle lurette, patron. La voiture attendait dans la cour depuis neuf heures et demie.

Guerchard. — Neuf heures et demie !… Mais la voiture ne devait arriver que maintenant, à dix heures et demie. Enfin, c’est bien.

Boursin. — Alors, on peut renvoyer l’autre voiture ?

Guerchard. — Quelle autre voiture ?

Boursin. — La voiture cellulaire qui vient d’arriver ?

Guerchard. — Quoi ! Qu’est-ce que tu me chantes ?

Boursin. — Vous n’aviez pas commandé deux voitures cellulaires ?

Guerchard, bouleversé. — Deux voitures ! Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ?

Boursin. — Mais si, patron…

Guerchard. — Tonnerre ! Dans quelle voiture a-t-on installé Victoire ? dans laquelle ?

Boursin. — Dame ! Dans la première, patron.

Guerchard. — Tu as vu les agents, le cocher ? Tu les connaissais ?… Tu les as reconnus ?

Boursin. — Non.

Guerchard. — Non ?

Boursin. — Non, ça devait être des nouveaux, ils m’ont dit qu’ils venaient de la Santé.

Guerchard. — Bougre d’idiot ! C’est toi qui en as une santé.

Boursin. — Comment, alors ?

Guerchard. — Nous sommes roulés, c’est un tour de… un tour de…

Le Duc. — De Lupin, vous croyez… oh !

Guerchard. — Ah ! mais… Ah ! mais !… (À Boursin.) Eh bien, quand tu resteras là, la bouche ouverte, quand tu resteras là. Fouille la chambre de Victoire.

Boursin. — Bonavent l’a fouillée, patron.

Guerchard. — Ah ! eh bien, où est-il ? Qu’il entre !

Boursin. — Bonavent !

Entre Bonavent.

Guerchard. — Tu as fouillé les malles de Victoire ?

Bonavent. — Oui, rien que du linge, des vêtements… sauf ça.

Guerchard. — Donne… Un livre de messe, c’est tout ?

Bonavent. — Il y a une photographie dedans.

Guerchard. — Ah ! une photographie de Victoire… presque effacée… une date… Il y a dix ans… Tiens ! quel est ce garçon qu’elle tient par le cou… Ah çà ! Ah çà !

Jeu de scène très lent. Assailli de pensées, il regarde la photo, l’éloigne, la rapproche, regarde de côté, vers le duc, sans toutefois fixer ses yeux sur lui. Le duc est toujours près de la cheminée, il se dresse sur la pointe des pieds pour voir la photo. Se sentant découvert il cherche un instant des yeux, avec une certaine anxiété par où il pourrait s’enfuir, le cas échéant. Guerchard se rapproche et le regarde en se frottant les mains.

Le Duc. — Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai quelque chose qui ne va pas… ma cravate…

Guerchard continue de le regarder sans répondre. On sonne au téléphone. Le duc fait mine d’y aller.

Guerchard. — Non, je vous en prie… (Au téléphone.) Allô ! oui : c’est moi, l’inspecteur principal de la Sûreté. (Au duc.) Le jardinier de Charmerace, monsieur le duc.

Le Duc. — Ah ! vraiment ?

Guerchard. — Allô, oui, vous m’entendez bien… bon… Je voudrais savoir qui a pénétré hier dans la serre ? Qui a pu cueillir du salvia rose… ?

Le Duc. — C’est moi, je vous l’ai dit tout à l’heure.

Guerchard. — Oui… oui… je sais… (Au téléphone.) Hier après-midi… oui, personne d’autre ? Ah ! personne, sauf le duc de Charmerace… Vous êtes bien sûr ? Tout à fait sûr ?… Tout à fait sûr ?… Oui, c’est tout, merci. (Il remet le cornet de l’appareil et au duc.) Vous avez entendu, monsieur le duc ?

Le Duc. — Oui.

Un silence encore.

Gournay-Martin, entrant, sa valise à la main. — Tu veux aller au Ritz ? Allons au Ritz. (Au duc.) Qu’est-ce que vous voulez ? Il était dit que je ne coucherais plus jamais chez moi.

Le Duc. — Vous partez ? Qu’est-ce qui vous oblige à partir ?

Gournay-Martin.Le danger ! Vous n’avez donc pas lu le télégramme de Lupin : « Viendrai ce soir entre minuit moins un quart et minuit prendre le diadème ! » Et vous croyez que j’allais l’attendre quand le diadème était dans ma chambre à coucher.

Le Duc. — Mais il n’y est plus… Vous avez eu la bonté de me le confier et nous l’avons changé de place ensemble.

Gournay-Martin. — Oui et même je l’ai repris, je l’ai là dans ma valise, je l’emporte avec moi.

Pendant ce dialogue, Guerchard est resté à part et réfléchit, puis il interroge Germaine.

Le Duc. — Hein !

Gournay-Martin. — Quoi ?

Le Duc. — Vous trouvez ça prudent ?

Gournay-Martin. — Quoi !

Le Duc. — Si Lupin est décidé à s’emparer du diadème, même par la force, vous risquez gros.

Gournay-Martin. — Ah ! c’est vrai. Je n’avais pas pensé à cela. Alors, que faire.

Le Duc. — Il faut se méfier.

Gournay-Martin. — De tout le monde, comme c’est vrai. Dites-moi. (À Guerchard qui s’avance.) Non, pardon, un instant ; dites-moi, vous avez confiance en Guerchard ?

Le Duc. — En Guerchard !

Gournay-Martin. — Vous croyez qu’on peut avoir en lui pleine confiance ?

Le Duc. — Oh ! Je crois.

Gournay-Martin. — Eh bien, alors, je vais lui confier le diadème. (Ouvrant sa valise.) Tenez, il est beau, n’est-ce pas ?

Le Duc, tenant le coffret ouvert. — Ah ! merveilleux !

Gournay-Martin, à Guerchard. — Monsieur Guerchard, il y a du danger, alors, je vous confie le diadème. Ça ne vous ennuie pas ?

Guerchard. — Au contraire. C’est précisément ce que je voulais vous demander.

Le Duc, lui tend le diadème très lentement. Tous deux ont les bras tendus et tiennent le coffret en même temps. — Il est beau, n’est-ce pas ?

Le duc abandonne le coffret.

Guerchard. — Ah ! merveilleux !

Gournay-Martin, au duc. — Ah ! Jacques, s’il y avait du nouveau, je suis au Ritz. Alors, n’est-ce pas ?…

Il continue à causer avec lui.

Guerchard, à Germaine. — Vous connaissez cette photographie du duc, mademoiselle ? Elle date de dix ans.

Germaine. — Elle date de dix ans ? Eh bien, ce n’est pas le duc.

Guerchard, vivement. — Quoi ?

Germaine. — Comment ?

Guerchard. — Rien… pourtant elle ressemble…

Germaine. — Au duc, tel qu’il est, oui, un peu ; mais pas au duc tel qu’il était. Il a tellement changé.

Guerchard. — Ah !

Germaine. — Le voyage, la maladie… Vous savez qu’il a passé pour mort… Oui, c’est même ce qui inquiétait papa quand il est parti. Maintenant, il va très bien.

Guerchard. — Vous partez aussi, monsieur le duc ?

Le Duc. — Oui. vous n’avez pas besoin de moi ?

Guerchard. — Si !

Le Duc. — C’est que j’ai à faire.

Guerchard. — Vous avez peur ?

Un silence. Le duc réfléchit. Puis comme s’il prenait son parti et qu’il se décidât à jouer le tout pour le tout.

Le Duc. — Ah ! monsieur Guerchard, vous avez trouvé le moyen de me faire rester.

Gournay-Martin. — Oui. Restez. Vous n’êtes pas trop de deux. Au revoir, et merci… Mais quand pourrai-je enfin coucher chez moi ?

Il serre la main à Guerchard et sort.

Germaine, qui rentre à droite, au duc. — Vous ne venez pas ?

Le Duc. — Non, je reste avec monsieur Guerchard.

Germaine. — Eh bien, vous serez frais demain pour aller à l’Opéra. Déjà vous n’avez pas dormi cette nuit. (Guerchard tressaille.) Partir à huit heures du soir de Bretagne pour arriver à six heures du matin en automobile.

Guerchard, avec un sursaut. — En automobile.

Germaine. — Mais je vous préviens. Malade ou non, vous m’accompagnerez à l’Opéra, je veux voir Faust, c’est le jour chic.

Ils sortent.


Scène V

LE DUC, GUERCHARD, BOURSIN

Guerchard, à lui-même, lentement, avec une joie farouche. — En automobile !… mais voilà… tout s’explique… mais oui… voilà… (Il pose sur la table le coffret dans lequel se trouve le diadème. Le duc revient en scène.) Je ne savais pas, monsieur le duc, que vous aviez eu cette nuit une panne en automobile… Si j’avais su, je me serais fait un scrupule.

Le Duc. — Une panne…

Guerchard. — Oui, parti à huit heures, hier soir, vous n’êtes arrivé à Paris qu’à six heures du matin. Vous n’aviez donc pas une forte machine.

Le Duc. — Si, une cent chevaux.

Guerchard. — Bigre ! Vous avez dû avoir une sacrée panne !

Le Duc. — Oui, une panne de trois heures.

Guerchard. — Et personne ne se trouvait là pour vous aider à la réparer ?

Le Duc. — Dame, non ; il était deux heures du matin.

Guerchard. — Oui, il n’y avait personne.

Le Duc. — Personne.

Guerchard. — C’est fâcheux.

Le Duc. — Très fâcheux. J’ai dû réparer l’accident moi-même. C’est ce que vous vouliez dire, n’est-ce pas ?

Guerchard. — Certainement.

Le Duc. — Une cigarette ? Ah ! non, je sais que vous ne fumez que du caporal.

Guerchard. — Si, si, tout de même. (Il prend une cigarette et la regarde.) C’est égal, tout ça est bien curieux.

Le Duc. — Quoi ?

Guerchard. — Tout : vos cigarettes… ces fleurs de salvia… la petite photo qu’on m’a remise… cet homme en tenue de chauffeur et… enfin, votre panne.

Le Duc. — Ah çà ! monsieur, vous êtes ivre…

Il va prendre son pardessus.

Guerchard, se levant et lui barrant le chemin. — Non, ne sortez pas.

Le Duc. — Vous dites ? (Un silence.) Ah çà ! que dites-vous ?

Guerchard, passant sa main sur son front. — Non… je vous demande pardon… je suis fou ! je suis fou !

Le Duc. — En effet !…

Guerchard. — Aidez-moi… voilà ce que je veux dire… Aidez-moi… il faut que vous restiez ici… pour m’aider contre Lupin. Vous comprenez… vous voulez bien ?

Le Duc. — Cela, volontiers. Mais vous n’avez pas l’esprit bien calme… vous êtes inquiétant !…

Guerchard. — Encore une fois, excusez-moi.

Le Duc. — Soit !… mais qu’allons-nous faire ?

Guerchard. — Eh bien, le diadème est là. Il est dans ce coffret…

Le Duc. — Je sais bien qu’il y est puisque je l’ai changé de place cet après-midi. M. Gournay-Martin m’en avait prié.

Guerchard. — Oui, enfin, vous voyez… Il y est.

Le Duc. — Oui, oui, je vois, alors ?

Guerchard. — Alors, nous allons attendre.

Le Duc. — Qui ?

Guerchard. — Lupin.

Le Duc. — Lupin ! Alors, décidément comme dans les contes de fées, vous croyez que, lorsque cette horloge aura sonné douze coups, Lupin entrera et prendra le diadème ?

Guerchard. — Oui, je le crois.

Le Duc. — C’est palpitant !

Guerchard. — Ça ne vous ennuie pas ?

Le Duc. — Au contraire. Faire la connaissance de l’invisible gaillard qui vous roule depuis dix ans, c’est une soirée charmante.

Guerchard. — À qui le dites-vous ?

Le Duc. — À vous. (Ils s’assoient. Un temps. Désignant une porte.) On vient là.

Guerchard, écoutant. — Ah ?… Non.

Le Duc. — Si… tenez, on frappe !

Guerchard. — C’est vrai. Vous avez l’oreille encore plus fine que moi. D’ailleurs, vous avez montré en tout ceci des qualités de véritable policier. (Guerchard, sans quitter le duc des yeux, va ouvrir la porte.) Entre, Boursin. (Boursin entre.) Tu as les menottes ?

Boursin, lui remettant les menottes. — Oui, faut-il que je reste ?

Guerchard. — Non… Il y a nos hommes dans la cour ?

Boursin. — Oui.

Guerchard. — L’hôtel voisin ?…

Boursin. — Plus de communication possible. Tout est gardé.

Guerchard. — Si quelqu’un essaye d’entrer, (Coup d’œil au duc.) n’importe qui, qu’on l’empoigne… (Au duc, en riant.) Au besoin, qu’on tire dessus.

Sort Boursin.

Le Duc. — Fichtre ! Vous êtes ici dans une forteresse.

Guerchard. — Monsieur le duc, c’est plus vrai encore que vous ne pensez, j’ai des hommes à moi derrière chacune de ces portes.

Le Duc, l’air ennuyé. — Ah !

Guerchard. — Cela paraît vous ennuyer.

Le Duc. — Beaucoup, sapristi ! Mais alors, jamais Lupin ne pourra pénétrer dans cette pièce !

Guerchard. — Difficilement… à moins qu’il ne tombe du plafond… ou à moins…

Le Duc. — À moins qu’Arsène Lupin ne soit vous.

Guerchard. — En ce cas, vous en seriez un autre.

Ils rient tous deux.

Le Duc. — Elle est bonne. Eh bien, sur ce, je m’en vais.

Guerchard. — Hein ?

Le Duc. — Dame ! Je restais pour voir Lupin… du moment qu’il n’y a plus moyen de le voir…

Guerchard. — Mais si… Mais si… restez donc…

Le Duc. — Ah !… vous y tenez ?

Guerchard. — Nous le verrons.

Le Duc. — Bah !

Guerchard, en confidence. — Il est déjà ici.

Le Duc. — Lupin ?

Guerchard. — Lupin !

Le Duc. — Où ça ?

Guerchard. — Dans la maison !

Le Duc. — Déguisé, alors ?

Guerchard. — Oui.

Le Duc. — Un de vos agents, peut-être ?…

Guerchard. — Je ne crois pas.

Le Duc. — Alors, s’il est déjà ici, nous le tenons… Il va venir.

Guerchard. — J’espère, mais osera-t-il ?

Le Duc. — Comment ?

Guerchard. — Dame ! Vous l’avez dit vous même, c’est une forteresse. Lupin était peut-être décidé à entrer dans cette pièce, il y a une heure, mais maintenant.

Le Duc. — Eh bien ?

Guerchard. — Eh bien, maintenant, c’est qu’il faudrait un rude courage, vous savez. Il faudrait risquer le tout pour le tout et jeter bas le masque. Lupin ira-t-il se jeter dans la gueule du loup ? Je n’ose pas y croire. Votre avis ?

Le Duc. — Dame ! Vous devez être plus au courant que moi, vous le connaissez depuis dix ans, vous… tout au moins de réputation…

Guerchard, s’énervant peu à peu. — Je connais aussi sa manière d’agir. Depuis dix ans, j’ai appris à démêler ses intrigues, ses manœuvres… Oh ! son système est habile… Il attaque l’adversaire… Il le trouble… (Souriant.) tout au moins il essaye. C’est un ensemble de combinaisons enchevêtrées, mystérieuses ; moi-même, j’y ai été pris souvent. Vous souriez ?

Le Duc. — Ça me passionne !

Guerchard. — Moi aussi. Mais, cette fois, j’y vois clair. Plus de ruses, plus de sentiers dérobés, c’est au grand jour que nous combattons !… Lupin a peut-être du courage, il n’a que le courage des voleurs…

Le Duc. — Oh !

Guerchard. — Mais oui, les gredins n’ont jamais beaucoup de vertu.

Le Duc. — On ne peut pas tout avoir.

Guerchard. — Leurs embûches, leurs attaques, leur belle tactique, tout cela c’est bien court.

Le Duc. — Vous allez un peu loin.

Guerchard. — Mais non, monsieur le duc, croyez-moi, il est très surfait, ce fameux Lupin.

Le Duc. — Pourtant… il a fait des choses qui ne sont pas trop mal.

Guerchard. — Oh !

Le Duc. — Si… Il faut être juste… Ainsi, le cambriolage de cette nuit, ce n’est pas inouï, mais, enfin, ce n’est pas mal. Ce n’est pas si bête, l’escroquerie des automobiles.

Guerchard. — Peuh !

Le Duc. — Ce n’est pas mal, dans une seule semaine : un vol à l’ambassade d’Angleterre, un autre au ministère des Finances et le troisième chez M. Lépine.

Guerchard. — Oui.

Le Duc. — Et puis, rappelez-vous le jour où il s’est fait passer pour Guerchard. Allons, voyons… entre nous, sans parti pris… ça n’est pas mal.

Guerchard. — Non. Mais il a fait mieux récemment… Pourquoi ne parlez-vous pas de ça ?

Le Duc. — Ah ! de quoi ?

Guerchard. — Du jour où il s’est fait passer pour le duc de Charmerace.

Le Duc. — Il a fait ça ? Oh ! le bougre !… Mais vous savez, je suis comme vous, moi. Je suis si facile à imiter.

Guerchard. — Pourtant, monsieur le duc, ce qui eût été amusant, c’eût été d’arriver jusqu’au mariage…

Le Duc. — Oh ! s’il le voulait… mais vous savez, pour Lupin, la vie d’un homme marié…

Guerchard. — Une grande fortune… une jolie fille…

Le Duc. — Il doit en aimer une autre…

Guerchard. — Une voleuse, peut-être…

Le Duc. — Qui se ressemble… Puis, voulez-vous mon avis ? Sa fiancée doit l’embêter…

Guerchard. — C’est égal, c’est navrant, pitoyable, avouez-le, que la veille du mariage il ait été assez bête pour se démasquer. Et, au fond, hein ! est-ce assez logique ?… Lupin perçant sous Charmerace, il a commencé par prendre la dot au risque de ne plus avoir la fille.

Le Duc. — C’est peut-être ce qu’on appellera le mariage de raison.

Guerchard. — Quelle chute ! Être attendu à l’Opéra demain soir, dans une loge, et passer cette soirée-là, au dépôt… avoir voulu, dans un mois, comme duc de Charmerace, monter en grande pompe les marches de la Madeleine et dégringoler les escaliers du beau-père, ce soir, (Avec force.) oui, ce soir, le cabriolet de fer aux poignets… hein ! est-ce assez la revanche de Guerchard ! de cette vieille ganache de Guerchard ?… Le Brummel des voleurs en bonnet de prison… Le gentleman cambrioleur sous les verrous !… Pour Lupin ça n’est qu’un petit ennui, mais pour un duc, c’est un désastre… Allons ! voyons, à votre tour, sans parti pris, vous ne trouvez pas ça amusant ?…

Le Duc, qui est assis devant lui, relève la tête et, froidement. — T’as fini ?…

Guerchard. — Hein ?

Ils se dressent l’un devant l’autre.

Le Duc. — Moi, je trouve ça amusant.

Guerchard. — Et moi, donc.

Le Duc. — Non, toi tu as peur.

Guerchard. — Peur ? Ah ! ah !

Le Duc. — Oui, tu as peur. Et si je te tutoie, gendarme, ne crois pas que je jette un masque… Je n’en porte pas. Je n’ai rien à démasquer. Je suis le duc de Charmerace.

Guerchard. — Tu mens ! Tu t’es évadé, il y a dix ans, de la Santé. Tu es Lupin ! Je te reconnais maintenant.

Le Duc. — Prouve-le.

Guerchard. — Oui.

Le Duc. — Je suis le duc de Charmerace.

Guerchard. — Ah !

Le Duc. — Ne ris donc pas. Tu n’en sais rien.

Guerchard. — On se tutoie, pourtant.

Le Duc. — Qu’est-ce que je risque ? Peux-tu m’arrêter ? Tu peux arrêter Lupin… mais arrête donc le duc de Charmerace, honnête homme, dandy à la mode, membre du Jockey et de l’Union, demeurant en son hôtel, 34 bis, rue de l’Université ; arrête donc le duc de Charmerace, fiancé à Mlle Gournay-Martin.

Guerchard. — Misérable !

Le Duc. — Eh bien, vas-y !… sois ridicule, fais-toi fiche de toi par tout Paris… fais-les entrer tes flics… As-tu une preuve ?… une seule ?… non, pas une…

Guerchard. — Oh ! j’en aurai.

Le Duc. — Je crois… Tu pourras m’arrêter dans huit jours… après-demain, peut-être… peut-être jamais… mais pas ce soir, c’est certain…

Guerchard. — Ah ! si quelqu’un pouvait t’entendre !

Le Duc. — Ne te frappe pas… Ça ne prouverait rien. D’abord, le juge d’instruction te l’a dit. Quand il s’agit de Lupin, tu perds la boule. Tiens ! Le juge d’instruction, voilà un garçon intelligent.

Guerchard. — En tout cas, le diadème, ce soir…

Le Duc. — Attends, mon vieux… Attends. (Se levant.) Sais-tu ce qu’il y a derrière cette porte ?

Guerchard, sursautant. — Hein ?

Le Duc. — Froussard, va.

Guerchard. — Nom de nom !

Le Duc. — Je te dis que tu vas être pitoyable !

Guerchard. — Cause toujours.

Le Duc. — Pitoyable ! De minute en minute et à mesure que l’aiguille se rapprochera de minuit, tu seras épouvanté… (Violemment.) Attention !

Guerchard, bondissant. — Quoi ?

Le Duc. — Ce que tu as la trouille !

Guerchard. — Cabot !

Le Duc. — Oh ! tu n’es pas plus lâche qu’un autre… mais qui peut supporter l’angoisse de ce qui va survenir et qu’on ne connaît pas ? (Avec force.) J’ai raison, tu le sens, tu en es sûr. Il y a au bout de ces minutes comptées un événement fatal, implacable. Ne hausse donc pas les épaules, tu es vert.

Guerchard. — Mes hommes sont là… Je suis armé.

Le Duc. — Enfant ! Mais souviens-toi, souviens-toi que c’est toujours quand tu avais tout prévu, tout combiné, tout machiné, souviens-toi que c’est alors que l’accident jetait bas tout ton échafaudage. Rappelle-toi, c’est toujours au moment où tu vas triompher qu’il te bat et il ne te laisse atteindre le sommet de l’échelle que pour mieux te flanquer par terre.

Guerchard. — Mais avoue-le donc, tu es Lupin.

Le Duc. — Je croyais que tu en étais sûr…

Guerchard, tirant ses menottes. — Ah ! je ne sais pas ce qui me retient, mon petit.

Le Duc, vivement et avec hauteur. — Assez, n’est-ce pas ?

Guerchard. — Hein ?

Le Duc. — En voilà assez, je veux bien jouer à ce qu’on se tutoie tous les deux, mais ne m’appelez pas votre petit.

Guerchard. — Va, va… Tu ne m’en imposeras plus longtemps.

Le Duc. — Si je suis Lupin, arrêtez-moi.

Guerchard. — Dans trois minutes ! ou alors, c’est qu’on aura pas touché au diadème.

Le Duc. — Dans trois minutes on aura volé le diadème et vous ne m’arrêterez pas.

Guerchard. — Ah ! je jure bien… je jure…

Le Duc. — Ne fais pas de serments imprudents. Plus que deux minutes.

Il tire son revolver.

Guerchard. — Hein ? Ah ! mais non.

Il prend aussi son revolver.

Le Duc. — Voyons ! vous ne m’avez pas recommandé de tirer sur Lupin ?

Guerchard. — Eh bien !

Le Duc. — Eh bien, j’apprête mon revolver puisqu’il va venir… Plus qu’une minute…

Guerchard, allant vers la porte. — Nous sommes en nombre !

Le Duc. — Ah ! poule mouillée !

Guerchard. — Eh bien, non, moi, moi tout seul.

Le Duc. — Imprudent !

Guerchard. — Au moindre geste que vous ferez… au moindre mouvement… je fais feu.

Le Duc. — Je m’appelle le duc de Charmerace, vous serez arrêté le lendemain.

Guerchard. — Je m’en fous.

Le Duc. — Plus que cinquante secondes.

Guerchard. — Oui.

Le Duc. — Dans cinquante secondes le diadème sera volé.

Guerchard. — Non.

Le Duc. — Si !

Guerchard. — Non, non, non. (La pendule se met à sonner ; ils se mesurent du regard. Deux fois, le duc esquisse un mouvement. Guerchard, à chaque fois, se précipite. Au deuxième coup, ils s’élancent tous deux. Le duc prend son chapeau qui est à côté du diadème et Guerchard saisit le diadème.) Ah ! je l’ai… Enfin… Ai-je gagné ? Suis-je roulé cette fois-ci ? Lupin a-t-il pris le diadème ?

Le Duc, gaiement, mettant son paletot. — J’aurais bien cru… Mais es-tu bien sûr ?

Guerchard. — Hein ?

Le Duc, se retenant de rire, et tout en sonnant. — Tiens ! rien qu’au poids… Il ne te semble pas un peu léger ?

Guerchard. — Quoi ?

Le Duc, pouffant. — Celui-là est faux !

Guerchard. — Tonnerre de Dieu !

Le Duc, à part, entr’ouvrant son paletot qui cache le diadème. — Celui-là est vrai. (Aux agents qui entrent.) On a volé le diadème.

Il s’enfuit par la porte de gauche.

Guerchard, se réveillant de sa torpeur. — Tonnerre de Dieu ! Où est-il ?

Boursin. — Qui ça ?

Guerchard. — Mais le duc ?

Les Hommes. — Le duc ?

Guerchard. — Mais empêchez-le de sortir. Suivez-le… Arrêtez-le. (Affolé.) Rattrapez-le avant qu’il ne rentre chez lui.

rideau

Le Duc, à part : « Celui-là est vrai ! »