Au-dessus de la mêlée/Pro Aris

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Au-dessus de la mêléeLibrairie Paul Ollendorff (p. 9-20).

II

PRO ARIS


Septembre 1914.[1]

Parmi tant de crimes de cette guerre infâme, qui nous sont tous odieux, pourquoi avons-nous choisi, pour protester contre eux, les crimes contre les choses et non contre les hommes, la destruction des œuvres et non pas celle des vies ? Plusieurs s’en sont étonnés, nous l’ont même reproché, — comme si nous n’avions pas autant de pitié qu’eux pour les corps et les cœurs des milliers de victimes qui sont crucifiées ! Mais de même qu’au-dessus des armées qui tombent plane la vision de leur amour, de la Patrie, à qui elles se sacrifient, — au-dessus de ces vies qui passent passe sur leurs épaules l’Arche sainte de l’art (et de la pensée des siècles. Les porteurs peuvent changer. Que l’Arche soit sauvée ! À l’élite du monde en incombe la garde. Et puisque le trésor commun est menacé, qu’elle se lève pour le protéger.

J’aime à voir que, d’ailleurs, ce n’est pas dans les pays latins que ce devoir sacré a pu jamais cesser d’être tenu pour le premier de tous. Notre France, qui saigne de tant d’autres blessures, n’a rien souffert de plus cruel que de l’attentat contre son Parthénon, la cathédrale de Reims, Notre-Dame de France. Les lettres que j’ai reçues de familles éprouvées, de soldats qui, depuis deux mois, supportent toutes les peines, me montrent (et j’en suis fier, pour eux et pour mon peuple) qu’aucun deuil ne leur fut plus lourd. — C’est que nous mettons l’esprit au-dessus de la chair. Bien différents en cela de ces intellectuels allemands qui, tous, à mes reproches pour les actes sacrilèges de leurs armées dévastatrices, m’ont répondu, d’une voix : « Périssent tous les chefs-d’œuvre, plutôt qu’un soldat allemand !… »

Une œuvre comme Reims est beaucoup plus qu’une vie : elle est un peuple, elle est ses siècles qui frémissent comme une symphonie dans cet orgue de pierre ; elle est ses souvenirs de joie, de gloire et de douleur, ses méditations, ses ironies, ses rêves ; elle est l’arbre de la race, dont les racines plongent au plus profond de sa terre et qui, d’un élan sublime, tend ses bras vers le ciel. Elle est bien plus encore : sa beauté qui domine les luttes des nations, est l’harmonieuse réponse faite par le genre humain à l’énigme du monde, — cette lumière de l’esprit, plus nécessaire aux âmes que celle du soleil.

Qui tue cette œuvre assassine plus qu’un homme, il assassine l’âme la plus pure d’une race. Son crime est inexpiable, et Dante l’eût puni d’une agonie éternelle de sa race, — éternellement renouvelée. Nous qui répudions l’esprit vindicatif de ce cruel génie, nous ne rendons pas un peuple responsable des actes de quelques-uns. Il nous suffit du drame qui se déroule sous nos yeux, et dont le dénouement presque infaillible doit être l’écroulement de l’hégémonie allemande. Ce qui le rend surtout poignant, c’est que pas un de ceux qui constituent l’élite intellectuelle et morale de l’Allemagne, — cette centaine de hauts esprits et ces milliers de braves cœurs, dont aucune grande nation ne fut jamais dépourvue, — pas un ne se doute vraiment des crimes de son gouvernement ; pas un, des atrocités commises en Wallonie, dans le Nord et dans l’Est français, pendant les deux ou trois premières semaines de la guerre ; pas un, (cela semble une gageure !) de la dévastation volontaire des villes de Belgique et de la ruine de Reims. S’ils venaient à envisager la réalité, je sais que beaucoup d’entre eux pleureraient de douleur et de honte ; et de tous les forfaits de l’impérialisme prussien, le pire, le plus vil, est d’avoir dissimulé ses forfaits à son peuple : car, en le privant des moyens de protester contre eux, il l’en a rendu solidaire pour des siècles ; il a abusé de son magnifique dévouement.

Certes, les intellectuels sont coupables, eux aussi. Car si l’on peut admettre que les braves gens qui, dans tous les pays, acceptent docilement les nouvelles que leur donnent en pâture leurs journaux et leurs chefs, se soient laissés duper, on ne le pardonne pas à ceux dont c’est le métier de chercher la vérité au milieu de l’erreur et de savoir ce que valent les témoignages de l’intérêt ou de la passion hallucinée ; leur devoir élémentaire (devoir de loyauté autant que de bon sens), avant de trancher dans ce débat affreux, dont l’enjeu était la destruction de peuples et de trésors de l’esprit, eût été de s’entourer des enquêtes des deux partis. Par loyalisme aveugle, par coupable confiance, ils se sont jetés tête baissée dans les filets que leur tendait leur impérialisme. Ils ont cru que le premier devoir pour eux était, les yeux fermés de défendre l’honneur de leur État contre toute accusation. Ils n’ont pas vu que le plus noble moyen de le défendre était de réprouver ses fautes et d’en laver leur patrie…

J’ai attendu des plus fiers esprits de l’Allemagne ce viril désaveu qui aurait pu la grandir, au lieu de l’humilier. La lettre que j’écrivis à l’un d’eux, au lendemain du jour où la voix brutale de l’Agence Wolff proclama pompeusement qu’il ne restait plus de Louvain qu’un monceau de cendres, — l’élite entière d’Allemagne l’a reçue en ennemie. Elle n’a pas compris que je lui offrais l’occasion de dégager l’Allemagne de l’étreinte des forfaits que commettait en son nom son Empire. Que lui demandais-je ? Que vous demandais-je à tous, artistes d’Allemagne ? — D’exprimer tout au moins un regret courageux des excès accomplis et d’oser rappeler à un pouvoir sans frein que la patrie elle-même ne peut se sauver par des crimes et qu’au-dessus de ses droits sont ceux de l’esprit humain. Je ne demandais qu’une voix, une seule qui fût libre… Aucune voix n’a parlé. Et je n’ai entendu que la clameur des troupeaux, les meutes d’intellectuels aboyant sur la piste où le chasseur les lance, cette insolente Adresse où, sans le moindre essai pour justifier ses crimes, vous avez, unanimement, déclaré qu’ils n’existaient point. Et vos théologiens, vos pasteurs, vos prédicateurs de cour, ont attesté de plus que vous étiez très justes et que vous bénissiez Dieu de vous avoir faits ainsi… Race de pharisiens ! Quel châtiment d’en haut flagellera votre orgueil sacrilège !… Ah ! vous ne vous doutez pas du mal que vous aurez fait aux vôtres ! La mégalomanie, menaçante pour le monde, d’un Ostwald ou d’un H.-S. Chamberlain[2], l’entêtement criminel des quatre-vingt-treize intellectuels à ne pas vouloir voir la vérité, auront coûté plus cher à l’Allemagne que dix défaites.

Que vous êtes maladroits ! Je crois que de tous vos défauts, la maladresse est le pire. Vous n’avez pas dit un mot, depuis le commencement de cette guerre, qui n’ait été plus funeste pour vous que toutes les paroles de vos adversaires. Les pires accusations qu’on ait portées contre vous, c’est vous qui en avez fourni, de gaieté de cœur, la preuve ou l’argument. De même que ce sont vos Agences officielles qui, dans l’illusion stupide de nous terroriser, ont lancé, les premières, les récits emphatiques de vos plus sinistres dévastations, — c’est vous qui, lorsque les plus impartiaux de vos adversaires s’efforçaient, par justice, de limiter à quelques-uns de vos chefs et de vos armées la responsabilité de ces actes, en avez rageusement réclamé votre part. C’est vous qui, au lendemain de cette ruine de Reims, qui, dans le fond du cœur, devait aussi consterner les meilleurs d’entre vous, au lieu de vous excuser, vous en êtes, par orgueil imbécile, vantés[3]. C’est vous, malheureux, vous, représentants de l’esprit, qui n’avez point cessé de célébrer la force et de mépriser les faibles, comme si vous ne saviez pas que la roue de la fortune tourne, que cette force un jour pèsera de nouveau sur vous, ainsi qu’aux siècles passés, où du moins vos grands hommes conservaient la ressource de n’avoir pas abdiqué devait elle la souveraineté de l’esprit et les droits sacrés du droit !… Quels reproches, quels remords vous vous préparez pour l’avenir, ô conducteurs hallucinés, qui menez vers le fossé votre nation qui vous suit, ainsi que les aveugles trébuchants de Brueghel !

Les tristes arguments que vous nous avez opposés, depuis deux mois !

1o La guerre est la guerre, dites-vous, c’est-à-dire sans mesure commune avec le reste des choses, au delà de la morale, de la raison, de toutes les limites de la vie ordinaire, une sorte d’état surnaturel, devant quoi il ne reste qu’à s’incliner sans discuter ;

2o L’Allemagne est l’Allemagne, c’est-à-dire sans mesure commune avec le reste des peuples ; les lois qui s’appliquent aux autres ne s’appliquent pas à elle, et les droits qu’elle s’arroge de violer le droit n’appartiennent qu’à elle. C’est ainsi qu’elle peut, sans crime, déchirer ses promesses écrites, trahir ses serments donnés, violer la neutralité des peuples qu’elle a juré de défendre. Mais elle prétend, en retour, trouver dans les peuples qu’elle outrage « de chevaleresques adversaires » ; et que cela ne soit pas et qu’ils osent se défendre, par tous les moyens et les armes qui leur restent, elle le proclame un crime !…

On reconnaît bien là les enseignements intéressés de vos maîtres prussiens ! Artistes d’Allemagne, je ne mets pas en doute votre sincérité ; mais vous n’êtes plus capables de voir la vérité ; l’impérialisme de Prusse vous a enfoncé sur les yeux et jusque sur la conscience, son casque à pointe.

« Nécessité ne connaît pas de loi. »… Voici le Onzième Commandement, le message que vous apportez aujourd’hui à l’univers, fils de Kant !… Nous l’avons entendu plus d’une fois, dans l’histoire : c’est la fameuse doctrine du Salut Public, mère des héroïsmes et des crimes. Chaque peuple y a recours, à l’heure du danger ; mais les plus grands sont ceux qui défendent contre elle leur âme immortelle. Il y a quelque quinze ans, lors de ce fameux procès où l’on vit opposé un seul homme innocent à la force de l’État, nous l’avons, nous Français, affrontée et brisée, l’idole du Salut Public, quand elle menaçait, comme disait notre Péguy, « le salut éternel de la France ».

Écoutez-le, celui que vous venez de tuer, écoutez un héros de la conscience française, écrivains qui avez la garde de la concience de l’Allemagne !

« Nos adversaires d’alors, écrit Charles Péguy, parlaient le langage de la raison d’État, du salut temporel du peuple et de la race. Et nous, par un mouvement chrétien profond, par une poussée révolutionnaire et ensemble traditionnelle de christianisme, nous n’allions pas à moins qu’à nous élever à la passion, au souci du salut éternel de ce peuple. Nous ne voulions pas que la France fût constituée en état de péché mortel. »

Ce n’est pas votre souci, penseurs de l’Allemagne. Vous donnez votre sang bravement, pour sauver sa vie mortelle. Mais de sa vie éternelle vous ne vous inquiétez pas… Certes, l’heure est terrible. Votre patrie, comme la nôtre, lutte pour l’existence ; et je comprends et j’admire l’ivresse de sacrifice qui pousse votre jeunesse, comme la nôtre, à lui faire un rempart de son corps contre la mort. « Être ou ne pas être… », dites-vous ? — Non, ce n’est pas assez ! Être la grande Allemagne, être la grande France, dignes de leur passé, et sachant se respecter soi-même et l’une l’autre, même en se combattant : voilà ce que je veux. Je rougirais de la victoire, si ma France l’achetait au prix dont vous payez vos succès sans lendemain. En même temps que les batailles sur les plaines de Belgique et les coteaux crayeux de Champagne se livrent, une autre guerre a lieu dans les champs de l’esprit ; et parfois une victoire d’en bas est une défaite, en haut. La conquête de la Belgique, Malines, Louvain et Reims, les carillons de Flandre, sonneront dans votre histoire un plus lugubre glas que les cloches de Iéna ; et les Belges vaincus vous ont ravi la gloire. Vous le savez. Votre fureur vient de ce que vous le savez. À quoi bon essayer vainement de vous tromper ? La vérité finira par se faire jour en vous. Vous avez beau l’étouffer. Un jour, elle parlera. Elle parlera par vous, par la bouche d’un des vôtres, en qui se sera réveillée la conscience de votre race… Ah ! qu’il paraisse enfin, qu’on l’entende, le génie libérateur et pur, qui vous rachète ! Celui qui a vécu dans l’intimité de votre vieille Allemagne, qui l’a tenue par la main dans les ruelles tortueuses de son passé héroïque et sordide, qui a respiré ses siècles d’épreuves et de hontes, se souvient et attend : car il sait que si jamais elle ne fut assez forte pour supporter la Victoire sans trébucher, c’est à ses pires heures qu’elle se régénère ; et ses plus hauts génies sont fils de la douleur

Septembre 1914.


Depuis que ces lignes furent écrites, j’ai vu naître l’inquiétude, qui peu à peu chemine dans les consciences des braves gens d’Allemagne. D’abord, un doute secret, refoulé par l’effort têtu pour croire aux mauvaises raisons, ramassées dans le ruisseau par leur gouvernement — documents fabriqués pour prouver que la Belgique avait renoncé elle-même à sa neutralité, fausses allégations — (en vain démenties, quatre fois, par le gouvernement français, par le généralissime, par l’archiprêtre et l’archevêque, par le maire de Reims) — accusant les Français d’avoir usé de la cathédrale de Reims pour un objet militaire. À défaut d’arguments, leur système de défense est parfois d’une naïveté déconcertante :

« Est-il possible, disent-ils, qu’on accuse d’avoir voulu détruire des monuments artistiques le peuple le plus respectueux de l’art, celui auquel on inculque ce respect dès l’enfance, celui qui a le plus de manuels et de collections d’histoire de l’art, le plus de cours d’esthétique ? Est-il possible qu’on accuse des actes les plus barbares le peuple le plus humain, le plus affectueux, le plus familial ! »

Il ne leur vient pas à l’idée que l’Allemagne n’est pas faite d’une seule race d’hommes et qu’à côté de la masse docile, qui est née pour obéir, pour respecter la loi, toutes les lois, il y a la race qui commande, qui se croit au-dessus des lois, qui les fait et défait, parce qu’elle se dit la force et la nécessité (Not…) — C’est ce mauvais mariage de l’idéalisme et de la force allemande qui mène à ces désastres. L’idéalisme est femme, femme éprise, qui, comme tant de ces braves épouses allemandes, est en adoration devant son seigneur et maître, et se refuse à supposer même qu’il puisse avoir jamais tort.

Il faudra bien pourtant, pour le salut de l’Allemagne, qu’elle en arrive un jour à la pensée du divorce, ou que la femme ait le courage de faire entendre sa voix dans le ménage. Je sais déjà quelques esprits qui commencent à réclamer les droits de l’esprit contre la force. Dans ces derniers temps, maintes voix d’Allemagne sont venues jusqu’à nous, par lettres, protestant contre la guerre et déplorant avec nous les mêmes injustices. (Je ne les nommerai point, pour ne pas les compromettre.) — Il n’y a pas très longtemps, je disais à la Foire sur la Place qui encombrait Paris, qu’elle n’était pas la France, Je le dis aujourd’hui à la Foire allemande : « Vous n’êtes pas la vraie Allemagne. » Il en existe une autre, plus juste et plus humaine, dont l’ambition n’est pas de dominer le monde par la force et la ruse, mais d’absorber pacifiquement tout ce qu’il y a de grand dans les pensées des autres races et d’en rayonner en retour l’harmonie. Celle-là n’est pas en cause. Nous ne sommes pas ses ennemis. Nous sommes les ennemis de ceux qui ont presque réussi à faire oublier au monde qu’elle vivait encore.

  1. Écrit après le bombardement de la cathédrale de Reims.
  2. Quand j’ai écrit ceci, je ne connaissais pas encore l’article monstrueux de Thomas Mann (dans la Neue Rundschau de novembre 1914), s’acharnant, dans un accès de fureur d’orgueil blessé, à revendiquer comme un titre de gloire pour l’Allemagne tout ce dont l’accusent ses adversaires, — osant écrire que la guerre actuelle était la guerre de la Kultur allemande « contre la civilisation », proclamant que la pensée allemande n’avait pas d’autre idéal que le militarisme, et se faisant un étendard de ces vers qui sont l’apologie de la force opprimant la faiblesse :

     
    Denn der Mensch verkümmert im Frieden,
    Müssige Ruh ist das Grab des Muts.
    Das Gesetz ist der Freund des Schwachen,
    Alles will es nur eben machen.
    Möchte gern die Welt verflachen,
    Aber der Krieg lässt die Kraft erscheinen…

    ( « L’homme dépérit dans la paix. Le repos oisif est le tombeau du cœur. La loi est l’amie du faible ; elle veut tout aplanir ; si elle pouvait, elle aplatirait le monde ; mais la guerre fait surgir la force… » )
    Ainsi, dans une arène, un taureau, fou de rage, se rue tête baissée sur l’épée que lui tend le matador, et s’enferre.

  3. Comme l’écrit un de ces jeunes « pédants de barbarie » (ainsi les appelle justement Miguel de Unamuno) « on a le droit de détruire, quand on a la force de créer » (Wer stark ist zu schaffen, der darf auch zerstören). — Friedr. Gundolf : Tat und Wort im Krieg, publié dans la Frankf. Zeit. du 11 octobre. — Cf. l’article du vieux Haus Thoma, dans la Leipziger Illustrierte Zeitung, du 1er octobre.