Au pays des pardons, 1894/Saint-Yves

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H. Caillière, éditeur — A. Lemerre éditeur (p. --81).


Saint-Yves
Le Pardon des Pauvres.


I.



Saint-Yves est le dernier en date et, si je ne me trompe, le seul canonisé de nos saints d’origine bretonne.[1] Il est aussi à peu près le seul dont la réputation ait franchi les limites de la province. Un an après sa canonisation, il avait à Paris, rue Saint-Jacques, une chapelle ou collégiale qui a subsisté jusqu’en 1823. Au XIe siècle, on lui bâtissait au cœur même de Rome une église avec cette dédicace : Divo Yvoni Trecorensi ; et, plus tard, dans la même ville, on vit se fonder sous son patronage, des confréries d’hommes de justice qui pourvoyaient, par une sorte d’assistance judiciaire, à la défense des pauvres et des petits. Angers, Chartres, Évreux, Dijon lui consacrèrent des autels. À Pau, le parlement faisait, en robes rouges, une procession en son honneur. À Anvers, des fragments de ses reliques, enchâssés dans l’irénophore, étaient donnés à baiser, les jours d’audience, aux membres de la cour. Rubens peignit pour l’université de Louvain un tableau qui le représentait. Dernièrement enfin, on a découvert à San Giminiano, près de Pérouse, une fresque de Baccio della Porta qui montre le saint avocat donnant à une clientèle en haillons des consultations gratuites.

Mais il va sans dire que c’est surtout en Bretagne, et plus particulièrement au pays de Tréguier, que sa mémoire et son culte persistent à fleurir.

Les sentiers sinueux qui mènent à travers champs à son sanctuaire du Minihy sont fréquentés toute l’année par les pèlerins qui vont implorer son aide. Les suppliants affluent des hâvres de la côte voisine et des pentes lointaines du Ménez.

Un soir que je revenais de visiter la tour Saint-Michel, qui domine de sa haute ruine solitaire tout le paysage trégorrois, je ne fus pas peu surpris de voir poindre à un tournant de la route trois petites lueurs qui scintillaient faiblement dans le crépuscule déjà sombre, tandis qu’au milieu du grand silence s’élevait un bruit de voix, très doux, très monotone, un susurrement continu et plaintif. En m’approchant, je distinguai un groupe de femmes assises côte à côte sur un tas de pierres, au bord du chemin. Chacune d’elles tenait à la main un cierge dont la flamme montait, à peine vacillante, dans l’air tranquille. Je leur donnai le bonsoir en breton, et elles s’interrompirent de prier pour me demander si elles étaient encore loin de Saint-Yves. Elles arrivaient de Pleumeur-Bodou, d’une seule traite, sans avoir pris aucune nourriture, et elles se reposaient là, un instant. Leur dessein était de passer la nuit en oraison, dans l’église, de faire, comme elles disaient, « la veillée devant le saint », puis de s’en retourner chez elles, après la première messe, toujours pieds nus et à jeun.

« — Et vous portez ces cierges, ainsi allumés, depuis Pleumeur ?

« — Sans doute. »

« — Pourquoi ? »

« — Parce que cela est dans notre vœu. »

« — Ce vœu, peut-on savoir quel il est ? »

Ma question, paraît-il, était indiscrète. Les femmes se regardèrent entre elles, et la plus âgée des trois, figure sèche et basanée de pilleuse d’épaves, me répondit avec dureté :

« — Vous n’êtes pas « Monsieur saint Yves béni, » ce me semble. »

En même temps elle se levait, faisant signe à ses compagnes. Je les vis s’enfoncer dans l’obscurité, l’une derrière l’autre, à la file, avec des arrêts subits, dès que la flamme des cierges, échevelée par le vent de la marche, menaçait de s’éteindre. J’étais aux portes de Tréguier que j’entendais encore le fredon, de plus en plus lointain, de leurs voix : on eût dit un essaim d’abeilles voyageant d’arbre en arbre, dans la profondeur sonore de la nuit…

Cette rencontre m’est restée présente, entre mille autres, faites dans les mêmes parages, — sans doute à cause de l’impression de mystère qu’elle m’a laissée.

C’est une tradition en Bretagne que chaque saint a sa spécialité curative. Maudez guérit des furoncles ; Gonéry, de la fièvre ; Tujen, de la morsure des chiens enragés. Yves, lui, est, selon l’expression populaire, « bon pour tout ». De là sa supériorité. On peut s’adresser à lui en n’importe quelle occurrence. Lorsque saint Yves s’est mis une chose dans la tête, il en vient toujours à bout. Telle est la conviction générale. Aussi, tandis que la plupart des vieux thaumaturges locaux ont vu, en ces derniers temps, décroître leur prestige, le sien n’a fait qu’augmenter ; comme me disait une vieille, il les dépasse tous de son bonnet carré. Il est aux yeux des Bretons, le savant, le docteur par excellence ; et ils ont une foi invincible dans ses lumières, certains, d’ailleurs, qu’il n’en usera jamais pour les tromper. Car il n’est pas seulement la science même, il est encore la droiture incarnée. C’est le grand justicier, l’arbitre impeccable et incorruptible. L’image la plus fréquente que l’on donne de lui le représente assis dans son tribunal, entre le bon pauvre dont il accueille la requête et le mauvais riche dont il repousse la bourse. Cela est d’un symbolisme transparent et naïf. Soyez assurés que le bon pauvre personnifie le peuple breton lui-même, ce peuple de miséreux durcis à la peine, pour qui les conditions de la vie sont demeurées si précaires et sur qui n’a pas cessé de peser le long héritage d’oppression et d’iniquité dévolu à la plupart des communautés celtiques. Lui aussi, comme le bon pauvre, il tient en main son rouleau de papier où sont inscrits ses doléances, sa plainte séculaire, son indomptable espoir. Car, en dépit des cruelles écoles de son passé, il n’a renoncé à aucun de ses vieux rêves, rien abdiqué de son idéal ancien. Affamé de justice il est resté fidèle à la religion du droit ; comme toutes les races qui ont souffert, il se berce d’une grande illusion messianique. Et, en attendant le jour improbable où elle deviendra une réalité, il met sa confiance en saint Yves, l’avocat des humbles, l’irréprochable thaumaturge redresseur de torts. C’est à lui que les Trégorrois ont recours toutes les fois qu’ils se tiennent pour gravement lésés, et, en le faisant juge de leur querelle, ils l’invoquent sous le beau nom de « Saint Yves le Véridique », Sant Ervoan ar Wirionez[2]


II.


Le lieu où il donne, en cette qualité, ses audiences n’est point son église du Minihy, mais, sur une des collines d’en face, de l’autre côté du Jaudy, un étroit emplacement ombragé d’ormes et dominant la crique de Porz-Bihan.

Là s’élevait naguère une chapelle dédiée à saint Sul, sur les terres des seigneurs du Verger, de la famille de Clisson. Ceux-ci lui adjoignirent, vers le XVIIIe siècle, un ossuaire en granit destiné à leur servir de caveau funéraire. Après la Révolution, la chapelle subit le sort de quantité d’autres oratoires que le manque de ressources des fabriques paroissiales, souvent aussi l’incurie du clergé, a laissé tomber en ruines. Elle disparut, mais l’ossuaire resta debout. Les statues des saints que la chapelle ne pouvait plus abriter y trouvèrent un refuge. Parmi elles était une image de saint Yves, très ancienne, d’un caractère un peu barbare, et qui, pour ces deux raisons, était regardée par les gens du pays comme une reproduction en quelque sorte authentique.

J’ai vu, dans mon enfance, l’édicule de Porz-Bihan.

Une vieille femme de Pleudaniel, où nous habitions, m’y mena un jour. Elle s’appelait Mônik — diminutif familier de Mône ou Marie-Yvonne. — De son métier, elle était cardeuse d’étoupes ; et, tout l’hiver, elle cardait. Je m’esquivais, souvent, à la tombée de la nuit, pour aller m’asseoir près d’elle dans l’âtre où elle travaillait, accroupie, à la lueur d’une chandelle de résine. Elle avait une prodigieuse mémoire, en dépit de ses soixante-dix ans, et elle savait des choses surprenantes que je n’ai jamais entendu dire qu’à elle. Elle les disait d’une voix lente, posée, toujours égale. On avait tant de plaisir à l’écouter qu’on ne prenait pas garde au grincement des peignes — si même il n’y avait pas dans cet accompagnement strident je ne sais quel charme de plus.

Sur la fin de la saison froide, dès que les pâles soleils de mars commençaient à luire, Mônik changeait d’occupations. Elle se faisait alors « pèlerine ». Des gens la venaient trouver, la priaient, moyennant un modique salaire, de se rendre à tel oratoire, à telle fontaine qu’ils désignaient, et d’y remplir leurs dévotions à leur place. À partir de ce moment, ses journées se passaient à trotter les chemins. Un matin, je la vis qui achevait de nouer ses souliers sur le pas de sa porte.

« — Et de quel côté allez-vous aujourd’hui, Mônik vénérable ? »

« — Pas loin, mon petit… Au pays de Trédarzec : deux lieues à peine, par la traverse. »

« — Savez-vous, mère Môn ; puisque c’est si près, laissez-moi vous accompagner. »

Elle hocha la tête à plusieurs reprises, en faisant : heu !… heu !… d’un air indécis, comme si ce que je lui demandais là eût été très grave. Puis, au bout d’un instant :

« — Viens tout de même », me dit-elle.

Nous nous mîmes en route, dans l’exquise fraîcheur des choses matinales. J’étais tout fier de voyager ainsi aux côtés de la vieille Môn que je considérais comme une personne d’essence supérieure, en commerce perpétuel avec les saints. Nous suivions des sentiers qui n’étaient certainement connus que d’elle, et qui coupaient court, à peine frayés, à travers les hautes herbes des prairies et les fourrés épineux des landes. Un grand silence planait sur la campagne mouillée. Nous marchions d’une bonne allure. Voici que, dans la montée de Kerantour, je crus m’apercevoir que Mônik boitillait d’une jambe.

« — Ce n’est rien, fit-elle : j’ai mettre dans mon soulier quelque chose qui me gêne un peu. »

« — Déchaussez-vous. »

Elle eut un geste de la main, comme pour me dire : « Ne t’occupe point de cela ; c’est mon affaire, et non la tienne ». Et elle continua de cheminer de la sorte, en marmottant de vagues oraisons auxquelles je ne comprenais rien. Au bourg de Trédarzec, elle fit une halte sous le porche de l’église, m’invitant à m’asseoir sur une des pierres tombales du cimetière pour attendre qu’elle eût fini…

L’instant d’après ; nous étions de nouveau en pleins champs.

« — Maintenant, me dit Mônik, paix ! Ne me parle plus… Contente-toi, pour te distraire, de siffler aux merles. »

Je lui trouvai une mine étrange, un air assombri et presque farouche. Dans sa vieille figure flétrie, à la peau rugueuse et plissée comme une écorce de chêne, ses petits yeux brillaient d’un éclat singulier. Il me vint à l’esprit des pensées déplaisantes qui me gâtèrent toute ma joie de tantôt. Si j’avais osé, je serais retourné sur mes pas. Aussi n’ai-je gardé de cette partie du trajet que des souvenirs confus. Par intervalles, on traversait des aires de fermes. Monik était universellement connue ; les ménagères se montraient sur le seuil et la saluaient au passage :

« — Ah ! ah ! Mônik, on va donc là-bas ? »

« — Oui, oui, une fois encore !… Quand les choses ne sont pas droites, il faut bien recourir à quelqu’un qui les redresse. »

Ces propos énigmatiques, échangés d’un ton rapide, n’étaient pas pour diminuer mon malaise. — Au creux d’un ravin, entre des rebords en granit rongés par les mousses, dormait tristement une fontaine à l’eau ténébreuse et glacée. Monik s’agenouilla sur la margelle ; je crus qu’elle voulait boire. Mais point. Elle se contenta de puiser quelques gouttes dans ses deux mains et d’en asperger le sol autour d’elle, en murmurant de vagues paroles. — Ce furent ensuite des terres hautes, des meziou, des friches dénudées et houleuses, un dernier plateau enfin, et, devant nous, par delà le miroitement calme de la rivière, Tréguier surgit, lumineuse, poussée d’un seul jet, ainsi qu’une ville de rêve, avec les teintes pourprées de ses vieux toits, son peuple de clochetons, et la flèche de sa cathédrale, toute rose, de grands vols de martinets tournoyant au-dessus. Le long du quai planté d’arbres, les vergues des navires, enchevêtrées aux branches, semblaient avoir retrouvé la frondaison de leurs printemps d’autrefois. Les moindres bruits arrivaient à nous, très distincts ; on percevait jusqu’au claquement des sabots sur le pavé ; des refrains de calfats se croisaient dans l’air. À l’arrière-plan se voyaient le Minihy, dans un fouillis de verdures, et Plouguiel, détaché en silhouette sur un dos de promontoire. Tréguier m’apparut, ce jour-là comme une cité merveilleuse au centre d’un paysage enchanté…

Monik cependant venait de prendre à droite, par une gênetaie ; un colombier désert y projetait son ombre mélancolique. Non loin, deux ou trois maisons de pauvres, couvertes en glui ; en contre-bas, un bouquet d’ormes ébouriffés par les vents d’ouest, et, à leur pied, dans un retrait, une petite construction bizarre, semi-chapelle, semi-crèche. Nous étions au terme de notre course.

« — Fais ta prière, enfant, me dit Môn. Ici demeure le grand saint des Bretons, ici demeure Yves le Véridique. »

C’étaient les premiers mots qu’elle m’adressait depuis Trédarzec. Elle ajouta :

« — Mais, d’abord, regarde bien. Sa statue est celle que tu vois dans cet angle. Il y est représenté tel exactement qu’il était de son vivant, du temps qu’il était recteur de Tréguier[3]. »

Une vapeur diffuse emplissait le sanctuaire qui ne recevait de jour que par la porte et par une espèce de lucarne percée dans un des murs latéraux. Au fond était dressé un autel en maçonnerie, blanchi à la chaux, où, sur la table de pierre, sans nappe ni ornements, une rangée de saints s’appuyaient les uns aux autres, épaule contre épaule, comme une bande d’hommes ivres. Ils avaient, pour la plupart, des traits à la fois rudes et bénins, encadrés d’une chevelure moutonneuse et d’une barbe en collier, et rappelaient à s’y méprendre les gens de notre entourage habituel, — pêcheurs du Trieux et mariniers du Jaudy. Une statue isolée occupait l’encoignure de droite ; c’était elle que me désignait Monik. Elle était de taille humaine, beaucoup plus haute que les précédentes, mais tout aussi fruste ; le bois en était fendillé, pourri, entaché de lèpres et de moisissures. La figure seule avait gardé les traces d’un peinturlurage ancien, étrangement blêmi ; et sa pâleur mate semblait luire dans l’ombre, comme si elle eût été phosphorescente. On eût dit la face d’un mort, éclairée d’un reflet de cierges. Je ne la contemplai du reste qu’à la dérobée, et dans des dispositions d’âme où la peur l’emportait sur h dévotion et même sur la curiosité. Je n’étais pas sans savoir de quels attributs terribles cette image passait pour être douée. La cardeuse d’étoupes, durant les veillées d’hiver, par des allusions, des demi-confidences, m’en avait instruit un tant soit peu. Et je n’étais pas très rassuré de me trouver face à face avec cette tête glabre dont les yeux étaient d’une fixité déconcertante. Monik avait délacé son soulier gauche, celui du pied dont elle boitait, et, en ayant

retiré une de ces petites monnaies de bronze, encore fréquentes à cette époque dans le pays et qu’on appelait des pièces « de dix-huit deniers », elle l’alla poser délicatement dans un pli de l’aube du saint puis, troussant sa cotte et appuyant ses genoux nus au sol humide, elle entra en oraison.

Ce fut long, très long. Je m’étais assis dans l’herbe, en dehors de l’oratoire, l’esprit occupé à suivre des voiles qui descendaient la rivière, unie et verte comme un lac. Soudain, Monik se mit à parler tout haut, d’un ton âpre. Je me penchai, et je la vis qui, debout, interpellait le saint assez durement, en le secouant par l’épaule. À plusieurs reprises elle cria en breton :

« — Si le droit est pour eux, condamne-nous ! Si le droit est pour nous, condamne-les ; fais qu’ils sèchent sur pied et meurent dans le délai prescrit !… »[4]

Il y avait, dans l’accent et dans le geste, je ne sais quoi de sauvage et de troublant.

La vieille sortit du sanctuaire, les yeux allumés d’une flamme mauvaise, et en fit le tour à l’extérieur par trois fois. Le troisième tour accompli, elle s’agenouilla devant l’entrée. Quand elle se releva, elle avait son expression accoutumée, sa figure d’aïeule, d’une enfantine douceur, et dont les rides même semblaient sourire.

« — C’est fini, » me dit-elle. « Allons-nous-en bien vite ! »

Il fut délicieux, ce retour, dans la joie de la lumière du midi, par une belle journée de printemps hâtif. Môn causait, causait, comme pour se dédommager du silence qu’elle avait dû observer jusque-là. À Trédarzec elle voulut absolument me faire manger des gâteaux à une petite « boutique » en plein vent. Elle était gaie ; des bouts de chansons lui venaient aux lèvres ; jamais je ne lui avais vu cette exubérance. Et elle ne boitait plus — oh ! plus du tout, — trottinait au contraire, d’une allure ingambe, avec des sautillements d’oiseau.

« — Vous avez l’air tout heureux, vieille mère ? »

« — Je suis heureuse, en effet, mabik[5]. J’ai un poids de moins sur le cœur. Parmi les commissions qu’on me donne à faire, il en est qui ne sont pas agréables, mon enfant. »

« — Et quelle était celle d’aujourd’hui, s’il vous plaît ? »

« — Chut ! » murmura-t-elle, en faisant mine d’écouter un pinson qui s’égosillait au-dessus de nous, dans une touffe d’aulnes. Je n’osai pas insister ; on parla d’autre chose…

Ce que Môn, par scrupule professionnel, se refusait à m’apprendre, je l’ai su depuis.

Un patron de barque de Camarel, en Pleudaniel, avait eu maille à partir avec son unique matelot, à propos d’un règlement de comptes sur lequel ils ne s’étaient point trouvés d’accord. De là des paroles aigres et une mésintelligence qui alla croissant. On continua de pêcher ensemble, mais on passait souvent vingt et trente heures au large sans échanger un mot. Et les personnes entendues de dire :

« — Vous verrez que cela finira mal ! »

Une nuit, le matelot se présenta, l’air égaré, les vêtements ruisselants, au poste des douanes de Lézardrieux. Il raconta que la barque — qui était « mûre » — avait touché une roche, qu’elle avait coulé à pic, et que le patron, ne sachant pas nager, avait dû « trinquer » une fois pour toutes.

Il n’y avait dans ce récit rien d’invraisemblable. On n’inquiéta point le matelot. Les commères de Camarel, cependant, ne laissaient pas de jaser ; excitée par elles, la veuve du noyé fit un esclandre public, dans le cimetière, à l’enterrement du cadavre retrouvé au bout du neuvième jour[6].

« — Oui ! oui ! s’écria-t-elle, au moment où le cercueil disparaissait dans la fosse, « — nous savons comment tu es mort !… Ils pleureront aussi, crois-moi, ceux que ta perte a réjouis en secret !… »

À partir de ce moment, la vie ne fut plus tenable pour le matelot. Il n’était point d’avanies qu’il n’eût à subir de la part de la veuve et de sa nombreuse parenté. En vain voulut-il se louer à un autre patron : partout il lui fut répondu, sur un ton de sanglante ironie, qu’on n’avait pas besoin à bord d’un homme qui « portait malheur ». Désespéré, sur le point de quitter le pays, il se rendit chez Monik, à la nuit close, pour n’être vu de personne.

« — Il faut qu’Yves le Véridique prononce entre la veuve et moi. Je te prie de l’aller trouver en mon nom… »

On sait avec quelle ponctualité la « pèlerine » par procuration s’acquitta de cet office.

Il paraît que, dans le cours de l’année, la veuve tomba en « languissance », sécha sur pied comme une plante atteinte dans ses racines et, finalement, trépassa. Le matelot avait eu gain de cause…

C’est chose superflue, j’imagine, de faire remarquer combien cette forme populaire du culte de saint Yves rappelle la fameuse épreuve du Jugement de Dieu si usitée au moyen âge[7]. Aujourd’hui, le petit oratoire de Porz-Bihan n’existe plus. Quand j’y suis revenu, cet été, pour y rafraîchir mes impressions d’autrefois, j’ai revu, dans le ravin, la vieille fontaine, avec son eau si noire qu’elle ne m’a point renvoyé mon image lorsque je m’y suis penché ; et, sur le plateau découvert, j’ai revu le colombier promenant autour de lui la même ombre solitaire. J’ai aussi reconnu les ormes, plus tordus que jamais et comme immobilisés en des attitudes paralytiques. Au bord de la route pierreuse, c’était le même groupe de chaumières basses aux lourdes toitures, aux murailles disjointes étayées par des rames. Mais de l’édicule ancien plus rien ne restait, si ce n’est les fondations peut-être, quelques moellons épars enfouis sous de grandes ronces où des enfants d’alentour, pareils au petit coureur de champs que je fus naguère, cueillaient des mûres à pleines mains.

J’ai dit ailleurs[8] à quelle occasion le sanctuaire fut détruit. Le recteur de Trédarzec, en la paroisse de qui il était situé, y mit le premier la pioche. Il le fit raser entièrement et relégua la statue du saint dans le grenier du presbytère. Mais il est plus facile de démolir un mur que de déraciner une coutume, surtout en Bretagne. On n’en continue pas moins de venir prier sur l’emplacement de l’oratoire disparu. Dernièrement, une femme du pays de Goëlo, qui avait été spoliée par un notaire, y passa la nuit, prosternée sur le sol, sous la pluie qui tombait à verse, — et s’en retourna chez elle à demi morte de froid, mais sûre d’être vengée. Vous trouverez aux environs des gens pour vous affirmer que le saint fait chaque soir le trajet du bourg à Porz-Bihan pour reprendre possession, jusqu’au matin, de sa « maison » en ruines : ils l’ont rencontré.

La légende ne s’arrête pas en si bon chemin. S’il faut l’en croire, le recteur « sacrilège » fut puni par saint Yves lui-même de son « forfait », voici dans quelles circonstances :

Certaine après-dînée, trois hommes étrangers à la paroisse se présentent à la porte du presbytère.

« — Qu’y a-t-il pour votre service ? » leur demande la servante.

« — Nous voudrions parler à M. le recteur. »

« — Il est à table. Que désirez-vous de lui ? »

« — Qu’il nous permette de nous agenouiller devant l’image d’Yves le Véridique, laquelle est, dit-on, prisonnière dans son grenier. »

Impressionnée par le ton singulier dont étaient prononcées ces paroles, la servante s’empressa d’avertir son maître, bien qu’il n’aimât guère à être dérangé au cours de ses repas. Le recteur, sa serviette à la main, parut aussitôt sur le seuil de la salle à manger. Il avait la mine furieuse.

« — Sortez d’ici, cria-t-il, vagabonds de grand’route que vous êtes ! Saint Yves n’a que faire de vos prières homicides. »

« — Soit ! répondit avec calme l’un des inconnus. Puisqu’il en est ainsi, nous t’assignons tous les trois à son tribunal. C’est aujourd’hui samedi. Il te reste la nuit pour te repentir. Demain tu ne célébreras pas la grand’messe !… »

Là-dessus, les personnages mystérieux s’évanouirent, sans qu’on sût comme.

… Le recteur a gagné son lit à l’heure habituelle. Il est triste. Des pensées funèbres le hantent. La servante aussi se sent le cœur étreint d’une angoisse. Elle a beau se tourner et se retourner entre ses draps, elle ne peut s’endormir ; la sinistre prophétie des trois pèlerins retentit obstinément à ses oreilles… Soudain, elle sursaute : par l’escalier du grenier descend un pas lourd, le pas de quelqu’un « qui serait en bois ». Il résonne maintenant dans le corridor. Une porte s’ouvre, un cri part. Et c’est ensuite une plainte longue, entrecoupée de hoquets, comme un râle. Est-ce chez le recteur ? chez le vicaire ? Il sera toujours temps d’y aller voir. Un malheur ne s’apprend jamais que trop vite. Et la servante se tient coite, la face au mur, avec une sueur d’épouvante qui lui ruisselle par tout le corps…

Lorsqu’on entra le lendemain, au petit jour, dans la chambre du recteur, on le trouva dans son lit, mort, et la couverture ramenée sur le visage.

III


Est-il besoin d’ajouter que tout cet ensemble de superstitions auquel le culte d’Yves le Véridique a donné naissance n’est — aux yeux même de nos paysans — qu’une perversion du culte pur, autrement large, autrement humain, qu’ils rendent au vrai saint Yves ?

Parcourez les chaumières du littoral ou, comme on dit en breton, de l’armor trégorrois. Ce qui vous frappe, dès le seuil, c’est une enluminure naïve peinte à fresque par un artiste sans prétentions, à l’endroit le plus éclairé de la maison, — généralement dans l’embrasure de la fenêtre, là où s’épinglent aussi, en leurs cadres rococo, les photographies fanées des membres de la famille. Neuf fois sur dix, cette enluminure représente saint Yves, et, d’une chaumière à l’autre, le type est invariablement le même : figure imberbe et douce, le corps figé en une raideur sacerdotale, une bourse dans la main droite, un livre dans la gauche, l’air d’un tout jeune prêtre frais émoulu du séminaire, d’un cloarec[9] récemment promu au gouvernement des âmes. J’ai connu, dans mon enfance, des vicaires qui ressemblaient à cette image trait pour trait, blonds, roses, le geste embarrassé, les yeux méditatifs, — un mélange de paysannerie et de mysticité.

Il exista jadis, de par la Bretagne, une confrérie nomade de peintres rustiques qui s’en allaient de bourg en bourg, illustrant ainsi de motifs pieux les demeures des humbles. Médiocres barbouilleurs, pour la plupart, mais que tourmentait néanmoins un grand rêve d’idéalisme et qui, parfois, avaient d’heureuses rencontres, des hasards d’inspiration dignes du vieil Orcagna. Je crains fort que, de ces imagiers populaires, Mabik Rémond ne soit chez nous le dernier. Il est une des physionomies les plus originales de la Bretagne finissante. J’ai tenu à lui faire visite, il y a quelques mois. Sa bicoque couronne un rocher de la romantique vallée du Guindy[10], à deux kilomètres de Tréguier. Du dehors, c’est n’importe quelle masure ; à l’intérieur, c’est proprement un sanctuaire. L’autel même y est, — au bas bout de la maison, — faisant face au foyer. Au-dessus, un tabernacle en terre glaise, enjolivé d’un mirifique Saint-Sacrement. Comme meubles, le strict nécessaire : un lit, une armoire, accolés l’un à l’autre, et ayant cette gêne vague des choses qui se sentent dépaysées. Quant au reste, des murs vides, ou plutôt peuplés — peuplés à l’excès — des surabondantes visions de Mabik.

Au moment où je franchis le seuil, le maître de céans est assis dans l’âtre, sur une escabelle, et surveille la cuisson du repas de midi. Il m’accueille sans se déranger, à la façon bretonne.

« — Si vous êtes chrétien, vous êtes ici chez vous, » me dit-il avec cette politesse tranquille des hommes du peuple en Basse-Bretagne, qui laissent les gens venir à eux.

Deux mascarons grossièrement pétris font saillie aux deux angles de la cheminée. L’un tient entre les lèvres, en guise de pipe, la pince en fer du gôlô-lutik, de la longue, et fluette, et torse chandelle de résine. Celui-là, m’explique Mabik, c’est « Ravachol », et l’autre, vis-à-vis, c’est le « diable » qui le tente. Le Petit Journal a pénétré jusque chez cet illettré d’Armorique.

Nous sommes vite devenus bons amis. Je parle breton, et il fume ! Tout en puisant à mon tabac, il me raconte sa vie. Il est né, suivant son expression, dans une douve quelconque, comme une herbe de hasard. Et depuis lors il ramone. Entre temps, il s’est marié et a été, comme il dit, « veuf et reveuf ». Il en est actuellement à sa quatrième femme. Et, comme je témoigne quelque commisération :

« — Oh ! fait-il philosophiquement, elles sont toujours un peu avariées, quand elles m’épousent… »

Mais il ajoute aussitôt :

« — Toutes jolies, en revanche ; mes voisins vous le diront. »

Lui est laid, chauve, la barbe hirsute et orde, les prunelles de travers, un paysan du Danube — y compris l’éloquence — avec la suie en plus, des plaques de noir de fumée encroûtant ses vieilles joues. Si on lui demande pourquoi, ayant la rivière à sa porte, il ne s’y lave jamais, il répond, non sans malice, que, pendant un quart-d’heure au moins, cela troublerait « l’âme claire de l’eau courante » et la dégoûterait peut-être de chanter. Elle a bien assez à faire, prétend-il, de décrasser les bourgeois. Ces bourgeois, il les exècre ; il a pour eux le mépris chevelu des rapins de 1830, interprété dans une langue dont je me refuse à traduire les violences pittoresques.

« — Parlons un peu de vos saints, Mabik Rémond. Commentez-moi votre musée. »

« — Voilà. C’est sur ces murailles que je m’essaie. Quand j’ai campé mon bonhomme et que je l’ai désormais en main, je passe par-dessus une couche de lait de chaux, — et j’entreprends autre chose. Vous voyez ce saint Trémeur ? Je l’ai refait quinze fois. C’est très difficile à attraper, un personnage de cette sorte, qui a sa tête dans les bras au lieu de la porter sur ses épaules. Ce saint Laurent aussi m’a coûté beaucoup de peine, et plus encore ce saint Herbot… Mes modèles ? Parbleu, les statues de bois ou de pierre devant qui je m’agenouille dans les chapelles, durant mes campagnes de ramonage à travers le pays trégorrois, depuis Plestin jusqu’à Paimpol. Je les contemple, je les prie, et j’emporte leur image dans mes yeux… »

Il est resté fidèle, en effet, à la tradition ancienne. Les « Primitifs » bretons lui ont légué leur secret avec leur âme, et il reproduit avec une sincérité surprenante leur « faire » inhabile et si expressif. Cela est d’un art simpliste, presque grossier, et où cependant se manifestent à la fois un symbolisme d’une qualité rare et un sentiment très précis de la réalité.

« — Quand et comment vous est-elle venue, Mabik, l’idée de vous faire peintureur de saints ? »

« — Hé ! sait-on pourquoi les étoiles se lèvent, lorsque descend la nuit ?… J’ai toujours aimé les belles choses des églises, — des vieilles églises d’autrefois, lesquelles étaient pleines de merveilles qu’on ne verra plus… Tout enfant, en cheminant comme ça de quartier en quartier, pour exercer mon métier de ramoneur, il m’arrivait souvent de coucher dans des sanctuaires abandonnés des fabriques et dont on ne songeait même plus à fermer la porte. Je restais longtemps sans dormir ou bien je me réveillais sans cesse, et je croyais entendre, dans l’ombre, les pauvres saints pleurer. Ils me disaient : « Mabik, nous sommes plus âgés que ne le serait aujourd’hui ton trisaïeul[11] ; notre sort est triste ; quand nous aurons fini de pourrir, qui se souviendra de notre visage ?… » — Puis, écoutez-moi bien : les femmes font quelquefois des scènes ; en pareil cas, moi, je déguerpis. Vous n’êtes pas sans connaître l’oratoire en ruines de saint Elud[12] dans la pinède, un peu au-dessus de la Fontaine-de-Minuit. Là, j’ai mon refuge, ma maison de paix. Là, plus de bruit humain, plus de paroles querelleuses, mais une solitude profonde où les jours s’écoulent avec lenteur, sous les grands arbres mélodieux… Un hiver, peu de temps après mes secondes noces, j’y vécus un peu plus d’une semaine. J’avais pris, pour ma nourriture, quelques croûtes de pain, et, quant à la boisson, je n’avais qu’à puiser à la source. Les nuits étaient lumineuses et glacées. Je m’étais aménagé un toit de fougères qui me garantissait la tête : un feu d’aiguilles de pin me réchauffait les pieds. Or, un soir que je venais de m’assoupir, quelqu’un m’appela par mon nom. Je rouvris les yeux, et, devant moi, dans la brume blanche qui s’élevait de la vallée, je vis surgir une apparition, un fantôme de saint que je reconnus aussitôt. C’était Yves de Kervarzin, le prêtre secourable, hébergeur des vagabonds et patron des sans-le-sou…[13] Tel il s’est montré à moi, cette nuit-là, tel je l’ai représenté depuis, partout où j’ai pu, avec sa toque noire, avec sa longue soutane, avec son aube fine, si étincelante qu’elle semblait tissée de clair de lune.

« C’est lui qui a commencé ma réputation. Je l’ai peint d’abord dans une ferme, puis dans une autre. Finalement, dès que j’entrais dans une maison, on m’appréhendait à la veste :

«  — Ramone ou ne ramone pas, cela nous est égal, mais tu vas le dessiner là, tu vas dessiner ton Sant Erwan ! »

« Aujourd’hui encore, quand je passe devant les seuils, les petits enfants s’attroupent et crient :

«  — C’est Mabik Rémond, c’est l’oiseau noir de saint Yves ! »

« — Les meilleures choses, hélas ! n’ont qu’un temps. Reste-t-il, en Trégor, reste-t-il une seule maison de marin ou de paysan qui n’ait point sur sa muraille la grande image sacrée ? Pauvre de moi, j’ai dû chercher d’autres motifs. Oh ! je sais bien, dans notre pays ce ne sont pas les saints qui manquent. En ces parages même, il en débarqua des batelées qui avaient pour pilote Lewias, et Tudual pour capitaine. Je les connais tous. Au besoin, je vous dirais leurs noms, leur histoire et la figure qu’ils ont laissée d’eux. Je puis, avec un peu de terre à briques et de noir de fumée, leur redonner un semblant de vie. On me commande : « Fais-nous tel saint, Mabik » ; et je le fais. Mais, voyez-vous, si j’étais maître de ma destinée, je ne peindrais jamais que des saint Yves. Les galopins des campagnes ont raison. Peintre de saint Yves je suis, peintre de saint Yves je mourrai !… »

Ainsi me parla Mabik Rémond, en ce paisible après-midi d’août où je fus momentanément son hôte, tandis que le moulin de Job-An-Dû tictaquait ferme au creux du vallon et que les cloches du Minihy carillonnaient pour un baptême.


IV


Deux années auparavant, aux vacances de 1890, j’étais assis sous les grands ombrages du jardin de Rosmapamon. Et là, le plus merveilleux enchanteur que la Bretagne ait produit, depuis Merlin, évoquait devant un groupe d’intimes — à propos de l’inauguration, alors prochaine, du nouveau tombeau de saint Yves — les souvenirs de son enfance qui se rattachaient à l’ancien monument.

« — Je ne l’ai pas vu de mes yeux, disait-il. Il avait été détruit pendant la Révolution par ce bataillon de vandales étampois qui a laissé dans toute notre Armorique tant de traces funestes de son passage. Mais les personnes vénérables de mon entourage en avaient retenu l’image dans leur mémoire. Elles m’en ont souvent fait la description. C’était vraisemblablement une très belle chose. Nos sculpteurs de pierre du quinzième siècle étaient des artistes ingénieux et très personnels. Il est bien regrettable qu’un tel chef-d’œuvre ait disparu. De mon temps, il n’y avait plus à la place où il s’éleva qu’une dalle en marbre rouge que je me souviens d’avoir vue. Ma mère avait sa chaise tout à côté, au pied de la chaire. Cette dalle fut enlevée depuis, quand on conçut le projet de rétablir le monument ; et l’on pratiqua des fouilles, dans l’espoir de découvrir des reliques. Croiriez-vous que l’on ne trouva rien ! Cela est à l’honneur de la probité toute bretonne de nos ecclésiastiques… Des prêtres italiens eussent infailliblement découvert quelque chose.

« Par un respect peut-être trop scrupuleux de la tradition, on a édifié le nouveau cénotaphe sur l’emplacement de l’ancien. Je le déplore. Où il est, il manque d’air et de lointain. En tout autre lieu, dans le « chœur du Duc », par exemple, il eût fait meilleure figure. Il serait du moins à souhaiter qu’à l’aide d’un fond approprié, de couleur sombre, on lui permît de ressortir davantage[14].

« Je déplore aussi que, dans la galerie des personnages qui font cortège à la statue de saint Yves, on ait omis ce bon Jehan de Kergoz qui fut son mentor, le plus vigilant de ses amis. J’ai visité autrefois, dans un vieux manoir de Kerborz, la salle où ils étudièrent ensemble, Jehan faisant l’office de répétiteur. Quand vint l’heure du départ si redouté des mères bretonnes, du départ pour Paris, c’est à Jehan de Kergoz que dame Azou du Quinquiz confia son fils, avec les plus minutieuses recommandations. Il prit sa tâche au sérieux et conduisit Yves, comme par la main, jusqu’à l’âge d’homme. Vous savez que celui-ci mourut prématurément. Jehan s’obstina à vivre jusqu’à ce qu’il lui eût été donné d’assister à la canonisation de son élève. Il vint déposer à l’enquête, et ce dut être, j’imagine, un très beau spectacle. Il avait plus de quatre-vingt-dix ans ; néanmoins, il parla avec un enthousiasme si juvénile que, non content de convaincre son auditoire, il le fit pleurer. C’est dans cette attitude qu’il eût fallu le représenter sur une des faces du tombeau. Je l’y ai cherché en vain. C’est une lacune fort regrettable. »

… Je reproduis avec une fidélité textuelle les termes de la causerie. Quant au reste, hélas ! — quant à cette grâce à la fois si simple et si subtile dont il parait les moindres choses, le prestigieux conteur en a emporté le secret.

J’étais à Tréguier, le lundi 8 septembre, deuxième jour du Triduum. Le contraste était saisissant, de ces vieilles rues engourdies depuis des siècles dans une somnolence de cloître, et de ces longues foules sinueuses et grouillantes, labourées de profonds remous. Le dirai-je ? L’éclat même donné à ces fêtes froissa dès l’abord ma religiosité bretonne. Il y avait là trop de mise en scène, une orchestration trop savante, trop de curieux aussi, trop de « blagueurs », trop de photographes. Notre race a des pudeurs jalouses, surtout quand il s’agit du plus intime d’elle, de ces exquises dévotions surannées où elle se réfugie et se complait. Sous d’âpres dehors, elle est discrète, fine ; l’ostentation l’effarouche. À ses pardons habituels vous n’entendrez guère que des sons voilés de tambours et le sifflet pastoral des fifres. Le tintamarre des cuivres bouleverse l’harmonie de son rêve intérieur qu’elle ose à peine se murmurer à elle-même. Pour moi, tout ce bruit me choquait d’autant plus, en cette circonstance, que je savais de quelle réserve délicate s’enveloppe au pays de Tréguier le culte de saint Yves.

Dès les premières nuits de mai, alors que, selon la jolie expression locale, le ciel s’ouvre, semble planer de plus haut sur la terre, l’usage est de se rendre au Minihy par la route obscure et odorante, bordée d’aubépines en fleurs. On se réunit après souper, par groupes, au pied de l’immense calvaire qui marque l’entrée de l’asyle, de l’ager sacré. C’est à la fois une promenade et une procession ; on chemine à pas lents, sous les étoiles ; l’air est doux, traversé de senteurs balsamiques ; nulle croix en tête, pas de clergé ni de chantres. Le silence est de rigueur. Les prières s’exhalent en un vague chuchotement qui ne trouble point la paix des choses. C’est comme un défilé d’ombres dans la nuit. Les vieilles citadines, aux délicieuses cornettes d’autrefois, étouffent leurs pas menus dans des chaussons de ouate, les mains dissimulées sous l’ampleur des manches, à la façon des nonnes. Le long des douves, d’intervalles en intervalles, des mendiants sont accroupis, manchots, culs-de-jattes, aveugles, lépreux, la plupart agitant des torches qui avivent leurs plaies de larges reflets sanglants, — tous, clamant et se renvoyant de l’un à l’autre, avec un singulier mélange de cabotinage et de sincérité, la mélopée tragique de leur misère. D’aucuns ont les genoux comme incrustés dans le sol. On les prendrait, à leur immobilité, pour des statues. D’autres sont debout, la tête rejetée en arrière ; et dans le blanc de leurs yeux convulsés se réfléchit par instants la lueur des astres. D’autres encore montrent d’un beau geste toute une smala endormie autour d’eux, des chérubins crépus couchés à même dans l’herbe du fossé et sur qui veille une chandelle de suif avec une fougère pour support. Et les lamentations éclatent, voix rauques de vieillards, glapissements aigus de femmes… En hanô sant Erwan !… En hanô sant Erwan !…[15] L’aumône versée, la plainte s’apaise, et le silence redevient profond. Durant tout le trajet, les pèlerins n’échangent pas une parole. C’est le pardon mut, le « pardon taciturne », une des formes les plus usitées de la dévotion bretonne.

Une population qui entend de la sorte la piété n’est guère faite — on en conviendra — pour goûter les manifestations pompeuses, toujours un peu mêlées et discordantes.

« — Ma Doué ! murmurait auprès de moi une paysanne de Louannec, « comment prier au milieu de tout ce bruit ? »

Il y avait là des milliers de gens qui pensaient comme cette paysanne.

Qu’on ne m’accuse pas au moins d’incriminer en bloc, par esprit de dénigrement, ces fêtes que l’opinion générale s’accorda à trouver « réussies » et dont quelques épisodes — le feu d’artifice mis à part — eurent un caractère d’incontestable beauté. Telle, entre autres, cette veillée des fidèles dans la cathédrale, pendant la nuit du lundi au mardi. Une chose très bretonne, celle-là, très impressionnante aussi. Lorsque je pénétrai à l’intérieur de l’église, il était une heure avancée. Malgré la fraîcheur nocturne et les courants d’air qui s’engouffraient par les portes ouvertes, on respirait une tiédeur fade, l’haleine épaissie de la multitude prosternée là et sommeillant à demi, en des poses d’hébétement et de lassitude. Les lourds piliers montaient, humides, moussus, pareils à d’immenses troncs d’arbres balançant là-haut sous les voûtes, au vacillement de quelques cierges, de mystérieuses frondaisons d’ombre. Une oraison éparse, continue, monotone, rôdait à travers le silence, courait comme un vol de bourdon sur toutes les lèvres, peut-être même sur celles des évêques de pierre couchés, les mains jointes, sous le cintre bas des enfeux. Dans toute cette obscurité confuse et chuchotante, une seule chose lumineuse : le « tombeau », — sorte de catafalque blanc, vivement éclairé par une forêt de cires ardentes et où reposait, blanche aussi, de l’étincelante blancheur du marbre, l’image funéraire de saint Yves. Le long de la grille qui entoure le monument, c’était un perpétuel glissement de silhouettes fantômatiques, dans un bruit de prières et de chapelets égrenés. Soudain, une voix isolée, une voix d’homme, large et pleine, entonna, sur l’air d’une vieille complainte guerrière[16], un cantique en langue armoricaine composé par un prêtre de l’endroit :[17]

N’hen eus ket en Breiz, n’hen eus ket unan,
N’hen eus ket eur Zant evel sant Erwan…


Il n’y a pas en Bretagne, il n’y en a pas un,
Il n’y a pas un saint comme saint Yves.

Cela fit l’effet d’une diane dans la cour d’une caserne endormie. Un grand frisson secoua la foule. Les plus engourdis sursautèrent. Un chœur formidable se mit à répéter chaque verset à la suite du chanteur. Ce fut une clameur folle, éperdue, dont toute la cathédrale vibra. Les cierges eux-mêmes, comme ranimés, brûlèrent d’une clarté plus joyeuse. Puis, les voix s’éteignant, tout s’assombrit de nouveau ; et l’on ne vit plus de lumineux au fond de la nef que le blanc cadavre de saint Yves, veillé par un peuple de pauvres gens…

Le lendemain, dans une flambée de soleil, à l’issue de la grand’messe, les processions débouchaient du porche. Vingt paroisses étaient là, clergé en tête, et tous les évêques bretons, successeurs des Pol, des Brieuk, des Tudual, et tous les béguinages de la vieille cité monacale, les coiffes rabattues sur le visage, les yeux décolorés et craintifs. Les cloches se mirent en branle, non seulement celles de la cathédrale et des couvents voisins, mais celles encore des bourgs les plus rapprochés, de Plouguiel, du Minihy, de Trédarzec, de Kerborz, si bien que cela roulait et retentissait dans tout l’espace comme les grandes houles ondulées d’une mer sonore. Le défilé commença. Entre deux rangs d’oriflammes se balançaient à des hampes aussi solides que des mâts les bannières splendidement ouvragées des paroisses, les unes toutes neuves et comme constellées, les autres, plus vénérables, étalant avec une sorte de gloire leurs ors délustrés et leurs broderies éteintes. Sur la plupart se détachaient presque en relief les lourdes images des saints du Trégor. On lisait les noms au passage : Trémeur, Tryphine, Coupaïa, Bergat, Sezni, Gwennolé, Gonéry, Liboubane, toute une litanie barbare que les « étrangers », accourus en amateurs des villégiatures de la côte, s’efforçaient en vain d’épeler. Devant le crâne d’Yves Héloury, enchâssé dans un magnifique reliquaire, marchaient six pages vêtus de jaune et de noir, aux couleurs du saint, et portant sur la poitrine les armes de Kervarzin, quatre merlettes sur champ d’or. Derrière venaient les prélats, les prêtres ; la foule suivait, chantant — sur le ton du vieil hymne de guerre — le cantique de « sant Erwân ». Et c’était assurément très beau.

On fit, en cet appareil grandiose, le tour des rues de Tréguier. Mais, au grand étonnement des fidèles, on ne s’engagea point sur les terres du Minihy, on n’alla pas rendre visite à saint Yves dans sa vraie « maison ». Je me plais à croire que ce fut par respect pour de certaines convenances que les Bretons ont coutume de formuler dans cet adage : à chaque pays son pardon.


V


Il n’y en a qu’un qui soit proprement le pardon de saint Yves : c’est celui qui se célèbre au Minihy, dans la journée du 19 mai.

… Nous demeurions, en ce temps-là, à Penvénan — un gros bourg triste sur un plateau dénudé, coupé de talus broussailleux, entre le Guindy et la mer. La commune est vaste. Dans l’intérieur vivent des laboureurs aisés, semeurs de froment et pasteurs de troupeaux. Quelques-uns sont riches, ont des fermes spacieuses bâties en pierres de taille comme des manoirs. Il n’en est pas de même des clans de pêcheurs, disséminés le long du littoral. L’aisance est à peu près inconnue dans ces hameaux. Les hommes en sont absents pendant cinq et six mois de l’année, presque tous occupés aux campagnes lointaines et périlleuses de Terre-Neuve ou d’Islande. Beaucoup ne reviennent jamais. Leurs familles tombent dans la détresse, vont grossir la bande des « chercheurs de pain ». On sait d’ailleurs qu’en Bretagne ce n’est pas une honte de mendier, si même ce n’est pas un honneur. Les misérables, comme les fous, sont tenus pour des êtres sacrés. Qui leur manque de respect encourt la damnation éternelle. Aussi les traite-t-on avec les plus grands égards ; ils ont partout leur écuelle dans le dressoir, leur pailler sous la grange ou dans l’étable. Au pays de Tréguier, ils forment une espèce de corporation et s’intitulent eux-mêmes, non sans orgueil, les « clients de saint Yves ». Quand sa fête approche, infirmes et loqueteux se redressent dans leurs haillons, font sonner allègrement leurs béquilles :

« — Voici notre pardon, disent-ils, — pardon ar bêwien, le pardon des pauvres ! »

Je voudrais esquisser en quelques lignes la physionomie de l’un de ces clients du saint, le plus honnête homme peut-être que j’aie connu. On l’appelait Baptiste tout court, comme s’il n’eût jamais eu d’autre nom. Il habitait, sur la route de Lannion, une masure à laquelle il ne manquait guère que des murailles et un toit. La pluie et la neige y avaient leurs libres entrées, et le vent s’y installait comme chez lui. Les chats sans domicile pullulaient dans les recoins, indépendamment de quantité d’autres bêtes. Quand on en plaisantait Baptiste, il vous répondait avec une philosophie tranquille :

« — Dûman ê ty an holl » (Chez moi, c’est la maison de tout le monde).

Il avait des idées très particulières sur l’hospitalité. C’était un sage, à la manière des Cyniques, professant pour les réalités extérieures une sereine indifférence, n’attachant de prix qu’aux choses de l’âme. Cependant il tenait beaucoup à sa pipe, et son front se rembrunissait dès qu’il n’avait plus de quoi fumer. Un petit verre d’eau-de-vie de temps en temps n’était pas non plus pour lui déplaire. Mais, voilà tout. Nulle autre passion ne troubla ce cœur simple. Il entra dans la tombe aussi pur qu’au sortir de son berceau d’enfant. Il mourut aux abords de sa quatre-vingtième année, une nuit de verglas, sans un témoin, sans un cri, « s’étant lui-même fermé les yeux », selon l’expression de la voisine qui la première s’aperçut de sa mort. Quand on lui retira ses vêtements, on trouva dans ses poches, outre sa pipe et sa blague, un vieux morceau de lettre qu’on ne put déchiffrer et, sur sa maigre poitrine velue, un scapulaire. Quelques jours auparavant, il avait accosté mon père dans la rue.

— « Je compte sur vous pour me prêter un drap, lorsque le moment sera venu de m’ensevelir. »

Il ne doutait point d’être un jour à même de le rendre, dans l’autre monde. Ainsi les anciens Celtes se fixaient des échéances par delà le terme de cette vie. Baptiste différait en ceci des pauvres gens ses confrères : non seulement il ne demandait pas l’aumône, mais il la repoussait, avec une colère mal contenue, si gracieusement qu’elle lui fût offerte. Là-dessus il était intraitable. Il prétendait que le pain qui n’a pas été gagné étouffe qui le mange. En descendant, le matin, je le trouvais souvent installé dans l’âtre de la cuisine, et fumant. Il avait un sentiment inné de la délicatesse, prenait toujours prétexte de sa pipe à allumer ou d’une nouvelle à dire pour entrer dans les maisons. Encore fallait-il qu’il eût en sympathie les hôtes. Moi, il m’aimait pour les choses que j’aimais, — pour tout le passé breton dont je tâchais dès lors à rassembler les reliques. Quant à mes parents, il ne connaissait dans son entourage personne qui leur fût comparable. En quoi il avait bien raison, l’excellent homme !… J’allais à lui, nous nous serrions la main et l’on causait… Survenait ma mère qui le priait à déjeuner « sans façons ».

— Au cas où vous auriez quelque besogne à me donner, oui ! sinon, vous savez que c’est non !

Il y avait toujours « quelque besogne » en réserve pour Baptiste. On lui gardait de préférence celles qui paraissaient exiger beaucoup de force, comme de transporter du fumier ou de fendre du bois. Il s’en acquittait avec une inhabileté charmante, le pauvre vieux ! Mais c’était une âme douce, prompte aux illusions. Il se persuadait de bonne foi qu’il avait fait merveille, et mesurait la qualité de son travail à la sueur ruisselante sur ses joues évidées.

« — Vous vous fatiguez trop, Baptiste, lui disait ma mère. Nous vous tuerons dix ans plus tôt. »

Ce compliment le touchait aux moëlles ; il rayonnait. Nous le faisions asseoir à table, au milieu de nous, comme c’est l’usage dans les anciennes demeures bretonnes. Il avait très faim — ne goûtant pas au pain tous les jours — et cependant il fallait le forcer à manger. Que de fois, à son insu, nous lui avons empli les poches ! Sa conversation était des plus intéressantes. Il avait vu « vivre beaucoup de monde et passer beaucoup de choses ». Des trésors de connaissances populaires accumulées roulaient pêle-mêle dans sa mémoire, ainsi que les galets sur la grève à l’heure de la marée montante. Je pillais dans le tas, à la façon des ramasseurs d’épaves…

Un soir, il se montra sur notre seuil, décemment vêtu de haillons presque propres.

« — Voulez-vous assister au pardon des pauvres ? » me demanda-t-il. « Je suis attendu chez le fermier de saint Yves, — mon ami Yaouank, — à qui j’ai rendu quelques services. »

L’aubaine était des meilleures. Je m’empressai d’accepter.

Déjà, au cours de l’après-midi, j’avais cru remarquer que le bourg était plus animé que de coutume. De tous les petits chemins de grève débouchaient des troupes de mendiants. Hommes, femmes, enfants, ils traversaient la place, sans s’arrêter, sans même jeter un regard aux portes des maisons, puis tournaient à l’angle de la route de Tréguier où ils disparaissaient, entre les haies des ajoncs reverdis.

Nous prîmes la même direction. Il était près de sept heures : derrière nous, du côté de Perros, le soleil à son déclin ressemblait à la gueule embrasée d’un four. Sur nos têtes, de petites nues floconneuses, blanches comme une laine qui sort du lavoir, dormaient au fond du ciel, suspendues et immobiles. Quoique ses jarrets eussent fléchi sous le poids de l’âge, Baptiste ne laissait pas de cheminer d’une allure assez ingambe. Comme je lui en faisais l’observation :

« — Qui naît pauvre doit avoir bon pied, » me dit-il, dans la forme sentencieuse qui lui était habituelle. « Ce n’est pas sans raison qu’on appelle les gens de ma sorte des baléer-brô, des batteurs de pays. Le pain ne venant pas à nous de lui-même, force nous est d’aller à lui, et c’est un métier où il faut des jambes… ou des béquilles, ajouta-t-il, en me montrant un éclopé qui se tortillait, un peu en avant de nous, entre ses deux piquets de bois.

Baptiste continua :

« — Les livres vous ont sans doute appris quel marcheur était saint Yves, notre patron. »

« — Apprenez-le moi, parrain les livres ne parlent point de ces choses. »

« — De quoi parlent-ils donc ?… En tout cas, voici. Quand Yves fut d’âge à fréquenter l’école, ses parents se trouvèrent fort embarrassés. II n’y avait pas à cette époque, dans toute la région du Trégor, un seul maître qui fût digne de lui donner des leçons. À Yvias[18], il y en avait un, très savant. Mais c’était là-bas, au fin fond du Goëlo, à huit lieues du Minihy. Et Azou du Quinquiz ne voulait mettre son fils en classe qu’à la condition qu’il prendrait tous ses repas au milieu des siens et qu’il rentrerait coucher au logis, chaque soir. L’idée de se séparer de lui complètement lui était trop cruelle. D’autre part il importait de le faire instruire au plus vite, pour qu’il devînt un grand saint. Yves s’aperçut que sa mère avait de longues heures de tristesse et finit par lui demander la cause de son chagrin.

« — Ce n’est que cela ! » s’écria-t-il. « Ficelle-moi mon abécédaire et mon catéchisme. Demain matin, à la première aube, je partirai pour Yvias — et sois tranquille — avant midi je serai de retour. »

On le laissa faire à sa tête. Il se mit en route pour Yvias, portant sur l’épaule son petit paquet de livres noué d’une ficelle. Il était déjà à sa place dans son banc, quand les autres écoliers arrivèrent. Il y demeura sans bouger, bien attentif et bien appliqué, jusque vers onze heures et demie. À ce moment il se leva.

« — Qu’avez-vous donc ? » lui demanda le maître. »

« — Il est temps que je parte. J’entends le pas du sacristain du Minihy montant les marches de la tour, pour aller sonner l’Angelus. »

« — Cela n’est pas possible. »

« — Mettez votre pied sur le mien. Vous entendrez comme moi. »

L’angelus de midi n’avait pas fini de sonner que le jeune saint était de retour auprès de sa mère, dans la grande salle de Kervarzin. Ce fut, dit-on, son premier miracle deux années durant il le renouvela deux fois par jour. »

VI


Nous n’avions, ni Baptiste, ni moi, les ailes invisibles d’Yves Héloury. Le crépuscule tombait, comme nous en étions encore à grimper le raidillon qui permet de joindre le chemin du Minihy, sans passer par la ville. Nous n’échangions plus guère que de rares paroles. L’ombre invite au silence. J’éprouvais cette vague angoisse qui vous pénètre le cœur, à mesure que la tristesse grise du soir envahit les choses, comme un mystérieux avertissement que tout doit finir. Soudain, au sortir d’une brèche, la silhouette — découpée sur le sol — d’un haut clocher solitaire et veuf de son église se profila jusqu’à nos pieds. C’était la tour Saint-Michel. Nous nous attendions, certes, à la trouver là, debout sur cette échine de pays, dans son enclos jonché de ruines ; mais l’apparition du fantôme de pierre fut si subite qu’elle nous impressionna comme une rencontre de mauvais augure ; machinalement, nous pressâmes le pas. Des corbeaux, perchés dans les trous de la flèche, croassaient pour appeler les retardataires de la bande, en secouant leurs longues ailes noires qui, dans l’atmosphère trouble du crépuscule, nous paraissaient démesurées.

« — Hâtons-nous hâtons-nous ! » murmura Baptiste.

Ce lui fut une occasion, quand nous eûmes perdu de vue le clocher sinistre, de me raconter sa légende.

Ceci se passait peu d’années après la mort d’Yves Héloury. Déjà les pauvres, ses protégés, avaient fait de son bourg natal un lieu de pèlerinage. Ils y venaient comme aujourd’hui de toutes parts, en très grande dévotion, et ceux d’entre eux qui habitaient l’armor traversaient nécessairement pour s’y rendre les terres de Saint-Michel. Or, Saint-Michel était en ces temps une espèce de villégiature de nobles. Les gentilshommes de Tréguier y avaient presque tous leur maison de campagne où ils s’installaient avec leur famille pendant la belle saison, depuis la mi-avril jusqu’au commencement d’octobre. Afin que leurs dames trouvassent la messe à leur porte, ils avaient édifié à frais communs une magnifique église qui, bâtie sur un point culminant, dominait de très-haut les clochers d’alentour — y compris la cathédrale même (à laquelle elle n’avait, dit-on, rien à envier pour la splendeur). Et quant au desservant, il avait été stipulé qu’il devrait, lui aussi, être de grande race. Bref, on ne vivait dans ce terroir qu’entre seigneurs. On y menait d’ailleurs joyeux tapage. Ce n’étaient, tous les jours que Dieu fait, que chasses à courre, sonneries de trompes, bombances, beuveries, ripailles et ribaudailles. Vous pensez bien que ces gens-là n’avaient souci de saint Yves ni de ses pauvres. Lorsqu’ils virent que ceux-ci se mettaient à faire passage à travers leurs halliers et leurs champs, ils en conçurent de l’émoi.

« — Laisserons-nous donc ce peuple en guenilles troubler nos plaisirs par le spectacle ambulant de sa misère ? »

Conseil fut tenu. Et, à quelque temps de là, des crieurs firent assavoir dans les paroisses que les vingt ou trente domaines sis en Saint-Michel seraient frappés dorénavant d’un droit de péage et qu’il serait perçu un « sou jaune » par personne et par tête. Faute du paiement duquel, le délinquant encourrait telle peine qu’il plairait à « messeigneurs » de lui appliquer. Exiger d’un va-nu-pieds l’impôt du pièce d’or ! Vous voyez ce que cela avait de drôle. Lesdits seigneurs rirent beaucoup de l’invention. Mais ce n’est pas tout de rire, si l’on en croit le proverbe ; il faut avoir chances de rire longtemps. Les gentilshommes de Saint-Michel en firent l’expérience, et elle leur coûta cher.

Un an, deux ans, tout alla bien. L’édit avait porté. Les pauvres faisaient un grand détour et « passaient au large ». Saint Yves sans doute n’était pas très content de cette façon d’en user avec les siens, mais attendait que le moment fût venu de manifester sa juste colère. Ce moment se présenta. Un malheureux aveugle s’égara un jour dans les sentiers prohibés. Des gardes se saisirent de lui et l’amenèrent devant l’assemblée des seigneurs.

« — Ah ! ah ! » s’écrièrent ceux-ci, « nous en tenons donc un !… Où allais-tu ainsi, vagabond ? »

« — À Saint-Yves, vénérables sires. Puissent ses bontés être sur vous ! »

« — Tu as été pris traversant nos terres. Tu vas payer l’amende ! »

Pour toute réponse, l’aveugle retourna ses poches qui étaient en lambeaux et d’où tombèrent seules quelques miettes de pain d’orge. Les seigneurs firent un signe aux gardes. L’instant d’après on hissait le pauvre homme dans le clocher et on l’amarrait à l’arbre en fer de la croix, au sommet de la flèche.

« — Prie saint Yves qu’il te rende la vue, » lui dirent ses bourreaux. « Tu es à la meilleure place pour contempler son pardon. »

Ils n’avaient pas fini de parler que le ciel devint d’un noir d’encre. Une obscurité épaisse enveloppa le monde, comme au jour où mourut le Christ. Et, du ventre des nues, s’élancèrent des serpents de feu. En un clin d’œil l’église, les manoirs, les bois, les cultures, tout fut dévasté, incendié, réduit en cendres. Seule la flèche fut épargnée, parce qu’elle portait le corps martyrisé du vieillard. On dit même, au sujet de celui-ci, que des mains invisibles dénouèrent ses liens, et qu’il se retrouva, sans qu’il sût comme, cheminant sain et sauf dans la direction du Minihy. Quant aux gentilshommes de Saint-Michel, il ne resta d’eux aucun vestige, si ce n’est leurs âmes qui, transformées en corbeaux, sont condamnées à voler sinistrement, jusqu’au jour du Jugement dernier, autour du clocher solitaire.

« Doue da bardona d’an Anaon ! » (Dieu pardonne aux défunts !) conclut Baptiste, en se signant au front, aux lèvres et à la poitrine.

Nous entrions dans le bourg du Minihy. L’ouverture de l’unique rue donnait sur une échappée de campagne dévalant en pente douce vers la berge goëmonneuse du Jaudy. L’eau de la rivière brillait au bas, d’une lumière froide, sous le calme firmament nocturne. Nous longeâmes le cimetière où des pèlerins circulaient en silence. Par la baie du portail, le regard plongeait dans l’église, suivait une avenue de cierges qui allait se rétrécissant et comme s’éclairant à mesure… Où nous étions maintenant il faisait très sombre ; des arbres au feuillage épais, des châtaigniers peut-être, formaient voûte au-dessus de nous, et, les branches s’abaissant jusqu’aux talus qui bordaient la route, on marchait à tâtons comme dans le noir d’un souterrain. Tout à coup des abois de chiens, un grand bruit de voix, et la vive lueur d’une flambée d’ajoncs secs. Nous franchissions le seuil du manoir de Kervarzin.

« — Y aura-t-il logement pour deux pauvres de plus, s’il vous plaît ? » clama Baptiste d’un ton enjoué.

La vaste cuisine était déjà pleine de mendiants, — d’aucuns debout, adossés à la demi-cloison en planches qui garantit du vent de la porte le foyer des fermes bretonnes ; — d’autres accroupis un peu partout sur le sol de terre battue, ou assis, les genoux au menton, sur un petit banc qui courait le long des meubles, d’un bout à l’autre de la pièce.

Aux paroles de Baptiste, un paysan à la chevelure bouclée et grisonnante, à la mine joviale, se leva de l’âtre et s’avança vers nous.

« — As-tu jamais entendu dire qu’on ait refusé un pauvre a Kervarzin la veille du pardon de saint Yves béni ? » prononça-t-il avec une gravité souriante, sans ôter sa pipe de la bouche et en serrant la main que Baptiste lui tendait. « Il n’y a pas que les pauvres à être les bienvenus chez moi », poursuivit-il, quand je lui offris la main à mon tour et que mon introducteur m’eût nommé ; « votre père a pu vous dire que chez le Yaouank-coz[19] il y a toujours pour les amis une soupe aux crêpes chaude et un franc verre de cidre. » Il avait les manières d’un gentilhomme, ce paysan. Je dus accepter son fauteuil de chêne, à l’angle du foyer. Qu’il y faisait bon, devant la claire flamme qui montait, montait, illuminant toute la cuisine, balayant d’un rouge reflet les battants cirés des armoires, transfigurant la face des gueux, éveillant comme une joie d’être sur leurs traits flétris et dans leurs yeux morts Au crochet de la crémaillère une marmite énorme était suspendue ; lorsque la servante en soulevait le couvercle, il s’en échappait des jets de vapeur blanche et une succulente odeur de lard cuit se répandait dans l’air. — La table était surchargée d’écuelles un garçon de labour achevait de les emplir de crêpes de blé noir qu’il rompait en les tordant entre ses poings.

« — Allons, gars ! » cria le père Yaouank, « la soupe est prête. »

Comment rendre cette inexprimable scène qui vous rejetait en plein Moyen-Age, au fond de quelque « Cour des Miracles » ? Au silence relatif qui avait règné jusque-là parmi ces gens, harassés pour la plupart et heureux de se laisser engourdir au bien-être réchauffant d’une maison cossue, succéda brusquement un tumulte, une mêlée, une bousculade accompagnée de cris, de jurons même et de horions, tout le monde se précipitant à la fois vers la table et chacun s’efforçant d’attraper le premier son écuelle. Les infirmes surtout faisaient rage, fourrageaient avec leurs béquilles dans les jambes des valides. Un cul-de-jatte, à demi écrasé, beuglait, agitant désespément un bras démesuré terminé par une patte immense. Les aveugles trébuchaient, les mains en avant, — roulaient leurs prunelles éteintes. Et Yaouank-coz regardait ce spectacle, avec sa pipe au coin des lèvres, tranquille, l’air amusé.

« — Maintenant, à tour de rôle » commandat-il, en barrant de son grand corps l’accès de la cheminée ; « quiconque fera du désordre passera le dernier ! »

Le calme se rétablit ; la « procession de la marmite » commença. Les gueux s’approchaient un à un et présentaient leur écuellée de crêpes que la servante arrosait de bouillon. À la clarté de l’âtre, je les dévisageais. Oh ! les étranges têtes que j’ai vues là Celles-ci, grosses, gonflées, avec des meurtrissures bleuâtres, pareilles à des melons d’eau ; d’autres maigres, d’une maigreur ascétique, visages pétrifiés de morts, toute la vie s’étant réfugiée dans la mobilité fébrile des yeux ; d’autres, dures et frustes, aux énergiques profils de forbans ; et il y en avait aussi d’exquises, — j’entends parmi les femmes, — d’une adorable mélancolie d’expression, d’une pâleur délicate et souffrante. H me souvient d’une entre toutes : type pur de madone, une grâce mystique répandue sur ses traits fins, je ne sais quelle suavité dans la démarche. On eût dit un être immatériel. Ses pieds nus, bronzés au soleil des grand’routes, effleuraient à peine le sol. Elle avait de longues paupières, de très longs cils. Quand elle passa près de moi, je vis qu’elle portait au cou des traces de scrofule. Je demandai son nom à Baptiste.

« — C’est une innocente. Elle est de Pleumeur. Il paraît qu’elle tombe du haut mal et que, pendant six mois de l’année, son corps n’est qu’une plaie… »

On n’entendit bientôt plus que le bruit des cuillers de bois râclant le fond des écuelles la soupe avait été avalée en quelques lampées. Le maître de maison — le penn-tiegèz — s’agenouilla sur la pierre du foyer et se mit à réciter l’oraison du soir les mendiants donnaient les répons, dans un bredouillement un peu confus, d’une voix ronronnante et ensommeillée… En face de moi, de l’autre côté de l’âtre, se dressait un lit clos, avec son ouverture étroite comme une lucarne et ses petits rideaux de percaline à fleurs retenus par des embrasses. Là, dit-on, saint Yves eut sa couchette de paille et son oreiller de granit, durant la dernière période de sa courte vie, au temps qu’il était « official de Tréguier avec résidence à Kervarzin, dans sa demeure familiale. Bercée au fredon des prières bretonnes, ma songerie évoquait tel autre soir de l’an 1292 où, — peut-être à pareille heure, — le bon saint, sur le point de prendre son repos, crut ouïr qu’on frappait à la porte. Il ne s’étonna point son manoir n’était-il pas une auberge, secourable à tous les sans-gîte et à tous les sans-pain ?… II ne lui vint non plus à l’esprit de héler sa vieille servante, qui dormait. Non. Il se leva lui-même, et, nu-pieds, alla tirer le verrou. (Est-il bien sûr qu’il y eût un verrou ?) La porte ouverte, une bouffée de vent entra, une bouffée de vent froid, chargé de pluie, et aussi la plainte lamentable d’une ribambelle de pauvres gens échoués sur le seuil, pitoyablement morfondus.

« — Vite, vite, mes enfants. Je vais rallumer le feu !… Venez ça, je vous attendais !… »

Certes, oui, il les attendait… D’où ils viennent ? Qui ils sont ? Combien ils sont ? Que lui importe !… Il me semble le voir s’agenouillant là, sur cette pierre où le père Yaouank murmure les grâces, et soufflant cette braise qui s’éteint, comme faisait tantôt la fille de ferme, et y jetant, comme elle, à pleines brassées, les gerbes d’ajonc roux qui flambent clair. Les pauvres gens se sont avancés : ils se sont assis sur les escabelles, aux deux coins de la cheminée, et leurs haillons fument à la douce chaleur, et leurs visages, ruisselants d’eau, tout bleuis de froid, s’éclairent et rayonnent, et leurs yeux échangent des regards qui disent :

« — Qu’on est donc bien chez ce brave homme !… »

Yves est allé au garde-manger, il a pris la tourte de pain blanc, un reste de porc et de bœuf salé, et il les apporte aux vagabonds pour qu’ils s’en régalent :

« — Rassasiez-vous, mes amis, rassasiez-vous ! »

Quand le pain, le porc et le bœuf ont été engloutis, le chef de la tribu nomade, un grand diable à la peau cuivrée comme un zingari, tient au saint ce discours, après s’être essuyé la bouche du revers de sa manche :

« — O le plus vénérable et le plus discret des hôtes, je serais le plus ingrat des obligés si, ayant reçu de toi cet accueil, je ne t’apprenais dès à présent quelle est notre condition. Peut-être, quand tu sauras qui nous sommes, nous rejetteras-tu à la nuit ténébreuse et à la pluie glacée. Ta bonne foi du moins n’aura pas été surprise.

« Je me nomme Riwallon Priziac, aux confins de la Cornouailles et du pays de Vannes, fut mon lieu de naissance. De mon métier, je suis jongleur. J’excelle à rimer les sônes d’amour et les chants de guerre ; je n’ai point mon pareil pour mettre en action les vies des héros et les légendes miraculeuses des saints… Celle-ci est Panthoada, ma femme, la compagne dévouée de ma longue misère ; elle joue de la viole et dit la bonne aventure ; de plus elle connaît les vertus des herbes et l’art de guérir par oraison enfin elle sait distinguer entre les trois cents espèces de furoncles, et en quelle fontaine sacrée il y a remède pour chacune… Ceux-là sont mes deux fils, l’un souffle dans le biniou, l’autre dans la bombarde ils ont l’haleine puissante et le doigté sûr. Quant à ces deux jouvencelles, mes filles… »

Mais Yves a interrompu le jongleur. Il a vu qu’elles sont jolies, les jouvencelles, plus jolies peut-être qu’il ne sied à leur pauvreté, et il a vu aussi qu’une rougeur subite vient d’empourprer leurs joues pâles.

« — En vérité, homme, épargne-nous pour ce soir ces récits. Tes enfants, ta temme sont exténués toi-même, tu dois être bien las. Que la paix de Dieu soit avec vous dans votre repos ! Sachez seulement que cette maison est vôtre tant qu’il vous plaira d’y demeurer… »

On sait qu’il leur plut d’y demeurer longtemps ; onze ans après, c’est-à-dire en 1303 — époque de la mort du saint — ils y étaient encore ![20]

VII


Les « grâces » terminées, Yaouank-Coz décrocha une de ces énormes lanternes que les rouliers ont coutume de suspendre à l’avant de leurs charrettes, et, l’ayant allumée, il m’invita à le suivre. La cohue des mendiants s’ébranla derrière nous. La nuit était d’un gris d’ardoise, criblée de menues étoiles. Nous traversâmes la cour. Les pas s’étonnaient dans le fumier mou dont elle était jonchée. Yaouank tenait le fanal élevé au-dessus de sa tête, criait « Par ici !… Attention à cette mare !… » Des portes s’ouvrirent dans des bâtiments bas groupés comme les chaumières d’un hameau, et des souilles d’étuve nous trappèrent au visage. Nous étions auprès des étables. Les mendiants y pénétrèrent la queue leu-leu, sans bruit ; on y avait étendu pour eux une litière de paille fraîche. Les plus ingambes grimpèrent à l’échelle qui menait au grenier des fourrages. Les vaches, étonnées, meuglaient doucement. Du dehors, on voyait aller et venir tantôt dans le rez-de-chaussée, tantôt sous les combles, la grosse lanterne vigilante du vieux fermier ; il ne se fiait qu’à lui-même pour s’assurer que chacun avait son gîte, admonestait celui-ci, installait celui-là, avait l’œil surtout à ce qu’il n’y eût point de promiscuités équivoques.

En rentrant au manoir, nous trouvâmes Baptiste dormant, les coudes allongés sur la table.

« — Si vous désirez en faire autant, » me dit notre hôte, « voilà mon lit… Oh ! vous ne m’en priverez pas. Je suis de quart jusqu’à demain… Je connais de longue date les pauvres que j’héberge il n’y a pas de malhonnêtes gens parmi eux, mais il peut y avoir des imprudents. La tentation de la pipe est forte, et il suffit d’une étincelle pour causer un malheur… »

« — Je vous demande en ce cas la permission de veiller avec vous. »

« — Katik, fais-nous un feu de purgatoire, qui nous réchauffe et ne nous brûle pas. Un peu de bois et beaucoup de mottes ! »

La servante exécuta prestement l’ordre du maître, puis s’alla coucher. Nous restâmes seuls, assis de part et d’autre du foyer, les pieds à la braise qui couvait sous un épais amas de tourbe. Le silence était vaste et bruissait néanmoins, comme si tous les grands souvenirs dont cette demeure est pleine y eussent tourbillonné en vols mystérieux. « — Voyons, Yaouank, » commençai-je, « est-ce vrai, ce que l’on m’a raconté ?… »

« — Vous voulez parler du « miracle de la soupe », n’est-ce pas ?… Écoutez-moi bien : je ne suis pas un savant — tant s’en faut, — mais je ne suis pas un imbécile non plus. Non, là, franchement, je ne pense pas qu’il vienne à l’idée de personne de me prendre pour un imbécile… Or, ce à quoi vous faites allusion, je l’ai vu, vu avec ces yeux que j’ai dans la tête et qui sont ceux d’un homme qui voit clair… On a dit, je le sais, on a dit que j’étais soûl, ce soir-là… Ce soir-là ! En vérité, autant dire ce soir !… Soûl ! Avec quatre-vingts gueux chez moi, comme aujourd’hui, roulés dans la litière de mes étables et dans le foin de mes greniers !… J’eusse donc été bête trois fois !

« Du reste, voici la chose, très simplement, comme elle s’est passée. Dix-huitième jour de mai, — la date où nous sommes. Toute la semaine il avait plu à verse, sans discontinuer. Les chemins, aux abords d’ici, n’étaient que fondrières : quant aux champs que traversent les sentiers de pèlerinage, l’herbe y nageait. Et, le matin, il pleuvait encore et, toute l’après-dînée, il plut, il plut à torrents. Ma ménagère — Dieu ait son âme ! car elle est morte depuis — se disposait cependant à apprêter le souper des pauvres dans le grand pot-de-fer, comme de coutume.

— « Oh ! » fis-je, « si tu m’en crois, tu ne mettras au feu que la petite marmite. Par ce temps-là nous n’aurons personne. »

« Je fus obéi. On ne mit au feu que la petite marmite, laquelle était à peine d’une capacité de vingt écuellées. À la tombée de la nuit, il avait paru trois hôtes, des gens du voisinage ; nous les invitâmes à s’asseoir à table, avec nous, et notre intention était de les garder aussi à coucher dans la maison. Déjà la servante avait poussé les verrous. On s’était groupé autour de l’âtre, et l’on devisait paisiblement en attendant de dire les grâces. Tout à coup : dao ! dao ! sur la porte.

« — Encore un, » pensâmes-nous, « à qui l’intempérie n’a pas fait peur ! »

« Ma femme courut ouvrir.

« — Jésus-Maria ! » s’écria-t-elle en joignant les mains, « comme il y en a ! Comme il y en a !… »

« Nous vîmes entrer un flot de monde. Et après ceux-ci, il en parut d’autres, puis d’autres encore. La cuisine fut bientôt pleine. Tous nos mendiants habituels étaient là, ceux de Pleumeur et ceux de Trédarzec, ceux de Penvénan, du Trévou, de Kermaria-Sulard… Et parmi eux beaucoup de figures inconnues, des pèlerins nouveaux venus du fin fond du pays, de Ploumilliau, de Trédrèz, et même de Plestin ! Ils faisaient pitié à regarder, trempés jusqu’aux os, avec des mines si lamentables ! Ah ! qu’un peu de bonne soupe chaude leur eût fait du bien !… Et voilà justement qu’il n’en restait plus… Quelques cuillerées peut-être… J’étais furieux contre moi-même. Mais aussi, est-ce que je pouvais prévoir !… Les pauvres gens tournaient vers la cheminée des yeux ardents. Je me levai et je leur dis :

« — II ne faut point nous en vouloir : c’est la première fois que ceci nous arrive. Il faisait un temps si affreux que nous ne vous attendions pas. Je le regrette de tout mon cœur, mais nous n’avons pas préparé de soupe pour vous… »

« Une grande stupeur se peignit sur tous les visages, et il y eut un silence triste… Alors, un homme se détacha de la bande ; la buée qui s’élevait des hardes mouillées était si épaisse que je ne pus distinguer nettement ses traits. Il mit un pied sur la pierre de l’âtre, ôta le couvercle de la marmite, se pencha au-dessus, et prononça d’une voix ferme et douce :

« — Avec ce qui reste de bouillon, on peut toujours réconforter les plus malades. »

« Et, ayant dit, il se retira à l’écart. Sa parole nous en imposa. Ma femme se mit à tailler les crêpes dans les écuelles. Et les pauvres de défiler devant le foyer, — comme tantôt. La servante versait le bouillon à mesure. Un, deux… cinq… dix malheureux se présentèrent à tour de rôle ; la marmite semblait inépuisable. Vingt autres passèrent, et puis vingt autres ; la servante continuait verser. Ma femme était devenue toute pâle d’émotion ; elle ne suffisait plus à sa tâche, si fort qu’elle se dépêchât ; un des valets dut lui venir en aide. Moi, j’éprouvais une sorte d’angoisse. Tous, nous avions le sentiment que nous assistions à quelque chose d’extraordinaire, de surnaturel, et nous retenions nos baleines, n’osant respirer. L’oppression du miracle était sur nous. Pas un pauvre, je vous l’affirme, ne s’alla coucher sans souper. Voilà ce que j’ai vu, il y a de cela aujourd’hui quinze ans…

« Quand je cherchai des yeux l’homme qui avait parlé, il avait disparu. Je demandai qui il était personne ne le connaissait. Une vieille dit :

« — Comme je longeais le cimetière du bourg, je l’ai aperçu franchissant l’échalier, et, dès lors, il a marché à côté de moi. Deux fois il m’a tendu la main pour sauter des mares. Je crois bien qu’il portait une tonsure, car son crâne était tout blanc sous la pluie… »

« Elle n’ajouta rien de plus, mais chacun demeura convaincu que le mendiant étrange n’était autre qu’Yves Héloury, l’antique seigneur de ce lieu. Vous en penserez ce qu’il vous plaira. Mais, je vous le répète, voilà ce que j’ai vu. Et beaucoup d’autres sont vivants, qui pourraient en témoigner. »

Yaouank-coz heurta sa pipe à l’ongle de son pouce, pour en secouer la cendre, et parut s’absorber dans ses souvenirs. Je m’abstins, il va sans dire, de toute réflexion… Baptiste ronflait sur la table. Le balancier de l’horloge allait et venait avec de grands coups sourds, fendant l’heure, en quelque sorte, comme un bûcheron son bois. À force d’entendre ce bruit obsédant et régulier, je finis par m’assoupir à mon tour, la nuque appuyée au lit de Saint Yves, le cerveau hanté d’hallucinations confuses où des pauvres, amarrés à des flèches d’églises, mangeaient de la soupe en des écuelles d’or.

… C’est dimanche. Les cloches du Minihy égrènent de jolis sons clairs. Le pâle sourire de l’aube argente le ciel. Groupés dans la cour, a l’entour du puits, les mendiants achèvent leurs ablutions matinales. Sur le toit du colombier, dans le courtil, des pigeons lustrent leurs ailes. Un garçon de ferme, les jambes nues, mène ses chevaux à l’abreuvoir. L’air est frais, léger, avec des transparences bleuâtres qui idéalisent toutes choses. Rien n’a dû changer dans cet horizon depuis les temps où y vécut saint Yves. La rivière dort, à marée haute, en une nappe d’eau blondissante, encadrée d’arbres nains dont la chevelure baigne dans le flot. Des côteaux se succèdent, et s’échelonnent, et fuient, tels que des houles de terres fécondes berçant des villages, des parcs, des vergers, de vastes cultures morcelées à l’infini. Dans la grise lumière des lointains, la silhouette du Goëlo s’estompe délicatement, hérissée de pins grêles aux panaches effrangés et flottants comme la fumée d’un vapeur qui passe.

… À l’église. On vient de célébrer la basse messe ; l’air est imprégné de l’odeur des cires ardentes. De minuscules navires aux gréements compliqués pendent aux poutres. Des femmes prient, le front dans les mains ; beaucoup portent 1& manteau de deuil, d’étoffe noire, luisante, tombant à plis harmonieux. Quelques « pèlerines » déguenillées rôdent le long des murs, avec de perpétuelles génuflexions et d’incessants signes de croix. Sur l’une des parois de la nef se lit le testament d’Yves de Kervarzin, où la paroisse du Minihy et les pauvres de toute la Bretagne figurent comme principaux légataires. Il fut transcrit là, dit-on, par les soins d’une pieuse demoiselle qui avait à expier un gros péché de jeunesse.[21]

Dans le cimetière, jouxte le grand portail, est une tombe sculptée, d’aspect modeste et sans inscription. Une ouverture en forme de voûte la traverse de part en part, dans le sens de la largeur. Les pélerins s’y glissent en rampant sur les mains et sur les genoux. D’aucuns baisent à pleines lèvres la dalle funéraire. Quand ils se relèvent, ils ont la face souillée de boue, mais radieuse ils ont puisé à ce rude contact une sorte d’énergie sacrée la vertu vivifiante d’Yves Héloury a passé en eux. Car c’est ici qu’il repose, — n’en doutez point, — c’est ici que repose l’ami des pauvres qui voulut être enterré pauvrement. Ici seulement se peut respirer le parfum de son âme douce, dans cette atmosphère embaumée d’odeurs champêtres et de salure marine. Les gens de Tréguier lui ont édifié dans leur cathédrale un magnifique cénotaphe. Là iront prier les riches, ceux qui recherchent le luxe et les beautés factices de l’art jusque dans les objets de leur dévotion. Mais la foule des humbles ne désertera jamais les petits sentiers du Minihy. Toujours on les verra serpenter en longues « théories » pieuses et murmurantes vers la colline ensoleillée que baigne le Jaudy et où la grâce, la mansuétude de saint Yves sont restées comme empreintes dans le paisible sourire des choses.



  1. Ewen, Euzen ou Yves Héloury naquit, le 7 octobre 1253 de noble dame Azou du Quinquiz, épouse de Tanaik Héloury de Kervarzin, lequel accompagna, dit-on, le duc de Bretagne, Pierre de Dreux, à la septième croisade, et fut un des combattants de la Massoure. (Cf. la Vie de Saint-Yves, par l’abbé France).
  2. On traduit encore : Saint Yves de la Vérité. Je crois être plus fidèle au sens exact de l’expression bretonne, en traduisant comme je fais, droiture et vérité, dans cette langue, se rendant par le même terme.
  3. Ainsi s’exprimait l’excellente femme. Est-il nécessaire de faire observer que les gens du peuple ont leur façon personnelle d’interpréter, c’est-à-dire de dénaturer l’histoire, et que saint Yves a été non pas recteur, mais official de Tréguier
  4. La formule est invariablement la même, et l’on emploie toujours le pluriel, même lorsqu’il n’y a contestation que d’individu à individu, — ce qui était ici le cas, ainsi qu’on le verra plus loin.
  5. Fils, avec le diminutif de tendresse.
  6. C’est une croyance invétérée sur le littoral armoricain, — justifiée d’ailleurs, m’a-t-on dit, par de nombreux exemples, — que tous les neuf joursla mer pousse à la côte les cadavres de ceux qu’elle a engloutis dans l’intervalle.
  7. Avec quelque chose de plus moral, toutefois.
  8. Cf. la Légende de la Mort, p. 222, note 2. Lire aussi le « Crucifié de Kéraliès », ce sobre, délicat et passionnant récit où Ch. Le Goffic a reconstitué, dans un autre cadre, les principales péripéties du drame de Hengoat. La victime s’appelait, en réalité, Omnès, et la vieille sorcière qui l’alla vouer à saint Yves, — la Kato Prunennec du roman, — avait nom Kato Briand. Celle-ci fit à l’instruction des aveux complets, détailla consciencieusement toutes les pratiques rituelles auxquelles elle s’était conformée.
  9. Clerc.
  10. Le Guindy conflue avec le Jaudy, en aval de Tréguier.
  11. On dit en breton « da dad kûn » ton père doux.
  12. C’est peut-être le site le plus gracieux de l’exquise vallée du Guindy. La rivière au bas, claire, chantante, déroulant sur un lit de gravier, à travers des prés d’un vert intense, ses méandres harmonieux. Sur une des collines de la rive gauche, un bois de pins et, à son ombre, les ruines de l’oratoire. Celui-ci devait couvrir à peine trois mètres carrés de superficie. Il était bâti de quelques pierres mal liées avec de l’argile. On raconte que saint Elud, — le même, j’imagine, que saint Iltud, — eut là son ermitage. Quant à la Fontaine-de-Minuit (Feunteun-Anternoz), son eau mystérieuse filtre d’un rocher, au pied de la colline. J’ai dessein de raconter ailleurs ses vertus.
  13. « An dud a bemp liard », disait Mabik, les gens de cinq liards.
  14. V. la description que M. de la Borderie a donnée du tombeau. On sait d’ailleurs les beaux travaux que ce savant a consacrés à la mémoire du saint.
  15. Au nom de saint Yves ! Au nom de saint Yves !…
  16. La gwerz de « Lézobré ».
  17. Le chanoine Le Pon.
  18. Cette légende est probablement née d’un rapprochement établi par la logique populaire entre le nom d’Yves et celui d’Yvias.
  19. C’est ainsi qu’on avait coutume de l’appeler par un jeu de mots auquel son nom prêtait Yaouank en breton veut dire jeune. Yaouank-coz équivaut à « le jeune-vieux. »
  20. Cet épisode de l’histoire de saint Yves a fourni à M. Tiercelin la matière de son beau poëme : Les Jongleurs de Kermartin (Caillière éditeur, Rennes).
  21. Celui d’avoir représenté la déesse Raison dans un cortège officiel, à Tréguier, sous la terreur.