Au service de la Tradition française/La France vivante

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Bibliothèque de l’Action française (p. 85-93).

La France Vivante[1]



C’est un beau et bon livre, plein de chaleur, écrit dans une langue abondante, colorée, savoureuse. Un livre qui va droit à l’action, dont les pages débordent de confiance et révèlent une irréductible fierté. C’est un livre réconfortant, sans une ligne qui blesse, sans une phrase qui se dérobe, sans un mot qui recule. Le titre en fut inspiré par notre histoire française : La France vivante ! … et ce titre est une pensée et un mot d’ordre, une volonté brève comme un commandement de chef, une victoire gagnée.

La France et l’Amérique se rapprochent : elles se retrouvent. Les manifestations de sympathie se multiplient qui unissent ces deux pays dans le culte des gloires communes. « Reconnaissons, écrit M. Hanotaux, que dans cette course au souvenir nous sommes dépassés par l’Amérique. » Rien d’étonnant à cela, et nous pourrions répondre que tout l’honneur est pour nous si nous n’avions pas une raison essentielle de nous raccrocher au passé, source première et constante de notre survivance.

Après 1870, la France ne subit pas longtemps les conséquences d’une défaite que l’ennemi eut voulue plus cruelle encore. Ses finances restaurées, elle raffermit sur de nouvelles bases sa puissance politique. Elle conclut des alliances redoutables et, cédant au courant d’expansion qui entraînait l’Europe occidentale, elle se créa un domaine colonial où elle a su montrer au monde comment, en dépit de l’adversité, elle n’avait rien perdu de ses plus vaillantes qualités. Cela fait, elle revint vers l’Amérique où tout devait l’attirer historiquement : les hommes, les faits, les idées.

Champlain, un de ses enfants, avait rêvé naguère d’un vaste empire français. Il était bon et brave, humain et généreux. Il avait l’habitude des lointains. Il aimait son œuvre et cela seul expliquerait comment il la réalisa pleinement. Il ne reculait pas devant l’épreuve et, si nous savions comprendre sa pensée hardie, nous trouverions en elle l’inspiration de nos activités les plus sûres. Montcalm était de la même lignée. Il fut d’une époque plus avancée : il défendait une civilisation. Il fit la guerre en dentelles, courageux dans tous les malheurs et lié à son sort comme à sa parole donnée. Plus tard, d’autres soldats de France, les La Fayette, les Ségur, vinrent mêler aux origines de la nation américaine tout le chevaleresque de la bravoure française.

En même temps les idées françaises, élaborées au xviiie siècle, pénétraient la nouvelle constitution. À côté de la fraternité militaire, elles contribuaient à nouer le lien d’une « parenté intellectuelle » entre les deux peuples. Cette influence fut décisive si elle a déterminé chez les fondateurs de la jeune république une attitude nettement opposée aux institutions politiques anglo-saxonnes. La France a jeté dans le berceau des États-Unis la liberté et l’égalité.

Sans doute, ces éléments n’ont pas été les seuls qui ont conditionné la formation rapide et trop hâtive du type américain. L’homme a dû faire face à la vie et soutenir une lutte âpre et incessante pour triompher des rudesses d’un monde inexploré. Mais il reste cette chose étonnante que le monde américain, qui est d’hier, a pu déjà donner à la vieille Europe des leçons de vigueur, d’ambition, de réflexion, de maîtrise de soi. Il enseigne encore aux nations plus âgées et plus sceptiques la valeur de la tradition religieuse, de ce principe de cohésion et de repos moral que Maurice Barrès prêcha si éloquemment du haut de la Colline lorraine. M. Gabriel Hanotaux insiste sur ce point : « Pour la société, écrit-il, l’avantage d’une règle établie et vieille comme le monde la consolide et la maintient. » L’Américain, dans sa course à la richesse, évitera finalement de tomber dans un matérialisme stérile, égoïste et sans beauté, parce qu’il aura reconnu cette raison plus haute de vivre, cette discipline sociale.

Qu’est-ce que la France peut, en retour, apprendre à l’Amérique ? Si longtemps elle fut attaquée et calomniée ! Des préjugés nombreux l’ont assaillie. Des voix clamaient sa décadence et prédisaient sa fin. Au surplus, elle se décriait elle-même, elle dirigeait contre ses propres institutions les traits de sa critique, et le théâtre français a protesté contre ce suicide. Cependant, les événements avaient raison de ces craintes et de ces doutes et la France, au moment même qu’elle était ainsi accablée, manifestait par un nouveau coup d’aile son abondante vitalité.

Ce qui caractérise la civilisation française, et ce qui fait rayonner la France sur le monde, c’est « l’expression de l’idée », de l’idée force déterminante des choses, qui se cristallise dans la réalité, qui anime, rénove ou bouleverse, sans se reposer jamais de son travail d’enfantement. La France l’a recueillie, défendue, conservée, répandue ; et c’est une idée qu’elle apportait à l’Amérique lorsqu’elle y fit germer le catholicisme. M. Gabriel Hanotaux souligne les conséquences vitales de cette évangélisation : il se rencontre ici avec Ferdinand Brunetière que ce même problème avait passionné.

La France vivante en Amérique du Nord, c’est le Canada français.

On nous a reproché d’ignorer les nuances et de négliger les idées. Si le reproche est mérité, il n’est pas absolument justifié. Nous avons eu autre chose à faire, et de plus pressé, s’il nous a fallu vivre, résister, vaincre quotidiennement, faire triompher en notre chair d’abord la perpétuité de la race française. Pendant de longues années, nous n’avons connu que les nuances ternes que reflète, au soleil de mai, la terre déchirée. — Mais nous avons duré, n’est-ce pas déjà une élégance française ?

Des hommes sont venus, apportant sur ce sol vierge et dur toute la beauté de leur énergie. Ils étaient Français. Ils venaient de la province. Normands, Bretons, Bourguignons, Angevins, Picards, Rochelais, Saintongeois, Basques, ils passaient les mers, riches de toutes leurs traditions et de leurs sentiments nationaux. Ils portaient en eux leur patrie. Ils résistèrent longuement au climat, aux barbares, aux armées ennemies, et à la désespérance qui nous paraît si facile quand nous regardons leurs épreuves. Ils se sont courbés sur le sillon, dans cette attitude de résistance et de solidité que nous prêtons au paysan. La tempête épargna ce qu’il y avait en eux de permanent, d’indestructible : le sang, la sève, la vie. Ils ont survécu. Ils ont été, ils sont encore la France vivante. Dans un chapitre intitulé La leçon du Canada, M. Gabriel Hanotaux retrace les étapes de cette lutte. Les découvreurs ont jeté sur la carte de l’Amérique du Nord des noms sonores qui marquent encore des postes définitifs. Les chefs ont respecté leur mission et rien d’inhumain n’a diminué leur conquête. Le colon a été un admirable défricheur ; hardi à la tâche, vigoureux, alerte et joyeux, « il n’a pas craint sa peine ». Les efforts réunis de ces hommes, leur foi inébranlable, leur ténacité, eussent triomphé de tous les obstacles et assuré les destinées de la colonie, si le nombre, plus fort que tous les héroïsmes, n’avait pas eu brutalement raison de leur volonté opiniâtre.

La défaite fut le signe de la revanche lente, silencieuse, obstinée. Nous étions à l’affût du danger. Les événements nous apportaient des ressources nouvelles et composaient nos gestes ; ainsi lorsque nos pères, au nom de la constitution anglaise, réclamaient éloquemment le respect des libertés nécessaires. La situation s’est aujourd’hui modifiée. Le Canada a pris rang parmi les nations du monde. Il s’est peuplé, développé, le voilà riche. La lutte que nous soutenons devient de ce chef plus intense et plus dangereuse ; elle nous impose d’autres moyens de défense et qui sont la possession des industries et la culture intellectuelle. L’aisance matérielle nous débarrassera de nos derniers soucis et nous permettra d’accomplir notre suprême conquête : celle de l’idée.

Mais l’évolution des peuples est semblable à celle des individus. Un élément, qui est la condition nécessaire de l’adaptation finale, demeure sous les caractères variables. Si nous nous abandonnons à la recherche du bien-être et si nous essayons d’exprimer une pensée qui nous soit propre, nous devons ne pas nous écarter un instant de nos origines. Rien ne doit atteindre en nous cette force vive et logique : la race. « Le Canada, écrit M. Hanotaux, a charge d’âmes en Amérique, charge d’âmes et charge d’avenir. Il est par destination le défenseur des origines françaises et latines. Restez attachés au tronc ; là d’où vient votre sève, là où sont vos racines, là où est votre force… Si le Canada cherchait une alliance ailleurs qu’en France, il se délatiniserait inévitablement. »

Ainsi nous retrouvons la France inspiratrice, qui conduit en ce moment les Alliés vers la victoire. De quelle vigueur, de quelle constance elle fait preuve. De l’étranger monte vers elle une même pensée d’admiration confiante, exprimée déjà après la Marne, grandie encore depuis Verdun. L’harmonie des forces françaises est telle que la pensée et l’action vont d’accord, l’une engendrant l’autre. Les armes et les idées sont mobilisées. La vaillance et l’esprit des tranchées suscitent toutes les volontés de la nation qui forment, réunies, comme une hampe vivante au drapeau.

La France s’illumine. Elle laisse voir son cœur sous le rayon de feu qui lézarde le champ de bataille. Penchons-nous sur ce chapitre de son histoire qu’elle écrit. Nous y trouverons le regard calme des chefs et l’héroïque sourire du soldat, et tous les dévouements, tous les sacrifices, toutes les acceptations ; nous y sentirons vivre une grande âme, dont toutes les parties sont semblables, dont le tout émerveille. Et nous nous reconnaîtrons dans nos pensées profondes, dans le lien que le temps ne peut pas briser.

La France aura lutté pour le monde. Encore une fois, elle aura accepté la mission du droit et de l’humanité. Elle aura mené les hommes vers la paix, où l’honneur et la justice fraternisent et durent. Mais, sans qu’elle y puisse songer, elle aura aussi vaincu pour nous, pour tous les peuples qui se réclament d’elle et qui lui sont unis par la chair ; pour tous ceux qui ont reçu en lourd partage de répandre et de perpétrer sa foi, sa pensée, sa civilisation. Nous aurons appris par elle à connaître toute la valeur de notre sang. Elle nous aura confirmés dans l’orgueil de nos origines, en faisant triompher aux yeux de tous ce dont nous avons fait un de nos titres, ce dont nous vivons, ce dont nous demandons le respect, ce que nous défendons en nous et par nous : la race.


Mai 1913 — février 1917.

  1. La France vivante, par M. Gabriel Hanotaux. — Hachette, 1913.