Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/08

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Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
Traduction par Marcelle Tinayre.
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 257-265).
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VIII


En haut, sur les flancs du Javorjé, le sang des roses sauvages tombait déjà dans l’herbe. Le chaud soleil dardait sur les versants. Le vent ne parvenait qu’à peine jusqu’au sol. Jella savait qu’il soufflait alors, sur les hauteurs, car le soir, les étoiles, grosses comme le poing, scintillaient dans le ciel bleu d’été.

Il était midi. Les gars s’étendaient, couchés sur le dos, au bord de la clairière. Jella avait de l’herbe jusqu’aux genoux. Un rayon brillait sur l’écorce d’un tronc mort, argenté. Tout près, une cruche de terre était posée. La fille l’aperçut, lorsque le petit cabri noir sauta dessus. La cruche fut renversée et l’eau se répandit en glougloutant sur la terre desséchée. Dans le voisinage, quelque chose remua. Le long Branco s’accouda près de Jella ; quand il la vit, il saisit sa jupe, il l’attira à lui en riant.

— Viens un peu, ma petite âme !…

À sa voix, plusieurs têtes suantes et somnolentes, se dressèrent dans l’herbe.

Branco eut un rire antipathique :

— Tu es belle, ma Jellitza !

Au nom de Jella, une autre chemise blanche parut derrière le tronc coupé. C’était Davorin. Il regarda devant lui, pendant un moment, d’un air hébété. Il se mit à déchiqueter l’herbe, entre ses deux jambes allongées.

La fille ne le vit pas. Elle arracha le bout de sa jupe des mains du long bûcheron et elle continua de marcher. Dans le mouvement, sa blouse se collait à ses épaules ; sous ses cheveux noirs brillants, son cou brûlé par le soleil se penchait de côté. Les gars suivirent du regard l’ondulation de son corps. Branco et les douviers se levèrent d’un saut. Davorin s’étira.

Dans la chaleur étouffante, l’air tremblait au-dessus de la clairière ; l’âcre odeur de la fertilité se dégageait de la terre brûlante. L’éclat du soleil fit monter le sang à la tête des gars. La fille était pour eux si étrangère, si nouvelle, là, au milieu des forêts, sa démarche était plus légère, son corps plus libre, et elle portait la tête plus haute, comme si elle regardait toujours les sommets.

Jella, sans y prêter attention, entendit qu’on parlait derrière elle, mais lorsque tout à coup, le silence se fit, comme si on avait coupé avec un couteau le brouhaha des voix, elle se retourna avec inquiétude. Dans ce mouvement, la petite jupe déchirée s’enroula autour de ses jambes.

Les gars se tenaient groupés sous un arbre desséché. Tous la regardaient. Alors seulement, elle vit qu’ils étaient nombreux : cinq, peut-être même six, et c’est alors aussi qu’elle aperçut parmi eux Davorin. Instinctivement, elle abaissa sur ses hanches la jupe relevée.

Le cou de Davorin était rouge, les veines gonflées ; sous ses yeux, deux taches crues ardaient, comme brûlées de sang.

Jella le contempla, engourdie, puis se tourna vers les gars, mais des yeux semblables à ceux de Davorin la fixaient terriblement, dans ces faces changées qui exprimaient le terrible droit de la force bestiale. Jella pâlit. Soudain elle comprit tout. Ses yeux s’élargirent et se remplirent d’épouvante, comme si, impitoyablement, elle voyait approcher d’elle la destinée de sa mère. Il lui sembla que son corps perdait sa liberté, que des forces invisibles l’encerclaient. Pas de salut ! Le péril s’étendait, fermait toute issue. Épouvantée, Jella s’aplatit comme un pauvre petit chevreuil dans un cercle de loups.

Davorin prononça des paroles incompréhensibles pour elle. Cependant elle protesta en secouant la tête avec dégoût.

— Tu ne veux pas ? — hurla le gars. — Eh bien ! nous allons vouloir, nous !

Il fit signe aux autres, imitant le geste de ceux qui excitent les chiens contre la proie certaine…

— Misérable ! — s’écria Jella d’une voix étouffée. Ses deux mains se crispèrent dans l’air, comme si on l’avait frappée au cœur ; puis elle se prit à courir éperdument, sans espérance.

Davorin et les garçons galopaient derrière elle, dans le taillis, faisant de grands sauts, semblables à une seule bête haletante à plusieurs têtes, qui poursuit sa proie demi-morte, pour la déchirer.

Jella courait au hasard ; elle s’élançait aveuglément par la forêt. Des jurons éclataient dans le silence. Quelqu’un tomba… Quelqu’un glissa sur l’escarpement… Les branches de sapins se rejoignaient en sifflant derrière les corps des hommes, qui se frayaient un passage. La forêt commençait à s’éclaircir. Des rochers se dressaient parmi les crevasses sauvages.

Les rameaux ensanglantaient le visage de la fille ; sa jupe flottait ; sa chemise déchirée fouettait ses épaules. Une seconde, elle tomba sur les genoux ; puis de nouveau en haut ! toujours plus haut ! Tandis qu’elle s’élevait, on aurait dit qu’autour d’elle, les pierres, les forêts, les buissons s’affaissaient. Le vallon, le taillis, les chèvres cabrées, les formes humaines galopantes parmi les arbres, se brouillaient désordonnément. Soudain les prunelles de ses yeux restèrent fixes ; elle reconnut le terrain, le grand amas de roches nues au-dessus des sapins ! Le pré tout en fleurs ! Elle se souvint de la tranchée à pic, du jeune tronc d’arbre, frappé de la foudre, jeté comme un pont. Elle changea de direction et courut vers la ravine. Dans un effroi mortel, elle grimpait vite, vite, à quatre pattes, et faisait rouler, sous ses mains tremblantes, les pierres soulevées.

Les gars hurlaient, menaçants derrière elle. Les pierres croulaient.

Elle atteignit la tranchée. C’est à peine si la pointe du sapin renversé touchait l’autre bord. Le vent secouait mystérieusement les branches mortes, pendant dans le gouffre.

On entendait déjà les clameurs des garçons. La tête de Davorin émergea de l’escarpement. Soudain, tous s’arrêtèrent pétrifiés.

Jella se penchait en avant, s’étendait sur l’arbre roussi et les yeux ouverts, rampait lentement au-dessus de la mort… Le sapin craqua ; il se courba un instant, comme pour laisser la fille choir dans l’abîme. Mais déjà, elle était debout, de l’autre côté, et avec une force décuplée par l’instinct de la conservation, elle repoussa le sapin. L’extrémité de l’arbre se rompit ; il roula du bord du précipice et tomba entre les murs de rocs, les éraflant, dans un long fracas qui s’éloignait… Au fond du gouffre, il y eut un éclaboussement. Le grondement sourd des eaux souterraines recommença dans l’invisible profondeur.

Jella releva la tête. Personne ne pouvait la suivre sur le sapin brisé. Elle regarda l’autre rive, les poings serrés, déchirée, en haillons, sauvagement. Les pulsations de son sang l’assourdissaient. On aurait dit que des bulles éclataient dans ses yeux. Du cou aux hanches, tout son corps tremblait. Éperdument, elle se remit à courir.

Alors seulement, les gars se ressaisirent. Dans leur rage honteuse, impuissante, ils lancèrent des pierres à la fille. Des hurlements furibonds se mêlèrent au grondement mystérieux du gouffre, et les rochers vierges répétèrent des mots infâmes, orduriers. Puis, comme si la nature avait tout oublié, soudain, le silence vaste et pur…

Jella atteignait une forêt inconnue. La couche des aiguilles de sapins s’étendait, molle, sous les arbres géants, telle qu’un gazon roux écrasé. La mousse avait poussé sur le côté des troncs exposés au nord. Le soleil s’allongeait sur le sol en rayons d’or obliques ; l’ombre des oiseaux traversait paisiblement son éclat. La fille s’arrêta. Si profond était l’infini silence, qu’elle percevait le léger bruit de la gomme glissant sur l’écorce des arbres. Elle aspirait, l’âme troublée, les parfums fondus dans la chaleur. Un sentier s’ébauchait au milieu des troncs ; puis la forêt s’ouvrait.

Une barrière blanche barra la route à la fille. Au delà, il y avait un talus et, posées sur des traverses, deux lignes noires tournaient. Le soleil les touchait par places et elles brillaient alors, comme un fer de faux.

Les yeux de Jella suivaient les deux lignes qui disparaissaient au loin dans une caverne. Elle se pencha pour épier. Devant la forêt, se dressait un mur de roc nu ; l’escarpement s’enfonçait en bas, dans le vide. Plus haut que le talus, verdoyaient les sommets de sapins. En deçà, près de la barre obscure de la forêt, il y avait une maisonnette. Trois arbres tordus, une clôture, un banc.

Un homme était assis sur le banc et fumait sa pipe. Quand il aperçut Jella, il ôta la pipe de sa bouche et fit un signe du côté de la fille.

Il n’en fallait pas plus, à cette minute, pour que Jella vît, dans ce geste indifférent, une protection, une invitation, tout ce qui était bon et qu’elle désirait. Elle recommença de courir, toujours plus vite, apeurée, vers l’homme, et en arrivant près de lui, elle se retourna, terrifiée, puis s’effondra sur le banc. Sa tête sans force buta contre le mur ; elle ne pouvait tenir ses yeux ouverts.

Lorsqu’elle releva les paupières, l’homme était debout, devant elle et la considérait gravement. Il ne disait rien, il n’interrogeait pas, et cependant, Jella comprit qu’il la plaignait. Alors monta en elle cette pitié ineffable, que l’homme ne peut éprouver que pour lui-même. Ses maigres petites épaules s’appuyèrent au mur. Des larmes coulèrent, lentement, à son insu, le long de son visage d’une jeunesse émouvante.

L’homme avait une espèce de honte de son impuissance. Il était certain que la fille souffrait. Pourquoi la regardait-il sans rien faire ? Il se détourna. Il écrasa maladroitement une motte avec son talon. Il pensa qu’il fallait agir. Mais comment ? Il ne savait. Il fit tomber de sa pipe le tabac brûlant et entra dans la maison.

Après un instant, il apporta du pain et un pot de lait caillé. Quand il les eut posés sur le banc, il se pencha. Il était tout près de la fille. Il entendait sa respiration effrayée. Il vit son front égratigné, et pour essuyer le sang qui perlait sur les tempes, il passa gauchement sa main grossière sur le visage.

Jella frissonna. Sa mère seule l’avait caressée ainsi, il y avait bien longtemps, lorsqu’elle était une petite créature. Elle leva, reconnaissante, ses yeux fatigués, ses yeux caves, sur l’inconnu.

Il n’était plus jeune. La blouse à raies bleues marquait le creux de sa poitrine chétive. Des cheveux grisonnants paraissaient sous sa casquette. Sa face était petite, menue ; la barbe ne poussait que sous le menton, et près de la bouche il y avait ces deux sillons qui révèlent les longs mutismes des solitaires.

Jella respira plus librement. La sensation de révolte et d’amertume qui rongeait tout son être intime s’engourdissait sous le bon regard gris de l’homme.

Elle commença de parler presque involontairement. D’abord, balbutiant, incompréhensible, puis nerveusement, d’un ton accusateur ; les terreurs troubles se dissipèrent dans sa tête ; tout se simplifia. Sa mère avait été chassée !… C’était le fait essentiel. Le reste suivait, naturellement.

On aurait dit qu’elle avait marché jusqu’ici, affaissée, effrayée, aveuglée, dans un sombre maquis fangeux ; enfin le soleil brillait ; elle atteignait une clairière, et n’avait plus peur quand elle se retournait. Ses pieds avaient été plus rapides que le danger. Si Davorin l’avait rejointe, peut-être l’eût-elle entraîné dans l’abîme ; mais comme il n’avait pu l’atteindre, elle le méprisait.

Qu’il lui semblait étrangement doux de pouvoir parler, d’être écoutée ! Elle regarda autour d’elle. Ses yeux s’enivrèrent de chaleur et brillèrent d’un éclat nouveau. Elle balança lentement ses jambes.

— C’est beau, ici, chez toi.

L’homme sourit et poussa plus près de la fille le pot au lait. Jella le vida et se mit debout. Pendant ce mouvement l’autre la regardait, à peu près comme le petit cabri lorsqu’ils se séparaient le soir. Elle se rappela ses chèvres…

L’homme ne savait comment la retenir.

— Viens dans la maison, — dit-il troublé. — Sous une cloche de verre j’ai une belle sainte Vierge. J’ai aussi un chien d’albâtre. Je veux te les montrer.

Pendant qu’il parlait, il eut le sentiment que le départ de cette fille le ferait plus seul que jamais.

Jella regardait les taches brillantes du soleil disparaissant sous les arbres.

— Une autre fois, il est tard.

— Tu reviendras donc ?

La fille se redressa et se prit à rire.

Ils se dirigèrent vers la forêt.

Lorsque Jella franchit le talus, elle désigna la terre au-dessus des deux lignes noires.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Des rails. Le train court là-dessus.

La fille se souvint qu’elle avait entendu parler une fois, dans le village, d’une chose comme cela…

— Et toi qu’est-ce que tu fais ici ?

— Je suis garde-voie.

Ce détail n’intéressa pas Jella. Elle aima plutôt savoir comment était ce train, et d’où il venait. Les explications de l’homme ne firent qu’embrouiller ses idées.

— Dis-moi : ton train vient-il d’au-delà des montagnes ?

L’homme opina de la tête.

— De la Puszta ?

De la Puszta aussi…

— Alors, je ne l’aime pas.

— Pourquoi ne l’aimes-tu pas ? Je crois que mon grand-père s’est perdu dans cette contrée de là-bas. Mon grand-père aussi était Magyar.

Jella s’arrêta. Elle regardait, pensive, la terre.

— Monsieur le curé a dit que les Magyars étaient de puissants chiens à la gueule ensanglantée.

L’homme riait ; il toussa et son visage devint rouge.

— Tu n’es pas ainsi, — dit à mi-voix Jella, comme si elle devait réparer ce qu’elle venait de dire.

Elle leva soudain les yeux :

— Tu es meilleur que monsieur le curé. N’est-ce pas que tu t’appelles Cyrille ?

L’homme rit de nouveau et toussa aussi faiblement :

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Je l’ai cru. Cyrille ! ça t’irait.

— Je m’appelle Pierre Balog : le vieux Pierre.

— Vieux ?

— Il y a vingt-deux ans que je sers ici. C’est moi qui ai planté ce grand pommier là-bas. Et toi comment t’appelle-t-on ?

— Jella.

— Jella, — répéta l’homme, lentement, comme s’il voulait bien graver ce nom dans sa mémoire.

En parlant, il prit une montre dans la poche de son pantalon. C’était une grossière montre d’argent, attachée à une ficelle et enfermée dans un petit sac de cuir usé. La fille la contempla avec respect :

— Comme tu es riche ! Ta maison aussi est belle. Tu as peut-être une vache.

— Deux.

— Et des chèvres ?

— Trois.

Jella pressa ses mains réunies :

— Tu es riche !

L’homme sourit étrangement et jeta un coup d’œil sur sa montre.

— Je dois retourner. Le train…

Jella devint curieuse :

— Il vient ?… Et où va-t-il ensuite, ton train ?

— En bas, à la mer.

— À la mer !

La fille se ressouvint de Giacinta. Puisque le train allait du côté où était Giacinta, elle aurait voulu le voir.

— Je reviendrai, — dit-elle, lorsqu’ils se séparèrent.

Jella erra longtemps dans la forêt jusqu’à ce qu’elle eût contourné la grande crevasse. Aux environs du taillis, elle retrouva ses chèvres.

L’obscurité des sommets tombait déjà sur les deux versants. L’ombre des bois coupés, mis en tas, s’allongeait sur la terre. Une cendre molle et grise couvrait les arbres, comblait le vallon. Quand la fille aperçut, dans la profondeur, la blancheur tamisée du village, son âme se durcit soudain.

Elle se souvint qu’elle était seule. La paix qu’elle avait rapportée des hauteurs se changea en tumulte dans sa tête ; elle sentit de nouveau qu’elle appartenait aux montagnes et que les montagnes lui appartenaient. En elle aussi, coulaient des torrents grondeurs et sauvages qui l’entraînaient ; en elle aussi, il y avait des pierres, de lourdes pierres, avec lesquelles on aurait pu assommer ceux qui lui avaient fait du mal, à elle et à sa mère.