Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/21

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Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
Traduction par Marcelle Tinayre.
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 594-598).
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XXI


Alors les montagnes n’appelèrent plus Jella. Elle les voyait effacées, comme retirées de sa vie. Les deux maisons de garde se rapprochèrent. Jella accomplissait ponctuellement le service de la barrière. Elle chassait les chèvres dans le fossé du talus et travaillait elle-même autour de la maison. Le petit jardin était plein de fleurs. Derrière l’étable, les mauvaises herbes n’envahissaient plus le petit carré de pommes de terre. Pierre était tranquille et satisfait comme jamais auparavant, et lorsqu’il voyait travailler Jella, il hochait silencieusement la tête.

« Elle finit tout de même par s’habituer à la vie normale. »

Il se réjouissait qu’il ne fût plus question entre eux d’errer par les forêts. Ainsi tout était rentré dans l’ordre, spontanément, et c’est ce que Pierre aimait le plus au monde.

Jella, comme si elle avait senti qu’on l’observait, appuya son pied sur sa bêche et regarda de côté.

Les nombreuses petites rides remuèrent sur le visage de Pierre. Il se mit à rire.

— Par Dieu ! tu es belle !

L’épouse enfant sourit, d’un sourire reconnaissant, d’un sourire de femme, tout en jetant un coup d’œil vers la maison de garde voisine, comme si elle avait voulu savoir si l’on voyait aussi sa beauté de là-bas. Elle continua de travailler. Cependant l’homme aurait voulu bavarder, mais aucune idée ne lui venait à l’esprit.

— J’ai fini mon tabac, — grogna-t-il enfin ; pourtant ce n’était pas là ce qu’il aurait voulu dire.

Jella repoussa la bêche et s’essuya le visage avec son tablier.

— La faucille est cassée. Je vais aller au village, — dit-elle.

Pierre alla plus loin, Jella se dirigea vers la maison. Aucun d’eux ne se retourna et pourtant jamais plus ils ne pensèrent l’un à l’autre avec un cœur plus chaud qu’à cette minute.

Lorsque la femme eut tiré à sa place le petit rideau rouge de la fenêtre, elle regarda par-dessus les géraniums. Elle ne songea plus à Pierre. André Rez se tenait sur le talus et Jella se mira dans la glace, pour voir si elle était vraiment belle. Elle se prit à rire. Tout était serein autour d’elle. À travers le rideau rouge, la lumière se fondait sur le mur, en teinte rose.

Tout était rose et gai : la « Naissance du Christ » au-dessus du lit, la Sainte-Vierge en plâtre sous une cloche de verre, le chien d’albâtre sur la commode à trois tiroirs et les fruits en cire dans la corbeille de bois découpée en forme de feuillage. Et Jella aussi était gaie, comme si elle allait au-devant d’une grande joie.

Pierre et André Rez étaient toujours sur le talus. Jella ne se retourna pas ; cependant elle savait que les deux hommes la regardaient, et elle sentit une chaleur monter à son cou.

Le village le plus proche s’étendait sous la maison de garde, de l’autre côté de la forêt, sur une prairie. Des oies jetaient une note blanche entre les lignes de palissades allongées sur la prairie. Du foin séchait sur un cadre ; tout près un râteau était fiché en terre. Un jeune paysan et une petite fille au visage semé de taches de rousseur s’embrassaient derrière le foin. Le sang juvénile monta au visage de Jella. Elle s’arrêta devant l’église ; elle y entra pour un instant, mais ne pria pas ; elle promit seulement un cierge à la Sainte-Vierge. Puis elle alla plus loin. Le soleil brillait dans son âme, et comme si sa gaieté était une fenêtre, elle regardait à travers elle le ciel, les montagnes et aussi les ornières sous ses pieds.

Dans la petite boutique sentant le pétrole et l’eau-de-vie, un homme en grand manteau de laine blanche achetait une pierre à faux. Jella demanda du tabac. Le vendeur fouillait tranquillement parmi les marchandises. De la chicorée, des fers à faux, des chandelles, des chapelets gisaient pêle-mêle sur l’étagère. Dans un coin, l’homme au manteau renversa les bêches ; devant la fenêtre remplie de toiles d’araignée, il heurta de la tête les cloches à bétail ; près d’elles, sur la tringle, les guirlandes de figues et les morceaux de lard entrèrent aussi en danse. Les mouches effrayées s’élevèrent du sucre répandu autour de la balance. Le paysan voulait essayer toutes les pierres à faux. Jella flaira l’un après l’autre tous les paquets de tabac. Elle l’avait vu faire à Pierre. Elle pensa longtemps. Enfin elle choisit aussi la belle faucille aux reflets bleus. La nuit tombait déjà quand elle sortit du couloir. Chemin faisant, son regard s’égara un instant dans l’auberge. Une nappe courte pendait au bout de la table poisseuse, à pieds de chèvre. Il y avait au milieu une salière de verre bleuâtre. Sous l’image de Saint-Antoine de Padoue, parcourue par les mouches, un homme était accoudé. Jella ne pouvait voir que ses épaules. La servante au visage brun, se tenait devant lui, les mains sur les hanches. Elle attendait qu’il commandât.

Jella avait déjà franchi le seuil, lorsqu’elle s’aperçut que cet homme était André Rez. Comment était-il venu là ? Pourquoi ? Elle ne le savait pas, mais, en rentrant chez elle, elle se retourna sans cesse dans la prairie. Elle entendit des pas dans la forêt. Les pas la rattrapèrent sur le pont du ruisseau. André se joignit à elle sans mot dire.

— Nous suivons le même chemin, — fit à voix basse la femme enfant, comme si elle parlait d’une chose extraordinairement réjouissante.

Sa respiration était rapide. Elle aurait voulut marcher plus lentement, mais l’autre faisait de grands pas. Elle se pencha une seconde, pour ôter de sa jupe une ronce qui s’y était accrochée. André s’arrêta aussi et regarda en l’air. Jella crut qu’à travers l’ouverture verte de la forêt il contemplait les montagnes et comme si elles lui avaient appartenu, comme si c’était elle qui les faisait voir, elle sourit fièrement :

— N’est-ce pas qu’elles sont grandes ? N’est-ce pas qu’elles sont belles ?

— Qui ? — demanda le gars songeur.

— Les montagnes, donc !

André poussa un soupir :

— Ah ! si toutes ces maudites pierres pouvaient s’effondrer pour que je puisse voir par-dessus !…

La bouche de Jella s’ouvrit. Une seconde elle détesta cet étranger qu’elle ne pouvait comprendre.

— Tu ne peux donc aimer que la Puszta ?

Elle se pencha en avant. Elle épia le visage du gars. Elle attendait une protestation, mais André se taisait. Là d’où il était venu, les hommes parlaient peu. Les paroles, les gestes ont une grande importance dans la plaine. Tout se voit, s’entend de loin.

La voix de Jella était hostile, lorsqu’elle parla.

— Et puis, le monde est-il beau, là-bas, chez toi ?

Beau ? André n’y avait jamais songé, cependant il le savait. Il le savait non par la raison, mais par l’instinct. Il ne répondit pas avec ses lèvres, mais avec son âme, et son regard devint tout à coup profond et insaisissable, comme si à travers la forêt touffue, il voyait dans le lointain illimité. Ici, il était un étranger. La femme, les arbres, les pierres !… Il pensa si fortement à son village, que Jella sentit sa pensée.

Elle soupira :

— Alors, c’est pour cela que tu es toujours si triste ?

Le gars fit avec sa tête un mouvement, comme s’il avait voulu arracher son regard d’un lointain infini.

— Tes yeux sont si tristes, parce que tu désires partir d’ici ?

André ne répondit pas.

— Et puis, dis donc !… — la femme parlait bas ; elle-même n’entendait presque pas sa propre voix — Aimais-tu là-bas les filles ?

Le gars leva une seconde la main, d’un geste de bravade ; il voulut répondre mais se troubla et soudain marcha plus vite, comme pour abréger l’occasion de parler.

Jella ne fit pas attention à lui. Elle fouillait les arbres des yeux. Elle voulait voir là-bas, au loin, là où était la pensée de l’autre.

— Alors, les filles sont belles là-bas ?

— Belles.

Il répondait brièvement, comme celui qui a peur de dire trop avec un seul mot.

Jella s’arrêta émue :

— Elles sont belles ?…

Contre sa volonté, elle demanda :

— Plus belles que moi ?

Son corps se pencha dangereusement en arrière, provocant, et dans ses paroles, dans ses mouvements, il y avait la magnifique sauvagerie du cri, du coup d’aile, qui servent d’appel aux couples d’oiseaux dans les forêts.

Le gars releva brusquement la tête. La femme, les rochers, les arbres, se fondirent incompréhensiblement dans ses yeux, et à cet instant, il vit la beauté de Jella. Sa pupille s’assombrit, sa bouche frémit, puis il détourna son visage avec un lent effort, comme si cela lui pesait.

Ils ne se regardèrent plus. Ils continuèrent de marcher sans parler, mais dans le grand silence de la forêt, ils sentirent qu’il y avait eu quelque chose entre eux.