Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/17

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Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
Traduction par Marcelle Tinayre.
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 585-587).
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XVII


C’était de nouveau l’automne, un autre automne. Le vent sifflait dans la forêt. Il emporta le son des clarines et saisit, devant le tunnel, le long cri strident d’un train.

Jella se releva sur ses coudes dans l’herbe. Elle regarda comment la fumée se déchiquetait aux branches. Il y avait deux ans déjà qu’elle vivait dans la maison de garde et elle s’étonnait toujours lorsqu’elle voyait la fumée fuir parmi les arbres.

Deux ans ! Et il lui semblait qu’un nombre infini de dimanches s’étaient écoulés depuis qu’elle était venue du vallon dans la montagne. Souvent, elle se rappelait son mariage. Et alors elle n’était pas heureuse ; elle avait honte d’être triste, de redouter l’inconnu de la vie et cet homme inconnu qui avait le droit, depuis l’autel, de s’approcher si près d’elle.

Au village, il n’y avait que la tombe de sa mère qui la regrettait. Dans la clairière, elle n’avait pris congé que des chèvres. Elle se rappela que lorsqu’elle vint ici, pour la dernière fois, elle s’était frottée contre le cabri noir ; puis, en chemin, elle s’était retournée sans cesse afin de le regarder, comme si avec le petit animal, une part d’elle-même l’avait quittée, part de son être qui était pleine de sauvage souffrance, qui avait froid, qui pleurait, qui avait faim, mais qui était libre, et qui parfois souriait et chantait aussi.

Jella maintenant, n’avait plus faim ni froid. Pierre l’aimait beaucoup pesamment, humblement, et il montrait ce patient esprit de concession particulier aux hommes qui ont vécu longtemps sans femme et craignent de se retrouver seuls.

Par instinct, Jella sentait de l’angoisse dans cet attachement, et sa volonté s’en accroissait. Elle accomplissait les travaux domestiques, s’occupait de l’homme et des animaux, mais seulement si cela lui plaisait : par foucades, quand elle y pensait… Au demeurant, elle vivait de la vie ancienne. Des journées entières, elle errait dans la montagne, suivie par les chèvres de Pierre. Le soir, comme une bourrasque, elle dévalait les pentes avec ses bêtes et apportait à la maison de garde, dans ses cheveux, l’odeur embaumée des prés verts et fleuris. Puis, elle s’asseyait près du feu et chantait.

Dans les premiers temps, la curiosité l’amenait parfois dans la chambre de service. Mais là, tout était grave et étranger. De grandes pelisses d’hiver pendaient au portemanteau ; même en été. Sur les papiers cloués au mur on voyait l’indication des signaux des lampes. Jella touchait du doigt, sur l’image des trains, les points lumineux. Elle voulait savoir ce que signifiaient le disque rouge, le petit drapeau, le carreau des lampes vert et rouge. Les timbres-signaux l’intéressaient aussi. Elle éclatait de rire dans le téléphone. Plus tard, toutes ces choses lui devinrent indifférentes et quand Pierre lui mettait un livre entre les mains pour qu’elle apprît à lire, le sommeil la gagnait. Elle s’asseyait sur le livre et, tel un jeune chat, elle s’étirait paresseusement, avec grâce. Elle prononçait difficilement les mots magyars ; le croate lui était plus facile.

— Où es-tu allée ?

Ses yeux commençaient à briller. Elle savait raconter des choses merveilleuses sur la grotte où une source verte jaillissait, sur le précipice qui était plein de fleurs blanches.

Pierre riait et la saisissait dans ses bras. Et Jella se défendait en boudant, comme un enfant qu’agacent les baisers des grandes personnes.

— Tu ne m’aimes donc pas, même un peu ? — disait l’homme en taquinant ; et il serrait fortement dans ses deux mains la tête de la femme enfant, pour qu’elle ne pût la secouer.

Dès qu’elle s’échappait, Jella courait autour du hangar. Elle se cachait dans l’étable et prenait dans ses bras les chèvres parce qu’elles ne demandaient rien, Elle ne rentrait dans la maison que lorsqu’elle s’était imprégnée d’air libre. Elle passait, en épiant, sa tête dans la porte. Si elle voyait que Pierre était triste, elle se glissait par derrière jusqu’à lui et l’embrassait rapidement. Puis elle s’amusait d’avoir pu secouer l’homme du frisson de son haleine.