La Mort de la Terre - Contes/Au Fond des bois
AU FOND DES BOIS
— Pourquoi je ne me suis pas marié ? fit Dareaux. C’est simple, fantasmagorique et épouvantable.
Il taillada avec son canif une vieille règle, puis, poussant un soupir :
— Ça se perd dans la nuit des âges. J’avais vingt-cinq ans et je percevais les impôts dans un maigre bureau, au fond d’un maigre canton. La besogne n’était pas très absorbante. Elle me laissait le loisir de rêver et de courir du pays. J’aimais la profondeur des bois et « leur vaste silence ». J’aimais aussi Mlle Mariette Dieutegard, la fille de maître Dieutegard, qui avait du foin dans ses bottes et qui, tout en exploitant merveilleusement ses terres et son bétail, prenait la vie par sa face joyeuse. Mariette Dieutegard ressemblait à cette Mme de Pourtalès qui jeta une lueur si fine à la cour de Napoléon III. Sa grâce native avait été affinée au couvent des Dames de la Vierge-Noire. Elle y était devenue tout à fait charmante. Il me suffit de la voir pour que son image ne cessât de se superposer aux petites feuilles menaçantes dont je gratifiais messieurs les contribuables. Et la chance voulut qu’elle n’eût guère à choisir qu’entre Jacques de Meschien, le fils du hobereau, et moi-même. Or, Jacques était brèche-dent, bec-de-lièvre et bancroche au point que, même lorsqu’il joignait les talons, un chien de bonne taille pouvait passer par l’ouverture. De plus, il manifestait à la fois une sottise prolixe et une humeur bluffeuse qui le rendaient intolérable. Quant aux fils de cultivateurs, Mariette ne pouvait plus guère s’accommoder de leurs personnes, non par vanité, mais parce que les hommes du terroir sont rudes et mal embouchés.
J’avais donc bien des chances, malgré ma chétive fortune. Et maître Dieutegard, me sachant de l’avenir dans l’administration et des « espérances », laissa faire le sort. Cette lumineuse Mariette m’accueillait sans défaveur. Elle était naturellement judicieuse, quoique tendre, et se méfiait des surprises. Physiquement, je n’étais pas désagréable. Pas très beau, non, mais bien planté, les yeux clairs, les cheveux drus, et assez élégant. Par surcroît, j’ose le dire, un caractère supportable : pas querelleur, pas tatillon, pas encombrant et de nature joyeuse. Un bon loulou.
Jour par jour, je fis mon chemin dans le cœur de la jolie fille. Le jour vint où nous célébrâmes nous-mêmes nos fiançailles. C’était à l’automne. Nous étions sur la route du bois de la Hesbaigne, un antique bois de chênes où l’on mène encore les porcs à la glandée. L’heure était indécise et féerique. À travers des nuages de lait et de perles passaient, par intermittences, de grands rais tièdes. Nous cheminions dans un paysage de vieille France, émus de tous les songes de la jeunesse. Timidement, j’avais pris la main de Mariette. Elle ne l’avait pas retirée. Pour la millième fois je tâchais de définir la douce préférence qui me gonflait le cœur, et elle, pour la première fois, s’appuyait contre mon épaule. Enfin, à l’ombre des grands chênes, nos bouches se dirent ce que des milliards de bouches se sont dit depuis l’origine des hommes. Puis Mariette voulut être seule. Elle était confuse. Elle n’osait plus me regarder.
— Venez ce soir, dit-elle… mon père vous attendra.
Il fallait lui obéir. Je m’en fus vers les futaies profondes, l’âme aussi triomphante que si j’avais fait la conquête de la Chine. Je me souviens de m’être assis, littéralement « recru de bonheur », sur la racine d’un chêne centenaire.
Combien de temps restai-je là ? Peut-être dix minutes, peut-être une heure. Je n’avais plus aucun sens de la durée ; la joie abolissait l’ambiance.
Brusquement un cri traversa l’espace. C’était un cri sauvage, un cri d’excessive douleur ou d’extraordinaire épouvante. Il n’avait pour ainsi dire aucune individualité : je ne pus même me rendre compte si c’était un cri de jeune ou de vieux, un cri d’homme, de femme ou d’enfant. Je me levai d’un bond ; tremblant de tous mes membres, je courus au hasard. Un deuxième cri s’éleva. Il n’était plus impersonnel, il réalisait ce son complexe et si parfaitement individuel : une voix. Ce fut une horreur inexprimable : je reconnaissais Mariette…
Je reconnaissais Mariette comme si elle eût été tout près de moi, et je ne savais pas où courir. La clameur venait certainement du côté où le soleil descendait sur les ramures, mais elle venait de loin : j’ignorais s’il fallait aller devant moi ou bien diverger à droite ou à gauche. À tout hasard, je filai vers la lumière. Plusieurs minutes se passèrent ; je n’apercevais que la mousse, les feuilles mortes et les arbres. J’essayai, sans résultat, un crochet vers la gauche. Rien que la solitude, le calme écrasant qui règne sous les grands chênes… Si, du moins, Mariette avait crié une troisième fois ! Par intervalles, je poussais moi-même un appel. Aucune réponse, hors le frisselis des ramures ou la voix rapide d’un passereau… J’aurais pu avoir un doute, me croire victime d’une hallucination ; mais la voix était comme vrillée dans mon oreille, elle m’affirmait un péril immense, un péril mortel.
Enfin, après un quart d’heure de recherches, je vis des formes remuer au loin, dans une éclaircie ; puis des grognements rauques se firent entendre. Je ne sais quel instinct me saisit : je fus certain que le drame était là, je me ruai en foudre et l’éclaircie parut, tout orangée par le soleil. Sept bêtes rosâtres, aux poils roides, aux dos puissants, s’y démenaient étrangement, tassées devant un buisson d’arbustes. Soudain, la réalité innommable, une scène de la profondeur des âges, une scène de la Gaule préhistorique, quand les bêtes et les hommes se disputaient encore la puissance : les porcs fauves dévoraient Mariette !…
Ils lui avaient rongé le visage, les bras et la poitrine ; ils venaient de lui ouvrir le ventre !
Dareaux demeura pendant quelques minutes les yeux grands, abîmé dans ses souvenirs. Puis il reprit à voix basse :
— On a pu reconstituer le drame… Mariette Dieutegard avait trébuché dans la clairière et, en tombant, le crâne heurté contre une pierre, elle s’était évanouie. C’est alors que les bêtes étaient venues. Elles appartenaient à la race farouche qui, peut-être depuis mille ans, paît dans le bois de la Hesbaigne. Elles flairèrent le sang, qui avait jailli sur la mousse, et, comme la jeune fille demeurait immobile, l’une ou l’autre des brutes commença l’attaque… Ce faisant, elles n’avaient pas fait autre chose que ce que font encore fréquemment leurs congénères lorsque le hasard leur livre un petit enfant au berceau…