Au bord du lac (Souvestre)/Dédicace

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D. Giraud et J. Dagneau (p. i-v).


À

M. EUGÈNE GUIEYSSE












Vous rappelez-vous, mon ami, combien de fois nous avons admiré, dans notre Bretagne, ces menhirs druidiques, sur lesquels le christianisme avait greffé la croix du Libérateur, ces débris celto-romains incrustés dans une ruine du moyen âge, ces gracieux reliquaires de la renaissance, usurpés par l’utilitarisme moderne et transformés en habitations ou en écoles ? En voyant ces restes séculaires, sentinelles perdues du passé que la faulx du temps semble avoir oubliés, combien de fois nous sommes-nous reportés vers les sociétés éteintes qu’ils rappelaient ? La marche des générations nous paraissait imprimée sur le sol même par ces dernières traces ; elles racontaient à leur manière les civilisations successives, et avec ces pages déchirées du passé, on pouvait presque recomposer le livre tout entier.

Depuis, ce souvenir m’est revenu souvent, et je lui dois sans doute l’idée des rapides esquisses qui composent ce volume. J’ai voulu y montrer à travers quelles épreuves l’humanité avait accompli ce progrès social que la mode nie maintenant ou feint de déplorer. Si j’ai choisi pour héros de mes récits des enfants, c’est que les vices ou les améliorations d’une société se font plus vivement sentir à eux. L’être fort modifie toujours un peu le milieu dans lequel il est appelé à vivre ; l’être faible le subit. L’Esclave, le Serf et l’Apprenti sont comme les symboles de trois sociétés qui se sont succédé. J’ai pensé que montrer l’avantage de chacune de ces sociétés sur la précédente, pouvait être utile à ceux qui ne se sont point encore décidés à « avoir des yeux pour ne point voir. » En regardant ce qu’était le passé, on est plus indulgent pour le présent, on attend avec plus de confiance l’avenir.

Je vous envoie ce volume des bords de notre petit lac, encadré de villas à colonnades antiques, de tourelles aux créneaux innocents, de manoirs féodaux en carton-pierre et de cottages bourgeois ! Je vois, des dix golfes fleuris qui le découpent, s’élancer des barques chargées d’enfants de toutes conditions, qui se poursuivent dans des joûtes simulées. La blouse coudoie l’habit de velours ; les mains brunies se mêlent aux mains blanches ; les voix et les rires se répondent ; l’égalité règne partout ! Et moi, tout en regardant, je cherche par la pensée combien il a fallu d’efforts, de souffrances et d’attente pour rendre possibles un tel paysage et de tels jeux !

ÉMILE SOUVESTRE.
Enghien-Montmorency.