Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/20

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Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
Traduction par Marcelle Tinayre.
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 592-594).
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XX


On chantait dans la forêt. Voix étrangère, chant étranger…

Jella se tourna vers ce côté, comme si elle avait voulu que la voix parvînt à son cœur et à son visage. Jamais elle n’avait cru jusque-là que la tristesse aussi pouvait chanter. C’était bien autre chose que les petits airs de sa mère, bien autre chose que les chansons entendues, en bas, dans le village.

Voix étrangère, chant étranger…

En rentrant, elle se trouva sur la ligne du chemin de fer, face à face avec celui qui demeurait dans l’autre maison de garde. L’homme, pour faire place, monta sur le talus. Jella leva les yeux vers lui. Son visage était brun et maigre. On voyait la forme de ses os. Il porta la main à son chapeau ; le soleil éclaira ses yeux. C’étaient des yeux d’un vert étrange, comme l’épi à moitié mûr dans lequel brille un peu d’or humide. Il alla plus loin.

« Comme il est jeune ! » pensa Jella, et elle voulut évoquer ce visage ; mais elle n’y réussit pas ; et cependant, elle sentait encore le regard… Ensuite elle observa, inconsciemment, ce qui se passait derrière elle et ne se douta pas que ces pas d’homme, en s’éloignant, piétinaient le souvenir de Davorin.

Le soir, Pierre appela André Rez dans la chambre de service. Jella était assise, dehors, près du hangar, sur les traverses pourries rassemblées là pour être brûlées.

Elle écouta la voix des deux hommes qui se parlaient de temps en temps. Elle sentait en elle-même un calme silence, et ses mains s’ouvrirent dans la nuit azurée des montagnes, comme pour saisir le printemps, — le printemps, pareil à elle, vivant et jeune ! — comme si elle voulait saisir cette chose qui était le désir le plus inconscient et le plus obscur de son cœur.

Le jour suivant, Jella s’attarda avec ses chèvres, dans la montagne. À travers la porte ouverte de la maison de garde, la lumière se projetait déjà sur la palissade brise-vent. Elle regarda par la fenêtre de la cuisine. Deux personnes étaient assises près du feu. Elle passa sa main dans ses cheveux et marcha plus rapidement.

Quand André Rez se leva, il parut encore plus grand et plus fort que dans la forêt. Et le corps maigre et courbé de Pierre était plus petit que d’habitude. La femme enfant se retira dans un coin et darda ses regards sur les deux hommes. De petites fourmis brûlantes grouillaient dans l’air, près de la pipe de Pierre. Le gars fixait, immobile, la flamme. Jella ne comprenait pas comment on pouvait regarder un même point aussi longtemps.

Ils se taisaient. Puis un mot étranger frappa l’oreille de la femme. André Rez parlait de quelque grande terre noire, dont il n’avait même pas reçu une charretée.

— Mon père était paysan. Le bien n’était pas suffisant pour les quatre fils. Voilà pourquoi j’ai dû venir ici, dans les montagnes.

Ils restèrent un instant silencieux. Lorsque le gars parla de nouveau ; il y avait de la dignité dans sa voix.

— Pourtant, moi aussi je suis un paysan ; un paysan qui n’a ni terre, ni femme, ni enfant, un paysan pauvre.

Jella ne regardait plus que son visage. André parlait lentement, en traînant. Au pays d’où il était venu, les champs de blés verdissaient jusqu’à l’horizon, au printemps ; en été, ils étaient jaunes comme de l’or vif ; et en automne, des feux brûlaient le long des maïs, et les gars et les filles chantaient.

Jella se rappela l’air triste qui résonnait si étrangement dans la forêt.

« Ils chantent ainsi, là-bas », pensa-t-elle.

Et elle ferma les yeux pour mieux entendre la voix d’André. Puis elle eut un sourire incrédule. Elle ne pouvait comprendre que là-bas, très loin, les puits fussent aussi hauts qu’un sapin, et qu’on pût apercevoir, à une journée de marche, le clocher des églises.

Elle se rapprocha du feu, sans le vouloir.

— Alors, par là-bas, chez vous, les clochers sont plus hauts que les montagnes ?

Le gars releva fièrement la tête :

— Il n’y a pas, chez nous, de montagnes. La terre est là-bas, plate comme ma main…

L’étonnement s’assombrit sur le visage de Jella. Elle se redressa subitement. Sa voix devint dure :

— Tu es donc venu de la Puszta ?

Le regard de Pierre s’attarda sur la bouche de la femme. Il l’avait vue ainsi, lorsqu’elle s’était réfugiée de la forêt chez lui, pour la première fois. Pourquoi se fâchait-elle ? Il ne pouvait le comprendre. Il saisit son chapeau avec mauvaise humeur. Il sortit sur la porte, de même que l’on sort de la forêt agitée par l’orage sous le ciel libre.

— Tu es donc venu de la Puszta ?

L’ouragan sauvage des montagnes s’amoncelait dans les yeux de Jella ; le grand, l’incommensurable calme des plaines demeurait muet sur les lèvres du jeune homme. Et leurs regards se rencontrèrent un instant au-dessus de la flamme.