Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/19

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Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
Traduction par Marcelle Tinayre.
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 589-592).
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XIX


L’hiver vint, puis passa. La neige fondit.

Jella errait de nouveau par les forêts moites, dans l’odeur de la terre mouillée. Mais elle n’était plus comme autrefois, et pourtant rien n’était changé. Les eaux ruisselaient dans les ravins, comme si mille pulsations animaient la montagne. Comme l’année précédente, le jeune feuillage tremblait en nuages d’un vert pâle sur les branches chauves des bois ; le long des fossés, les fleurs se balançaient en taches jaunes, au bord des torrents gonflés. L’invisible révolution bouillonnait dans la terre, une vie humide montait aux arbres et les pâtres jouaient de la flûte sur les hauts sommets.

Le sang de Jella, éprouva, pour la première fois, l’effet du grand renouveau.

Partout quelque chose commençait ; sur les pentes, sur les prés, dans les torrents parmi les pierres, dans les bêtes et aussi en elle. Dans la vie seulement, rien ne commençait. Soudain, Jella vit son mari vieux. Lorsqu’ils marchaient ensemble, et qu’elle regardait dans le soleil, l’homme ne pouvait suivre son regard ; il resserrait ses paupières et ses yeux se voilaient de larmes sous la clarté.

« Ce serait tout !… Jamais autre chose ? »

Une impatience torturante s’empara de Jella. L’air comprimait son front dans la maison. La forêt lui était trop petite. En marchant, elle arrachait les rameaux bourgeonnants, sans s’en apercevoir, peut-être afin qu’ils ne portassent pas de fleurs.

Pierre ne comprenait pas, mais sentait l’inquiétude de Jella. Il la regardait comme pour l’apaiser. Cette humble faiblesse, rendit plus dure la femme enfant. Elle cherchait de la force, à laquelle sa force pût se mesurer. Elle portait une flamme dans ses veines, dans ses bras, dans ses lèvres, et l’autre marchait à côté d’elle comme s’il avait voulu s’arrêter, comme s’il avait voulu se reposer.

Il faisait nuit, Jella était assise sous l’abat-jour en zinc émaillé de la suspension. Elle faisait, sur ses genoux, sans but, des plis à son tablier qu’elle défaisait ensuite. Brusquement, elle se rendit compte qu’elle pouvait le déchirer et qu’il faudrait le recoudre. Elle interrompit ce jeu, s’accouda à la table, se mit à balancer lentement sa tête entre ses deux mains pour en voir au moins remuer l’ombre :

— Allons au bord de la forêt !

Pierre leva un instant ses yeux qui regardaient le vieux calendrier.

— Il fait meilleur ici, — murmura-t-il distraitement ; — Pourquoi irions-nous ?

Et il continua de lire aussi tranquillement que s’il ne voulait jamais plus se lever.

Jella ressentit comme des coups de marteaux dans sa tête. La lampe la brûlait. Elle ne put supporter plus longtemps l’immobilité close et muette. Elle ouvrit toute grande la porte afin de laisser entrer la vie du dehors ; mais à travers le seuil, il n’entra seulement que l’ombre du vieux prunier que Pierre avait planté vingt-cinq ans auparavant. Elle sauta avec impatience, par-dessus la tache noire mouvante, à bords dentelés. Elle s’arrêta brusquement dans le petit jardin tout trempé de rosée. Adossée à l’enclos, parmi les mauves sauvages, elle respira librement.

On aurait dit que la forêt tremblait dans le clair de lune.

Un éclat bleu fulgurait sur les rails. Les feuilles argentées flottaient autour des genoux de Jella.

Pierre sentit soudain un courant d’air froid sur son dos. La porte était ouverte. Il s’achemina en bâillant vers sa femme. Quand il fut près d’elle, sans qu’elle eût bougé, il lui dit frileusement :

— Pourquoi te tiens-tu là comme si tu attendais quelque chose ?

Jella releva la tête avec une lenteur étonnée. Ses pupilles frémirent. Alors seulement, elle sut qu’en effet, elle attendait quelque chose…

Depuis lors, elle alla de bon matin à la forêt. Elle regardait comment l’ombre des arbres se mouvait sur le sol, ainsi que les aiguilles de la pendule, dans la chambre de service. Et cela signifiait que le temps passait. Elle aimait y penser. Parfois, elle fermait les yeux et attendait. Sans savoir comment, elle se rappelait Davorin. L’autre jour, elle avait vu un pâtre sur la montagne. Depuis, elle songeait à Davorin, et pourtant le pâtre ne lui ressemblait pas ; seulement, comme lui, il était fort et jeune.

Jella détestait le mari de Zorka ; mais sa main était lourde et chaude et autrefois elle aimait être assise près de lui au bord du torrent.

À cette époque, les gens de la maison de garde voisine commencèrent à faire des préparatifs. Pierre dit qu’on les avait transférés dans une autre contrée. D’autres viendraient les remplacer.

Jella apprit la nouvelle avec indifférence ; à présent elle ne pouvait plus penser qu’à elle-même. Elle oubliait tout ce qu’on lui disait. Souvent, elle oubliait même ce qu’elle voulait faire.

Elle emporta dans la forêt le petit mouchoir à pois rouges pour y mettre des champignons ramassés. En arrivant sous les arbres, elle ne savait plus pourquoi elle s’était mise en route. Elle attacha le mouchoir autour de son cou, s’assit sur une pierre, et ne pensa plus à rien.

Des pas s’approchèrent sur les aiguilles de sapin. Jella ne bougea même pas. Sûrement, ce devait être Pierre. Mais celui qui marchait au milieu des troncs mordorés n’était pas son mari. Un étranger venait à travers la forêt, lentement, à pas incertains, comme celui qui n’a pas l’habitude de cheminer sur les pentes.

En apercevant Jella, il s’arrêta soudain. C’était un beau brin d’homme, de taille élevée. Une force provocante se devinait jusque dans son immobilité. Il ne se retourna pas lorsqu’il fut passé.

Le soir, Jella apprit qu’un nouveau garde était arrivé dans la maison voisine, et qu’il s’appelait André Rez.