Aurore (Nietzsche)/Livre deuxième
Réflexions sur les préjugés moraux
Mercure de France, (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 7, p. 107-173).
LIVRE DEUXIÈME
97.
Si l’on agit d’une façon morale — ce n’est pas parce que l’on est moral ! — La soumission aux lois de la morale peut être provoquée par l’instinct d’esclavage ou par la vanité, par l’égoïsme ou la résignation, par le fanatisme ou l’irréflexion. Elle peut être un acte de désespoir comme la soumission à l’autorité d’un souverain : en soi elle n’a rien de moral.
98.
Les changements en morale. — Un constant travail de transformation s’opère sur la morale, — les crimes aux issues heureuses en sont la cause (j’y compte par exemple toutes les innovations dans les jugements moraux).
99.
En quoi nous sommes tous déraisonnables. — Nous continuons à tirer toujours les conséquences de jugements que nous considérons comme faux, de doctrines auxquelles nous ne croyons plus, — par nos sentiments.
100.
Se réveiller du rêve. — Il y a eu des hommes nobles et sages qui ont cru jadis à l’harmonie des sphères : il y a encore des hommes nobles et sages qui croient à « la valeur morale de l’existence ». Mais voici venir le jour où cette harmonie, elle aussi, ne sera plus perceptible à leur oreille ! Ils se réveilleront et s’apercevront que leur oreille a rêvé.
101.
Digne de réflexion. — Accepter une croyance simplement parce qu’il est d’usage de l’accepter — ne serait-ce pas là être de mauvaise foi, être lâche, être paresseux ! — La mauvaise foi, la lâcheté, la paresse seraient-elles donc la condition première de la moralité ?
102.
Les plus anciens jugements moraux. — Quelle est donc notre attitude vis-à-vis des actes de notre prochain ? — Tout d’abord, nous regardons ce qui résulte pour nous de ces actes, — nous ne les jugeons qu’à ce point de vue. C’est cet effet causé sur nous que nous considérons comme l’intention de l’acte — et enfin les intentions attribuées à notre prochain deviennent chez lui des qualités permanentes, en sorte que nous en faisons, par exemple, « un homme dangereux ». Triple erreur ! Triple méprise, vieille comme le monde ! Peut-être cet héritage nous vient-il des animaux et de leur faculté de jugement. Ne faut-il pas chercher l’origine de toute morale dans ces horribles petites conclusions : « Ce qui me nuit est quelque chose de mauvais (qui porte préjudice par soi-même) ; ce qui m’est utile est bon (bienfaisant et profitable par soi-même) ; ce qui me nuit une ou plusieurs fois m’est hostile par soi-même ; ce qui m’est utile une ou plusieurs fois m’est favorable par soi-même. » O pudenda origo ! Cela ne veut-il pas dire : interpréter les relations pitoyables, occasionnelles et accidentelles qu’un autre peut avoir avec nous comme si ces relations étaient l’essence et le fond de son être, et prétendre qu’envers tout le monde et envers soi-même il n’est capable que de rapports semblables aux rapports que nous avons eus avec lui une ou plusieurs fois ? Et derrière cette véritable folie n’y a-t-il pas la plus immodeste de toutes les arrière-pensées : croire qu’il faut que nous soyons nous-mêmes le principe du bien puisque le bien et le mal se déterminent d’après nous ?
103.
Il y a deux espèces de négateurs de la moralité. — « Nier la moralité » — cela peut vouloir dire d’abord : nier que les motifs éthiques que prétextent les hommes les aient vraiment poussés à leurs actes, — cela équivaut donc à dire que la moralité est affaire de mots et qu’elle fait partie de ces duperies grossières ou subtiles (le plus souvent duperies de soi-même) qui sont le propre de l’homme, surtout peut-être des hommes célèbres par leurs vertus. Et ensuite : nier que les jugements moraux reposent sur des vérités. Dans ce cas, l’on accorde que ces jugements sont vraiment les motifs des actions, mais que ce sont des erreurs, fondements de tous les jugements moraux, qui poussent les hommes à leurs actions morales. Ce dernier point de vue est le mien : pourtant je ne nie pas que dans beaucoup de cas une subtile méfiance à la façon du premier, c’est-à-dire, dans l’esprit de La Rochefoucauld, ne soit à sa place et en tous les cas d’une haute utilité générale. — Je nie donc la moralité comme je nie l’alchimie ; et si je nie les hypothèses, je ne nie pas qu’il y ait eu des alchimistes qui ont cru en ces hypothèses et se sont basés sur elles. — Je nie de même l’immoralité : non qu’il y ait une infinité d’hommes qui se sentent immoraux, mais qu’il y ait en vérité une raison pour qu’ils se sentent ainsi. Je ne nie pas, ainsi qu’il va de soi — en admettant que je ne sois pas insensé —, qu’il faut éviter et combattre beaucoup d’actions que l’on dit immorales ; de même qu’il faut exécuter et encourager beaucoup de celles que l’on dit morales ; mais je crois qu’il faut faire l’une et l’autre chose pour d’autres raisons qu’on l’a fait jusqu’à présent. Il faut que nous changions notre façon de voir — pour arriver enfin, peut-être très tard, à changer notre façon de sentir.
104.
Nos appréciations. — Il faut ramener toutes nos actions à des façons d’apprécier ; toutes nos appréciations nous sont propres ou bien elles sont acquises. — Ces dernières sont les plus nombreuses. Pourquoi les adoptons-nous ? Par crainte : c’est-à-dire que notre prudence nous conseille d’avoir l’air de les prendre pour nôtres — et nous nous habituons à cette idée, en sorte qu’elle finit par devenir notre seconde nature. Avoir une appréciation personnelle : cela ne veut-il pas dire mesurer une chose d’après le plaisir ou le déplaisir qu’elle nous cause, à nous et à personne autre, — mais c’est là quelque chose d’extrêmement rare ! Il faudra du moins que notre appréciation au sujet d’une autre personne qui nous pousse à nous servir, dans la plupart des cas, des appréciations de cette personne, parte de nous et soit notre propre motif déterminant. Mais ces déterminations nous les créons pendant notre enfance et rarement nous changeons d’avis à leur sujet sur elles ; nous demeurons le plus souvent, durant toute notre vie, dupes de jugements enfantins auxquels nous nous sommes habitués, et cela dans la façon dont nous jugeons nos prochains (leur esprit, leur rang, leur moralité, leur caractère, ce qu’ils ont de louable ou de blâmable) en rendant hommage à leurs appréciations.
105.
L’égoïsme apparent. — La plupart des gens, quoi qu’ils puissent penser et dire de leur « égoïsme », ne font rien, leur vie durant, pour leur ego, mais seulement pour le fantôme de leur ego qui s’est formé à leur sujet dans le cerveau de leur entourage avant de se communiquer à eux ; — par conséquent, ils vivent tous dans une nuée d’opinions impersonnelles, d’appréciations fortuites et fictives, l’un à l’égard de l’autre, et ainsi de suite d’esprit en esprit. Singulier monde de fantasmes qui sait se donner une apparence si raisonnable ! Cette brume d’opinions et d’habitudes grandit et vit presque indépendamment des hommes qu’elle entoure ; c’est elle qui cause la disproportion inhérente aux jugements d’ordre général que l’on porte sur « l’homme » — tous ces hommes inconnus l’un à l’autre croient à cette chose abstraite qui s’appelle « l’homme », c’est-à-dire à une fiction ; et tout changement tenté sur cette chose abstraite par les jugements d’individualités puissantes (telles que les princes et les philosophes) fait un effet extraordinaire et insensé sur le grand nombre. — Tout cela parce que chaque individu ne sait pas opposer, dans ce grand nombre, un ego véritable, qui lui est propre et qu’il a approfondi, à la pâle fiction universelle qu’il détruirait par là même.
106.
Contre la définition du but moral. — De tous côtés on entend maintenant dire que le but de la morale est quelque chose comme la conservation et l’encouragement de l’humanité ; mais c’est là vouloir avoir une formule et rien de plus. Conservation de quoi ? faut-il demander avant tout, encouragement à quoi ? — N’a-t-on pas oublié l’essentiel dans la formule : la réponse à ce « de quoi », à cet « à quoi » ? Qu’en résulte-t-il pour la doctrine des devoirs de l’homme qui n’ait pas été fixé déjà tacitement et sans y penser ? Cette formule dit-elle suffisamment s’il faut voir à prolonger le plus l’existence de l’espèce humaine, ou à faire sortir autant que possible l’homme de l’animalité ? Combien différents devraient être dans les deux cas les moyens, c’est-à-dire la morale pratique ! En admettant que l’on veuille donner à l’humanité son plus grand bon sens, cela ne garantirait certes pas sa plus longue durée ! Ou bien, en admettant que l’on songe à son « plus grand bonheur », pour répondre à ce « de quoi », à cet « à quoi » : songe-t-on alors au plus haut degré de bonheur que quelques individus pourraient atteindre peu à peu ? Ou bien à un dernier eudémonisme moyen, indéfinissable, mais que tous pourraient atteindre ? Et pourquoi choisirait-on la moralité pour arriver à ce but ? La moralité n’a-t-elle pas, dans son ensemble, créé une telle source de déplaisir que l’on pourrait plutôt prétendre qu’avec chaque affinement de la moralité l’homme est devenu plus mécontent de lui-même, de son prochain et de son sort dans l’existence ? L’homme qui jusqu’à présent a été le plus moral n’a-t-il pas cru que le seul état de l’homme qui puisse se justifier vis-à-vis de la morale était la plus profonde misère ?
107.
Notre droit à nos folies. — Comment doit-on agir ? Pourquoi doit-on agir ? — Pour les besoins prochains et quotidiens de l’individu il est facile de répondre à ces questions, mais plus on entre dans un domaine d’actions plus subtiles, plus étendu et plus important, plus le problème devient incertain et soumis à l’arbitraire. Cependant, il faut qu’ici précisément soit écarté l’arbitraire dans la décision ! — c’est ce qu’exige l’autorité de la morale : une crainte et un respect obscurs doivent guider l’homme sans retard dans ces actes dont il n’aperçoit pas de suite le but et les moyens ! Cette autorité de la morale lie la pensée, dans les choses où il pourrait être dangereux de penser faux : — c’est ainsi du moins que la morale a l’habitude de se justifier devant ses accusateurs. « Faux, » cela veut dire ici « dangereux » —, mais dangereux pour qui ? Ce n’est généralement pas le danger de l’action que les promoteurs de la morale autoritaire ont en vue, mais leur danger à eux, la perte que pourraient subir leur puissance et leur influence, dès que le droit d’agir d’après la raison propre, grande ou petite, serait accordé à tous, follement et arbitrairement : car, pour leur propre compte, ils usent sans hésiter du droit à l’arbitraire et à la folie, — ils commandent, même quand les questions « comment dois-je agir, pourquoi dois-je agir ? » ne peuvent être résolues qu’avec peine et difficulté. Et si la raison de l’humanité grandit avec une si extraordinaire lenteur que l’on a pu nier parfois cette croissance pour toute la marche de l’humanité, à qui faut-il s’en prendre, si ce n’est à cette solennelle présence, je dirai même omniprésence, de commandements moraux qui ne permettent même pas à la question individuelle du « pourquoi » et du « comment » de se poser. Notre éducation ne s’est-elle pas faite en vue d’évoquer en nous des sentiments pathétiques, de nous faire fuir dans l’obscurité, lorsque notre raison devrait garder toute sa clarté et tout son sang-froid ? Je veux dire dans toutes les circonstances élevées et importantes.
108.
Quelques thèses. — À l’individu, en tant qu’il veut son bonheur, il ne faut pas donner de préceptes sur le chemin qui mène au bonheur : car le bonheur individuel jaillit de par des lois inconnues à tout le monde, il ne peut être qu’entravé et arrêté par des préceptes qui viennent du dehors. — Les préceptes que l’on appelle « moraux » sont en vérité dirigés contre les individus et ne veulent absolument pas le bonheur des individus. Ces préceptes se rapportent tout aussi peu « au bonheur et au bien de l’humanité » — car il est absolument impossible de donner à ces mots une signification précise et moins encore de s’en servir comme d’un fanal sur l’obscur océan des aspirations morales. — C’est un préjugé de croire que la moralité soit plus favorable au développement de la raison que l’immoralité. — C’est une erreur de croire que le but inconscient dans l’évolution de chaque être conscient (animal, homme, humanité, etc.) soit son « plus grand bonheur » : il y a, au contraire, sur toutes les échelles de l’évolution, un bonheur particulier et incomparable à atteindre, un bonheur qui n’est ni haut ni bas, mais précisément individuel. L’évolution ne veut pas le bonheur, elle veut l’évolution et rien de plus. — Ce n’est que si l’humanité avait un but universellement reconnu que l’on pourrait proposer des « impératifs », dans la façon d’agir : provisoirement un pareil but n’existe pas. Donc il ne faut pas mettre les prétentions de la morale en rapport avec l’humanité, c’est là de la déraison et de l’enfantillage. — Tout autre chose serait de recommander un but à l’humanité : ce but serait alors quelque chose qui dépend de notre gré ; en admettant qu’il convienne à l’humanité, elle pourrait alors se donner aussi une loi morale qui lui conviendrait. Mais jusqu’à présent la loi morale devait être placée au-dessus de notre gré : proprement on ne voulait pas se donner cette loi, on voulait la prendre quelque part, la découvrir, se laisser commander par elle de quelque part.
109.
L’empire sur soi-même, la modération et leurs derniers motifs. — Je ne trouve pas moins de six méthodes profondément différentes pour combattre la violence d’un instinct. Premièrement, on peut se dérober aux motifs de satisfaire un instinct, affaiblir et dessécher cet instinct en s’abstenant de le satisfaire pendant des périodes de plus en plus longues. Deuxièmement, on peut se faire une loi d’un ordre sévère et régulier dans l’assouvissement de ses appétits ; on les soumet ainsi à une règle, on enferme leur flux et leur reflux dans des limites stables, pour gagner les intervalles où ils ne gênent plus ; — en partant de là on pourra peut-être passer à la première méthode. Troisièmement, on peut s’abandonner, avec intention, à la satisfaction d’un instinct sauvage et effréné, jusqu’à en avoir le dégoût pour obtenir, par ce dégoût, une puissance sur l’instinct : en admettant toutefois que l’on ne fasse pas comme le cavalier qui, voulant éreinter son cheval, se casse le cou — ce qui est malheureusement la règle en de pareilles tentatives. Quatrièmement, il existe une pratique intellectuelle qui consiste à associer à l’idée de satisfaction une pensée pénible et cela avec tant d’intensité qu’avec un peu d’habitude l’idée de satisfaction devient chaque fois pénible elle aussi. (Par exemple lorsque le chrétien s’habitue à songer pendant la jouissance sexuelle, à la présence et au ricanement du diable, ou à l’enfer éternel pour un crime par vengeance, ou bien encore au mépris qu’il encourrait aux yeux des hommes qu’il vénère le plus, s’il commettait un vol. De même quelqu’un peut réprimer un violent désir de suicide qui lui est venu cent fois lorsqu’il songe à la désolation de ses parents et de ses amis et aux reproches qu’ils se feront, et c’est ainsi qu’il arrive à se maintenir dans la vie : — car dès lors ces représentations se succèdent dans son esprit comme la cause et l’effet.) Il faut encore mentionner ici la fierté de l’homme qui se révolte, comme firent par exemple Byron et Napoléon, qui ressentirent comme une offense la prépondérance d’une passion sur la tenue et la règle générale de la raison : de là provient alors l’habitude et la joie de tyranniser l’instinct et de le broyer en quelque sorte. (« Je ne veux pas être l’esclave d’un appétit quelconque », — écrivait Byron dans son journal.) Cinquièmement : on entreprend une dislocation de ses forces accumulées en se contraignant à un travail quelconque, difficile et fatigant, ou bien en se soumettant avec intention à des attraits et des plaisirs nouveaux, afin de diriger ainsi, dans des voies nouvelles, les pensées et le jeu des forces physiques. Il en est de même lorsque l’on favorise temporairement un autre instinct, en lui donnant de nombreuses occasions de se satisfaire, pour le rendre dispensateur de cette force que dominerait, dans l’autre cas, l’instinct qui importune, par sa violence, et que l’on veut réfréner. Tel autre saura peut-être aussi contenir la passion qui voudrait agir en maître, en accordant à tous les autres instincts, qu’il connaît, un encouragement et une licence momentanée, pour qu’ils dévorent la nourriture que le tyran voudrait accaparer. Et enfin, sixièmement, celui qui supporte et trouve raisonnable d’affaiblir et de déprimer toute son organisation physique et psychique atteint naturellement de même le but d’affaiblir un seul instinct violent : comme fait par exemple celui qui affame sa sensualité et qui détruit, il est vrai, en même temps sa vigueur et souvent aussi sa raison, comme fait l’ascète. — Donc : éviter les occasions, implanter la règle dans l’instinct, créer la satiété et le dégoût de l’instinct, amener l’association d’une idée martyrisante (comme celle de la honte, des suites néfastes ou de la fierté offensée), ensuite la dislocation des forces et enfin l’affaiblissement et l’épuisement général, — ce sont là les six méthodes. Mais la volonté de combattre la violence d’un instinct est en dehors de notre puissance, tout aussi bien que la méthode sur laquelle on tombe et le succès que l’on peut avoir dans l’application de cette méthode. Dans tout ce procès notre intellect n’est au contraire qu’instrument aveugle d’un autre instinct qui est le rival de l’instinct dont la violence nous tourmente, que ce soit le besoin de repos, ou la crainte de la honte et d’autres suites néfastes, ou bien encore l’amour. Donc, tandis que nous croyons nous plaindre de la violence d’un instinct, c’est au fond un instinct qui se plaint d’un autre instinct ; ce qui veut dire que la perception de la souffrance que nous cause une telle violence a pour condition un autre instinct tout aussi violent, ou plus violent encore et qu’une lutte se prépare où notre intellect est forcé de prendre parti.
110.
Ce qui s’oppose. — On peut observer sur soi le procès suivant et je voudrais qu’il fût observé et confirmé souvent. Il se forme en nous le flair d’une espèce de plaisir que nous ne connaissions pas encore, d’où il naît en nous un nouveau désir. Il s’agit maintenant de savoir ce qui s’oppose à ce désir : si ce sont des choses et des égards d’espèce commune, et aussi des hommes que nous estimons peu, — le but du nouveau désir prendra l’apparence d’un sentiment « noble, bon, louable, digne de sacrifice », toutes les dispositions morales héréditaires s’y glisseront, et le but deviendra un but moral — et maintenant nous ne croyons plus aspirer à un plaisir, mais à une moralité : ce qui augmente beaucoup l’assurance de notre aspiration.
111.
Aux admirateurs de l’objectivité. — Celui qui, comme enfant, a remarqué chez les parents et connaissances au milieu desquels il a grandi des sentiments multiples et violents, mais peu de jugements subtils et de penchants vers la justice intellectuelle, celui donc qui a usé sa meilleure force et son temps le plus précieux à imiter des sentiments : celui-là remarque sur lui-même, lorsqu’il a atteint l’âge d’homme, que toute chose nouvelle, tout homme nouveau, suscitent immédiatement en lui de la sympathie ou de l’aversion, ou encore de l’envie et du mépris ; sous l’empire de cette expérience qu’il est impuissant à secouer, il admire la neutralité des sentiments, l’« objectivité », comme une chose extraordinaire, presque géniale et d’une rare moralité, et il ne veut pas admettre que cette neutralité, elle aussi, n’est que le produit de l’éducation et de l’habitude.
112.
Pour l’histoire naturelle du devoir et du droit. — Nos devoirs — ce sont les droits que les autres ont sur nous. Comment les ont-ils acquis ? Par le fait qu’ils nous considérèrent comme capables de conclure des engagements et de les tenir, qu’ils nous tinrent pour leurs égaux et leurs semblables, qu’en conséquence ils nous ont confié quelque chose, ils nous ont éduqués, instruits et soutenus. Nous remplissons notre devoir — c’est-à-dire que nous justifions cette idée de notre puissance, l’idée qui nous a valu tout le bien que l’on nous fait, nous rendons dans la mesure où l’on nous a donné. C’est donc notre fierté qui nous ordonne de faire notre devoir, — nous voulons rétablir notre autonomie, en opposant à ce que d’autres firent pour nous quelque chose que nous faisons pour eux, — car les autres ont empiété sur l’étendue de notre pouvoir et y laisseraient la main d’une façon durable, si par le « devoir » nous n’usions de représailles, c’est-à-dire si nous n’empiétions sur leur pouvoir à eux. Ce n’est que sur ce qui est en notre pouvoir que les droits des autres peuvent se rapporter ; ce serait déraisonnable de quelqu’un de nous demander quelque chose qui ne nous appartînt pas. Il faudrait dire plus exactement : seulement sur ce qu’ils croient être en notre pouvoir, en admettant que ce soit la même chose que ce que nous considérons nous-mêmes comme étant en notre pouvoir. La même erreur pourrait facilement se produire des deux côtés. Le sentiment du devoir exige que nous ayons sur l’étendue de notre pouvoir la même croyance que les autres ; c’est-à-dire que nous puissions promettre certaines choses, nous engager à les faire (« libre-arbitre »). — Mes droits : c’est là cette partie de mon pouvoir que les autres m’ont non seulement concédée, mais qu’ils veulent aussi maintenir pour moi. Comment y arrivent-ils ? D’une part, par leur sagesse, leur crainte et leur circonspection : soit qu’ils attendent de nous quelque chose de semblable (la protection de leurs droits), soit qu’ils considèrent une lutte avec nous comme dangereuse et inopportune, soit qu’ils voient dans chaque amoindrissement de notre force un désavantage pour eux-mêmes, puisque dans ce cas nous serions inaptes à une alliance avec eux contre une troisième puissance ennemie. D’autre part, par des donations et des cessions. Dans ce cas les autres ont suffisamment de pouvoir pour être à même d’en abandonner et pour pouvoir se porter garants de donation : ou bien il faut admettre un certain sentiment du pouvoir chez celui qui se laisse gratifier. C’est ainsi que se forment les droits : des degrés de pouvoir reconnus et garantis. Si des rapports de pouvoirs se déplacent d’une façon importante, des droits disparaissent et il s’en forme d’autres, — c’est ce que démontre le droit des peuples dans son va et vient incessant. Si notre pouvoir diminue beaucoup, le sentiment de ceux qui garantissaient jusqu’à présent notre droit se transforme : ils pèsent les raisons qu’ils avaient à nous accorder notre ancienne possession. Si cet examen n’est pas en notre faveur, ils nient dorénavant « nos droits ». De même, si notre pouvoir augmente d’une façon considérable, le sentiment de ceux qui le reconnaissaient jusqu’à présent et dont nous n’avons plus besoin se transforme : ils essayeront bien de réduire ce pouvoir à sa dimension première, ils voudront s’occuper de nos affaires en s’appuyant sur leur devoir, — mais ce ne sont là que paroles inutiles. Partout où règne le droit on maintient un état et un certain degré de pouvoir, on repousse toute augmentation et toute diminution. Le droit des autres est une concession de notre sentiment du pouvoir, au sentiment du pouvoir des autres. Quand notre pouvoir se montre profondément ébranlé et brisé, nos droits cessent : par contre, quand nous sommes devenus beaucoup plus puissants, les droits des autres cessent pour nous d’être ce qu’ils ont été jusqu’à présent. — L’« homme équitable » a donc besoin sans cesse du toucher subtil d’une balance pour évaluer les degrés de pouvoir et de droit qui, avec la vanité des choses humaines, ne resteront en équilibre que très peu de temps et ne feront que descendre ou monter : — être équitable est donc difficile et exige beaucoup d’expérience, de la bonne volonté et énormément d’esprit.
113.
L’aspiration à la distinction. — Celui qui aspire à la distinction a sans cesse l’œil sur le prochain et veut savoir quels sont les sentiments de celui-ci : mais la sympathie et l’abandon dont ce penchant a besoin pour se satisfaire sont bien éloignés d’être inspirés par l’innocence, la compassion ou la bienveillance. On veut au contraire percevoir ou deviner de quelle façon le prochain souffre intérieurement ou extérieurement à notre aspect, comment il perd sa puissance sur lui-même et cède à l’impression que notre main ou notre aspect fait sur lui ; et quand même celui qui aspire à la distinction ferait ou voudrait faire une impression joyeuse, exaltante ou rassérénante, il ne jouirait cependant pas de ce succès en tant qu’il réjouirait, exalterait ou rassérénerait le prochain, mais en tant qu’il laisserait son empreinte dans l’âme de celui-ci, qu’il en changerait la forme et la dominerait selon sa volonté. L’aspiration à la distinction c’est l’aspiration à subjuguer le prochain, ne fût-ce que d’une façon indirecte, rien que par le sentiment ou même seulement en rêve. Il y a une longue série de degrés dans cette secrète volonté d’asservir, et pour en épuiser la nomenclature il faudrait presque écrire une histoire de la civilisation, depuis la première barbarie grimaçante jusqu’à la grimace du raffinement et de l’idéalité maladive. L’aspiration à la distinction procure successivement au prochain — pour désigner par leurs noms quelques degrés de cette longue échelle : d’abord la torture, puis des coups, puis de l’épouvante, puis de l’étonnement angoissé, puis de la surprise, puis de l’envie, puis de l’admiration, puis de l’édification, puis du plaisir, puis de la joie, puis des rires, puis des railleries, puis des ricanements, puis des insultes, puis des coups donnés, puis des tortures infligées : — là, au bout de l’échelle, se trouvent placés l’ascète et le martyr ; il éprouve la plus grande jouissance, justement par suite de son aspiration à la distinction, à subir lui-même ce que son opposé sur le premier degré de l’échelle, le barbare, fait souffrir à l’autre, devant qui il veut se distinguer. Le triomphe de l’ascète sur lui-même, son œil dirigé vers l’intérieur, apercevant l’homme dédoublé en un être souffrant et un spectateur et qui, dès lors, ne regarde plus le monde extérieur que pour y ramasser, en quelque sorte, du bois pour son propre bûcher, cette dernière tragédie de l’instinct de distinction, où il ne reste plus qu’une seule personne qui se carbonise en elle-même, — c’est là le digne dénouement qui complète les origines : dans les deux cas un indicible bonheur à l’aspect des tortures ! En effet, le bonheur considéré comme sentiment de puissance développé à l’extrême ne s’est peut-être jamais rencontré sur la terre d’une façon aussi intense que dans l’âme des ascètes superstitieux. Les Brahmanes expriment cela dans l’histoire du roi Viçvamitra qui puisa dans les exercices de pénitence de mille années une telle force qu’il entreprit de construire un nouveau ciel. Je crois que, dans toute cette catégorie d’événements intérieurs, nous sommes maintenant de grossiers novices et de tâtonnants devineurs d’énigmes ; il y a quatre mille ans on était mieux au fait de cette maudite subtilisation de la jouissance de soi. La création du monde fut peut-être alors figurée par un rêveur hindou comme une opération ascétique qu’un dieu entreprend sur lui-même. Peut-être ce dieu voulut-il s’enfermer dans la nature mobile comme dans un instrument de torture, pour sentir ainsi doublées sa félicité et sa puissance ! Et, en admettant que ce fût même un dieu d’amour : quelle jouissance pour lui de créer des hommes souffrants, de souffrir très divinement et surhumainement à l’aspect des continuelles tortures de ceux-ci et de se tyranniser ainsi lui-même ! Plus encore, en admettant que ce Dieu soit non seulement un Dieu d’amour, mais encore un Dieu de sainteté et d’innocence : se doute-t-on du délire qu’éprouve cet ascète divin, lorsqu’il crée le péché, et les pécheurs, et la damnation éternelle, et encore sous son ciel, au pied de son trône, une demeure énorme de tortures éternelles, d’éternels gémissements ! — Il n’est pas tout à fait impossible que l’âme d’un saint Paul, d’un Dante, d’un Calvin et de leurs semblables, n’ait une fois pénétré dans les terrifiants mystères d’une telle volupté de la puissance ; — en regard de semblables états d’âme on peut se demander si le mouvement circulaire dans l’aspiration à la distinction est véritablement revenu à son point de départ, si, avec l’ascète, il a atteint sa dernière extrémité. Ce cercle ne pourrait-il pas être parcouru pour la seconde fois en maintenant l’idée fondamentale de l’ascète et en même temps du dieu compatissant ? Je veux dire : faire mal aux autres pour se faire mal à soi-même et pour triompher ainsi de soi et de sa compassion, pour jouir de l’extrême volupté de la puissance ! — Pardonnez ces digressions qui se présentent à mon esprit tandis que je songe à toutes les possibilités sur le vaste champ des débauches psychiques auxquelles s’est livré le désir de puissance.
114.
La connaissance de celui qui souffre. — La condition des hommes malades que leur souffrance torture longtemps et horriblement et dont, malgré cela, la raison ne se trouble point, n’est pas sans valeur pour la connaissance, — abstraction faite des bienfaits intellectuels que toute profonde solitude, toute libération soudaine et permise des devoirs et des habitudes apportent avec elles. Celui qui souffre profondément, enfermé en quelque sorte dans sa souffrance, jette un regard glacial au-dehors, sur les choses : tous ces petits enchantements mensongers où se meuvent généralement les choses, lorsque le regard de l’homme bien-portant s’y arrête, ont disparu pour lui : il s’aperçoit lui-même couché devant lui, sans éclat et sans couleurs. Pour le cas où il aurait vécu jusque-là dans une espèce de rêverie dangereuse : ce suprême désenchantement par la douleur sera le moyen pour l’en tirer, et peut-être est-ce le seul moyen. (Il est possible qu’il en advint ainsi du fondateur du christianisme suspendu à la croix, car les paroles les plus amères qui furent jamais prononcées « mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ! » contiennent, lorsqu’on les interprète dans toute leur profondeur, comme on en a le droit, le témoignage d’une complète désillusion, de la plus grande clairvoyance sur le mirage de la vie ; au moment de la souffrance suprême, le Christ devint clairvoyant sur lui-même, tout comme le fut aussi, ainsi que le conte le poète, ce pauvre Don Quichotte mourant.) La formidable tension de l’intellect qui veut s’opposer à la douleur illumine dès lors, tout ce qu’il regarde, d’une lumière nouvelle : et l’indicible charme que prêtent tous les nouveaux éclairages est souvent assez puissant pour résister à toutes les séductions du suicide et pour faire paraître très désirable à celui qui souffre la continuation de la vie. Il songe avec mépris au monde vague, chaud et confortable où l’homme bien-portant séjourne sans scrupule ; il songe avec mépris aux illusions les plus nobles et les plus chéries, où jadis il se jouait de lui-même ; c’est pour lui une véritable jouissance d’évoquer ce mépris comme s’il venait des profondeurs de l’enfer et d’infliger ainsi à l’âme les plus amères souffrances : c’est par ce contre-poids qu’il tient tête à la souffrance physique, — il sent que maintenant ce contre-poids est nécessaire ! Avec une épouvantable clairvoyance au sujet de sa propre nature, il s’écrie : « Sois une fois ton propre accusateur et ton propre bourreau, prends ta souffrance comme une punition que tu t’es infligée à toi-même ! Jouis de ta supériorité en tant que juge ; mieux encore : jouis de ton bon plaisir, de ton arbitraire tyrannie ! Élève-toi au-dessus de ta vie, comme au-dessus de ta souffrance, regarde au fond des raisons et des déraisons ! » Notre fierté se révolte comme jamais elle n’a fait : elle éprouve une séduction incomparable à défendre la vie contre un tyran tel que la souffrance et contre toutes les insinuations de ce tyran qui voudrait nous pousser à rendre témoignage contre la vie, — à représenter la vie justement en face du tyran. Dans cet état on se défend avec amertume contre toute espèce de pessimisme, pour que celui-ci n’apparaisse pas comme une conséquence de notre état et qu’il ne nous humilie pas en notre qualité de vaincus. Jamais non plus la tentation d’être juste dans nos jugements n’est plus grande que maintenant, car maintenant la justice est un triomphe sur nous-mêmes et sur l’état le plus irritable que l’on puisse imaginer, un état qui excuserait tout jugement injuste ; — mais nous ne voulons pas être excusés, nous voulons montrer maintenant que nous pouvons être « sans tache ». Nous passons par de véritables crises d’orgueil. — Et maintenant survient la première aurore de l’adoucissement, de la guérison — c’est presque son premier effet que nous défendions contre la prépondérance de notre orgueil : — nous nous appelons mais et vaniteux, — comme s’il nous était arrivé quelque chose d’unique ! Nous humilions sans reconnaissance la fierté toute-puissante qui nous fit supporter la douleur, et nous réclamons avec violence un antidote contre la fierté : nous voulons devenir étrangers à nous-mêmes et être dégagés de notre personne, après que trop longtemps la douleur nous avait rendus personnels avec violence. « Loin de nous cette fierté, nous écrions-nous, elle était une maladie et une crise de plus ! » Nous regardons de nouveau les hommes et la nature — avec un œil de désir : nous nous souvenons, en souriant avec tristesse, que nous avons maintenant, à leur sujet, certaines idées nouvelles et différentes de celles d’autrefois, qu’un voile est tombé. — Mais nous sommes réconfortés de revoir les lumières tempérées de la vie, et de sortir de ce jour terriblement cru, sous lequel, lorsque nous souffrions, nous voyions les choses, nous regardions à travers les choses. Nous ne nous mettons pas en colère si la magie de la santé recommence son jeu, — nous contemplons ce spectacle comme si nous étions transformés, bienveillants et fatigués encore. Dans cet état on ne peut pas entendre de musique sans pleurer. —
115.
Ce que l’on appelle le « moi ». — Le langage et les préjugés sur quoi s’édifie le langage forment souvent obstacle à l’approfondissement des phénomènes intérieurs et des instincts : par le fait qu’il n’existe de mots que pour les degrés superlatifs de ces phénomènes et de ces instincts. — Or nous sommes habitués à ne plus observer exactement dès que les mots nous manquent, puisqu’il est alors pénible de penser avec précision ; on allait même autrefois jusqu’à décréter involontairement que là où cesse le règne des mots, cesse aussi le règne de l’existence. Colère, haine, amour, pitié, désir, connaissance, joie, douleur, — ce ne sont là que des noms pour des conditions extrêmes ; les degrés plus pondérés, plus moyens nous échappent, plus encore les degrés inférieurs, sans cesse en jeu, et c’est pourtant eux qui tissent la toile de notre caractère et de notre destinée. Il arrive souvent que ces explosions extrêmes — et le plaisir ou le déplaisir les plus médiocres, dont nous sommes conscients, soit en mangeant un mets, soit en écoutant un son, constituent peut-être encore, selon une évaluation exacte, des explosions extrêmes — déchirent la toile et forment alors des exceptions violentes, le plus souvent par suite de surrections : — et combien, comme telles, peuvent-elles induire l’observateur en erreur ! Tout comme elles trompent, d’ailleurs, l’homme actif. Tous, tant que nous sommes, nous ne sommes pas ce que nous paraissons être selon les conditions en vue desquelles nous avons seuls la conscience et les paroles — et, par conséquent, le blâme et la louange ; nous nous méconnaissons d’après ces explosions grossières qui nous sont seules connues, nous tirons des conclusions d’après une matière où les exceptions l’emportent sur la règle, nous nous trompons en lisant ce grimoire de notre moi, clair en apparence. Cependant, l’opinion que nous avons de nous-mêmes, cette opinion que nous nous sommes formée par cette fausse voie, ce que l’on appelle le « moi », travaille dès lors à former notre caractère et notre destinée. —
116.
Le monde inconnu du « sujet ». — Ce qui est si difficile à comprendre pour les hommes, c’est leur ignorance au sujet d’eux-mêmes, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours ! Non seulement au sujet du bien et du mal, mais encore au sujet de choses bien plus importantes. Conformément à une illusion ancienne on se figure toujours que l’on sait exactement comment s’effectue l’action humaine dans chaque cas particulier. Non seulement « Dieu qui voit au fond du cœur », non seulement l’homme qui agit et qui réfléchit à son action, — mais encore n’importe quelle autre personne ne doute pas qu’elle ne comprenne le phénomène de l’action chez toute autre personne. « Je sais ce que je veux, ce que j’ai fait, je suis libre et responsable de mon acte, je rends les autres responsables de ce qu’ils font, je puis nommer par leur nom toutes les possibilités morales, tous les mouvements intérieurs qui précèdent un acte ; quelle que soit la façon dont vous agissez, — je m’y comprends moi-même et je vous y comprends tous ! » — C’est ainsi que tout le monde pensait autrefois, c’est ainsi que pense encore presque tout le monde. Socrate et Platon qui, en cette matière, furent de grands sceptiques et d’admirables novateurs, furent cependant innocemment crédules pour ce qui en est de ce préjugé néfaste, de cette profonde erreur, qui prétend que « le juste entendement doit être suivi forcément par l’action juste ». — Avec ce principe ils étaient toujours les héritiers de la folie et de la présomption universelles qui prétendent que l’on connaît l’essence d’une action. « Ce serait affreux, si la compréhension de l’essence d’un acte véritable n’était pas suivie par cet acte véritable », — c’est là la seule façon dont ces grands hommes jugèrent nécessaire de démontrer cette idée, le contraire leur semblait inimaginable et fou — et pourtant ce contraire répond à la réalité toute nue, démontrée quotidiennement et à toute heure, de toute éternité. N’est-ce pas là précisément la vérité « terrible » que ce que l’on peut savoir d’un acte ne suffit jamais pour l’accomplir, que le passage qui va de l’entendement à l’acte n’a été établi jusqu’à présent dans aucun cas ? Les actions ne sont jamais ce qu’elles nous paraissent être ! Nous avons eu tant de peine à apprendre que les choses extérieures ne sont pas telles qu’elles nous paraissent — eh bien ! il en est de même du monde intérieur ! Les actes sont en réalité « quelque chose d’autre », — nous ne pouvons pas en dire davantage : et tous les actes sont essentiellement inconnus. Le contraire est et demeure la croyance habituelle ; nous avons contre nous le plus ancien réalisme ; jusqu’à présent l’humanité pensait : « Une action est telle qu’elle nous paraît être. » (En relisant ces paroles il me vient en mémoire un très expressif passage de Schopenhauer que je veux citer pour démontrer que, lui aussi, était encore resté accroché sans aucune espèce de scrupule à ce réalisme moral : « En réalité, chacun de nous est un juge moral, compétent et parfait, connaissant exactement le bien et le mal, sanctifié en aimant le bien et en détestant le mal, — chacun est tout cela, tant que ce ne sont pas ses propres actes, mais des actes étrangers qui sont en cause, et qu’il peut se contenter d’approuver ou de désapprouver, tandis que le poids de l’exécution est porté par des épaules étrangères. Chacun peut, par conséquent, tenir comme confesseur la place de Dieu. »)
117.
En prison. — Mon œil, qu’il soit perçant ou qu’il soit faible, ne voit qu’à une certaine distance. Je vis et j’agis dans cet espace, cette ligne d’horizon est ma plus proche destinée, grande ou petite, à laquelle je ne puis échapper. Autour de chaque être s’étend ainsi un cercle concentrique qui lui est particulier. De même notre oreille nous enferme dans un petit espace, de même notre sens du toucher. C’est d’après ces horizons, où nos sens enferment chacun de nous, comme dans les murs d’une prison, que nous mesurons le monde, en disant que telle chose est près, telle autre loin, telle chose grande, telle autre petite, telle chose dure et telle autre molle : nous appelons « sensation » cette façon de mesurer, — et tout cela est erreur en soi ! D’après le nombre des événements et des émotions qui sont, en moyenne, possibles pour nous, dans un espace de temps donné, on mesure sa vie, on la dit courte ou longue, riche ou pauvre, remplie ou vide : et d’après la moyenne de la vie humaine, on mesure celle de tous les autres êtres, — et tout cela, tout cela est erreur en soi ! Si nous avions un œil cent fois plus perçant pour les choses proches, l’homme nous semblerait énorme ; on pourrait même imaginer des organes au moyen desquels l’homme nous apparaîtrait incommensurable. D’autre part, certains organes pourraient être conformés de façon à réduire et à rétrécir des systèmes solaires tout entiers, pour les rendre pareils à une seule cellule : et pour des êtres de l’ordre inverse une seule cellule du corps humain pourrait apparaître, dans sa construction, son mouvement et son harmonie, tel un système solaire. Les habitudes de nos sens nous ont enveloppés dans un tissu de sensations mensongères qui sont, à leur tour, la base de tous nos jugements et de notre « entendement », — il n’y a absolument pas d’issue, pas d’échappatoire, pas de sentier détourné vers le monde réel ! Nous sommes dans notre toile comme des araignées, et quoi que nous puissions y prendre, ce ne sera toujours que ce qui se laissera prendre à notre toile.
118.
Qu’est-ce donc que notre prochain ? — Qu’est-ce donc que nous considérons chez notre prochain comme ses limites, je veux dire ce par quoi il met en quelque sorte son empreinte sur nous ? Tout ce que nous comprenons de lui ce sont les changements qui ont lieu sur notre personne et dont il est la cause — ce que nous savons de lui ressemble à un espace creux modelé. Nous lui prêtons les sentiments que ses actes provoquent en nous et nous lui donnons ainsi le reflet d’un faux positif. Nous le formons d’après la connaissance que nous avons de nous-mêmes, pour en faire un satellite de notre propre système : et lorsqu’il s’éclaire ou s’obscurcit pour nous et que c’est nous, dans les deux cas, qui en sommes la cause dernière, — nous nous figurons cependant le contraire ! Monde de fantômes où nous vivions ! Monde renversé, tourné à rebours et vide, et que pourtant nous voyons comme en rêve sous un aspect droit et plein !
119.
Vivre et inventer. — Quel que soit le degré que quelqu’un puisse atteindre dans la connaissance de soi, rien ne peut être plus incomplet que l’image qu’il se fait des instincts qui constituent son individu. À peine s’il sait nommer par leurs noms les instincts les plus grossiers : leur nombre et leur force, leur flux et leur reflux, leur jeu réciproque, et avant tout les lois de leur nutrition lui demeurent complètement inconnus. Cette nutrition devient donc une œuvre du hasard : les événements quotidiens de notre vie jettent leur proie tantôt à tel instinct, tantôt à tel autre ; il les saisit avidement, mais le va et vient de ces événements se trouve en dehors de toute corrélation raisonnable avec les besoins nutritifs de l’ensemble des instincts : en sorte qu’il arrivera toujours deux choses — les uns dépériront et mourront d’inanition, les autres seront gavés de nourriture. Chaque moment de notre vie fait croître quelques bras du polype de notre être et en fait se dessécher quelques autres, selon la nourriture que le moment porte ou ne porte pas en lui. À ce point de vue, toutes nos expériences sont des aliments, mais répandus d’une main aveugle, ignorant celui qui a faim et celui qui est déjà rassasié. Par suite de cette nutrition de chaque partie, laissée au hasard, l’état du polype, dans son développement complet, sera quelque chose d’aussi fortuit que l’a été son développement. Pour parler plus exactement : en admettant qu’un instinct se trouve au point où il demande à être satisfait — ou à exercer sa force, ou à la satisfaire, ou à remplir un vide — tout cela est dit au figuré — : il examinera chaque événement du jour pour savoir comment il peut l’utiliser, en vue de remplir son but ; quelle que soit la condition où se trouve l’homme, qu’il marche ou qu’il se repose, qu’il lise ou qu’il parle, qu’il se fâche ou qu’il lutte, ou qu’il jubile, l’instinct altéré tâte en quelque sorte chacune de ces conditions, et, dans la plupart des cas, il ne trouvera rien à son goût, il faut alors qu’il attende et qu’il continue à avoir soif : encore un moment et il s’affaiblira, et, au bout de quelques jours ou de quelques mois, s’il n’est pas satisfait, il desséchera comme une plante sans pluie. Peut-être cette cruauté du hasard apparaîtrait-elle sous des couleurs plus vives encore si tous les instincts demandaient à être satisfaits aussi foncièrement que la faim qui ne se contente pas d’aliments vus en rêve ; mais la plupart des instincts, surtout ceux que l’on appelle moraux, en sont précisément là, — s’il est permis de supposer que nos rêves servent à compenser, en une certaine mesure, l’absence accidentelle de « nourritures » pendant le jour. Pourquoi le rêve d’hier était-il plein de tendresses et de larmes, celui d’avant-hier plaisant et présomptueux, tel autre, plus ancien encore, aventureux et plein de recherches inquiètes ? D’où vient que dans ce rêve je jouis des indescriptibles beautés de la musique, d’où vient que dans cet autre je plane et je m’élève, avec la volupté de l’aigle, jusqu’aux cimes les plus lointaines ? Ces imaginations, où se déchargent et se donnent jeu nos instincts de tendresse, ou de raillerie, ou d’excentricité, nos désirs de musique et de sommets — et chacun aura sous la main des exemples plus frappants encore —, sont les interprétations de nos excitations nerveuses pendant le sommeil, des interprétations très libres, très arbitraires de la circulation du sang, du travail des intestins, de la pression des bras et de la couverture, du son des cloches d’une église, du bruit d’une girouette, des pas des noctambules et d’autres choses du même genre. Si ce texte qui, en général, demeure le même pour une nuit comme pour l’autre, reçoit des commentaires variés au point que la raison créatrice imagine hier ou aujourd’hui des causes si différentes pour les mêmes excitations nerveuses : cela tient au fait que le souffleur de cette raison fut différent aujourd’hui de ce qu’il a été hier, — un autre instinct voulut se satisfaire, se manifester, s’exercer, se soulager, se décharger, — c’est cet instinct-là qui atteignait son flot et hier c’en était un autre. — La vie de veille ne possède pas la même liberté d’interprétation que la vie de rêve, elle est moins poétique, moins effrénée, — mais me faut-il ajouter que nos instincts en état de veille ne font également pas autre chose que d’interpréter les excitations nerveuses et d’en fixer les « causes » selon leurs besoins ? qu’entre l’état de veille et le rêve il n’y a pas de différence essentielle ? que, même dans la comparaison de degrés de culture très différents, la liberté d’interprétation éveillée sur l’un de ces degrés ne le cède en rien à la liberté d’interprétation en rêve de l’autre ? que nos évaluations et nos jugements moraux ne sont que des images et des fantaisies, cachant un processus physiologique inconnu à nous, une espèce de langage convenu pour désigner certaines irritations nerveuses ? que tout ce que nous appelons conscience n’est en somme que le commentaire plus ou moins fantaisiste d’un texte inconnu, peut-être inconnaissable, mais pressenti ? Que l’on se remette en mémoire un petit fait quelconque. Admettons que nous nous apercevions un jour, tandis que nous traversons la place publique, que quelqu’un se moque de nous : selon que tel ou tel instinct a atteint en nous son point culminant, cet événement aura pour nous telle ou telle signification, — et selon l’espèce d’homme que nous sommes, ce sera un événement tout différent. Un tel l’accueillera comme une goutte de pluie, tel autre le secouera loin de lui comme un insecte ; l’un y cherchera un motif de querelle, l’autre examinera ses vêtements pour voir s’ils prêtent à rire, tel autre encore songera, comme conséquence, au ridicule en soi ; enfin il y en aura peut-être un qui se réjouira d’avoir involontairement contribué à ajouter un rayon de soleil à la joie du monde — et, dans chacun de ces cas, un instinct trouvera à se satisfaire, que ce soit celui du dépit, de la combativité, de la méditation ou de la bienveillance. Cet instinct, quel qu’il soit, s’est emparé de l’incident comme d’un butin ; pourquoi justement celui-là ? Puisqu’il était à l’affût, avide et affamé. — Dernièrement, à onze heures du matin, un homme s’est affaissé droit devant moi, comme frappé de la foudre ; toutes les femmes du voisinage se mirent à pousser des cris ; moi-même je le remis sur pied et j’attendis auprès de lui que la parole lui revînt, — pendant ce temps aucun muscle de mon visage ne bougea et je ne fus pris d’aucun sentiment, ni de crainte ni de pitié, je fis simplement ce qu’il y avait à faire de plus pressant et de plus raisonnable, puis je m’en allai froidement. En admettant que l’on m’ait annoncé la veille que le lendemain à onze heures quelqu’un tomberait ainsi devant mes pieds, j’aurais souffert les tortures les plus variées, je n’aurais pas dormi de toute la nuit, et au moment décisif je serais peut-être devenu semblable à cet homme au lieu de le secourir. Car dans l’intervalle tous les instincts imaginables auraient eu le temps de se figurer et de commenter le fait divers. — Que sont donc les événements de notre vie ? Bien plus ce que nous y mettons que ce qui s’y trouve ! Ou bien faudrait-il même dire : ils sont vides par eux-mêmes ? Vivre, c’est inventer ? —
120.
Pour tranquilliser le sceptique. — « Je ne sais absolument pas ce que je fais ! Je ne sais absolument pas ce que je dois faire ! » — Tu as raison, mais n’aie à ce sujet aucun doute : c’est toi que l’on fait ! Dans chaque moment de ta vie ! L’humanité a, de tous temps, confondu l’actif et le passif, ce fut là son éternelle faute de grammaire.
121.
« Effet et cause » ! — Sur ce miroir — et notre intellect est un miroir — il se passe quelque chose qui manifeste de la régularité, une chose déterminée suit chaque fois une autre chose déterminée, — c’est ce que nous appelons, lorsque nous nous en apercevons, et que nous voulons lui donner un nom, cause et effet — insensés que nous sommes ! Comme si, dans ce cas, nous avions compris quelque chose, pu comprendre quelque chose ! Or, nous n’avons rien vu que les images des « effets » et des « causes » ! Et c’est précisément cette vision en images qui rend impossible de voir des liens essentiels tels qu’en comporte une succession !
122.
Les causes finales dans la nature. — Celui qui, savant impartial, recherche l’histoire de l’œil et de ses formes chez les êtres inférieurs, pour montrer le lent développement de l’organe visuel, arrivera forcément à la conclusion énorme que, dans la formation de l’œil, la vue n’a pas été le but, qu’elle s’est au contraire manifestée lorsque le hasard eut constitué l’appareil. Un seul de ces exemples et les « causes finales » nous tombent des yeux comme des écailles !
123.
Raison. — Comment la raison est-elle venue dans le monde ? D’une façon raisonnable, comme de juste — par le hasard. Il faudra deviner ce hasard comme une énigme.
124.
Qu’est-ce que vouloir ? — Nous rions de celui qui passe le seuil de sa porte au moment où le soleil passe le seuil de la sienne et qui dit : « Je veux que le soleil se lève. » Et de celui qui ne peut pas arrêter une roue et qui dit : « Je veux qu’elle roule. » Et de celui qui est terrassé dans une lutte et qui dit : « Me voici couché là, mais je veux être couché là ! » Mais, en dépit des plaisanteries, agissons-nous jamais autrement que l’un de ces trois, lorsque nous employons le mot : « Je veux » ?
125.
Du « royaume de la liberté ». — Nous pouvons imaginer beaucoup plus de choses que nous ne pouvons en faire et en vivre, — ce qui veut dire que notre pensée est superficielle et satisfaite de la surface, elle ne s’aperçoit même pas de cette surface. Si notre intellect était développé sévèrement, d’après la mesure de notre force, et de l’exercice que nous avons de notre force, nous érigerions en premier principe de notre réflexion que nous ne pouvons comprendre que ce que nous pouvons faire, — si d’une façon générale il existe une compréhension. L’homme qui a soif est privé d’eau, mais son esprit lui présente sans cesse devant les yeux l’image de l’eau, comme si rien n’était plus facile que de s’en procurer. — La qualité superficielle et facile à contenter de l’intellect ne peut pas comprendre l’existence d’un besoin véritable et se sent supérieure : elle est fière de pouvoir davantage, de courir plus vite, d’être en un instant presque au but, — et ainsi le royaume des idées, par contraste avec le royaume de l’action, du vouloir et du « vivre », apparaît comme le royaume de la liberté : tandis que, comme je l’ai dit, il n’est que le royaume de la superficie et de la sobriété.
126.
L’oubli. — Il n’est pas encore démontré que l’oubli existe ; tout ce que nous savons c’est qu’il n’est pas en notre pouvoir de nous ressouvenir. Nous avons placé provisoirement, dans cette lacune de notre pouvoir, le mot oubli : comme si c’était là un pouvoir de plus dans le registre. Mais, en fin de compte, qu’est-ce qui est en notre pouvoir ! — Si ce mot se trouve dans une lacune de notre puissance, les autres mots ne se trouveraient-ils pas dans une autre lacune que laisse la science que nous possédons au sujet de notre pouvoir ?
127.
En vue d’un but. — De tous les actes humains on comprend certainement le moins bien ceux qui se font en vue d’un but, parce qu’ils ont toujours été regardés comme les plus intelligibles et que, pour notre entendement, ils sont les plus habituels. Les grands problèmes gisent dans la rue.
128.
Le rêve et la responsabilité. — Vous voulez être responsables de toutes choses ! Excepté de vos rêves ! Quelle misérable faiblesse, quel manque de courage logique ! Rien ne vous appartient plus en propre que vos rêves ! Rien n’est davantage votre œuvre ! Sujet, forme, durée, acteur, spectateur, — dans ces comédies vous êtes tout vous-mêmes ! Et c’est là justement que vous avez peur et que vous avez honte de vous-mêmes. Œdipe déjà, le sage Œdipe, s’entendait à puiser une consolation dans l’idée que nous n’en pouvons rien, si nous rêvons telle ou telle chose ! J’en conclus que la grande majorité des hommes doit avoir à se reprocher des rêves épouvantables. S’il en était autrement, combien aurait-on exploité sa poésie nocturne en faveur de l’orgueil de l’homme ! — Me faut-il ajouter que le sage Œdipe avait raison, que nous ne sommes vraiment pas responsables de nos rêves, — mais pas davantage de notre état de veille, et que la doctrine du libre arbitre a son père et sa mère dans la fierté et dans le sentiment de puissance de l’homme ? Je dis cela peut-être trop souvent : mais ce n’est pas une raison pour que ce soit un mensonge.
129.
La prétendue lutte des motifs. — On parle de la « lutte des motifs », mais on désigne ainsi une lutte qui n’est pas la lutte des motifs. Je veux dire que, dans notre conscience délibérative, avant une action, se présentent les conséquences d’actions différentes que nous croyons pouvoir exécuter toutes, et nous comparons ces conséquences. Nous croyons être décidés à une action lorsque nous avons établi que les conséquences de celles-ci seront les plus favorables ; avant d’être arrivé à cette conclusion de notre examen, nous nous tourmentons souvent loyalement à cause des grandes difficultés qu’il y a à deviner les conséquences, à les apercevoir dans toute leur force, toutes, sans exception : après quoi il faudrait d’ailleurs encore diviser le compte par le hasard. Mais c’est alors que vient le plus difficile : toutes les conséquences que nous avons déterminées séparément, avec tant de difficulté, doivent être pesées les unes contre les autres sur la même balance ; et trop souvent nous manquons, pour cette casuistique de l’avantage, de balance, tout autant que de poids, à cause de la différence dans la qualité de toutes ces conséquences imaginables. En admettant cependant que nous nous en tirions de cette opération comme des autres, et que le hasard ait mis sur notre chemin des conséquences réciproquement pesables : il nous restera alors effectivement, dans l’image des conséquences d’une action déterminée, un motif d’accomplir cette action — oui ! Un motif ! Mais au moment où nous nous décidons à agir, nous sommes souvent déterminés par une catégorie de motifs différente de celle de la catégorie décrite ici, celle qui fait partie de l’« image des conséquences ». Alors agit l’habitude du jeu de nos forces, ou bien la petite impulsion d’une personne que nous craignons, vénérons ou aimons, ou bien encore la nonchalance qui préfère exécuter ce qui est sous la main, ou bien enfin l’éveil de l’imagination provoqué au moment décisif par un petit événement quelconque — alors agit aussi l’élément corporel qui se présente sans que l’on puisse le déterminer, ou encore l’humeur du moment, le saut d’une passion quelconque qui est, par hasard, prête à sauter : en un mot, des motifs agissent que nous connaissons mal ou que nous ne connaissons point, et que nous ne pouvons jamais faire entrer d’avance dans notre calcul. Il est probable qu’entre eux aussi il y ait une lutte, un chassé-croisé, un soulèvement et une répression d’unités — et c’est là ce qui serait la véritable « lutte des motifs » : — quelque chose qui, pour nous, est tout à fait invisible et inconscient. J’ai calculé les successions et les succès et j’ai rangé ainsi un instinct très important dans l’ordre de bataille des motifs, — mais cet ordre de bataille je l’établis tout aussi peu que je le vois : la lutte elle-même est cachée et la victoire, en tant que victoire, également ; car j’apprends bien ce que je finis par faire, mais je n’apprends pas quel est le motif qui finalement a été victorieux. Nous sommes, en effet, habitués à ne pas faire entrer en ligne de compte tous ces phénomènes inconscients et à ne nous imaginer la préparation d’un acte qu’en tant qu’elle est inconsciente : et c’est pour quoi nous confondons la lutte des motifs avec la comparaison des conséquences possibles de différentes actions, — une des confusions les plus riches en conséquences et les plus néfastes pour le développement de la morale !
130.
Causes finales ? volonté ? — Nous nous sommes habitués à croire à deux royaumes, le royaume des causes finales et de la volonté, et le royaume du hasard. Dans ce dernier royaume, tout est vide de sens, tout s’y passe, va et vient, sans que quelqu’un puisse dire pourquoi, à quoi bon. — Nous craignons ce puissant royaume de la grande bêtise cosmique, car nous apprenons généralement à le connaître lorsqu’il tombe dans l’autre monde, celui des causes finales et des intentions, comme une tuile d’un toit, assommant toujours un quelconque de nos buts sublimes. Cette croyance aux deux royaumes provient d’un vieux romantisme et d’une légende : nous autres nains malins, avec notre volonté et nos causes finales, nous sommes importunés, foulés aux pieds, souvent assommés, par des géants imbéciles, archi-imbéciles : les hasards, — mais malgré tout cela nous n’aimerions pas être privés de l’épouvantable poésie de ce voisinage, car ces monstres surviennent souvent, lorsque l’existence dans la toile d’araignée des causes finales est devenue trop ennuyeuse et trop pusillanime, et ils provoquent une diversion supérieure en déchirant soudain de leurs mains la toile tout entière. — Non que ce soit là l’intention de ces êtres déraisonnables ! Ils ne s’en aperçoivent même pas. Mais leurs mains grossièrement osseuses passent à travers la toile comme si c’était de l’air pur. — Les Grecs appelaient Moira ce royaume des impondérables et de la sublime et éternelle étroitesse d’esprit et ils le plaçaient comme un horizon autour de leurs dieux, un horizon hors duquel ceux-ci ne pouvaient ni voir, ni agir. Chez plusieurs peuples cependant, on rencontre une secrète mutinerie contre les dieux : on voulait bien les adorer, mais on gardait contre eux un dernier atout entre les mains ; chez les Hindous et les Perses, par exemple, on se les imaginait dépendants du sacrifice des mortels, de sorte que, le cas échéant, les mortels pouvaient laisser mourir les dieux de faim et de soif ; chez les Scandinaves, durs et mélancoliques, on se créait, par l’idée d’un futur crépuscule des dieux, la jouissance d’une vengeance silencieuse, en compensation de la crainte perpétuelle que provoquaient les dieux. Il en est autrement du christianisme, dont les idées fondamentales ne sont ni hindoues, ni persanes, ni grecques, ni scandinaves. Le christianisme qui enseigna à adorer, dans la poussière, l’esprit de puissance voulut encore que l’on embrassât la poussière après : il fit comprendre que ce tout-puissant « royaume de la bêtise » n’est pas aussi bête qu’il en a l’air, que c’est au contraire nous qui sommes les imbéciles, nous qui ne nous apercevons pas que, derrière ce royaume, il y a — le bon Dieu, qui jusqu’à présent fut méconnu sous le nom de race de géants ou de Moira, et qui tisse lui-même la toile des causes finales, cette toile plus fine encore que celle de notre intelligence, — en sorte qu’il fallut que notre intelligence la trouvât incompréhensible et même déraisonnable. — Cette légende était un renversement si audacieux et un paradoxe si osé que le monde antique, devenu trop fragile, ne put y résister, tant la chose parut folle et contradictoire ; — car, soit dit entre nous, il y avait là une contradiction : si notre raison ne peut pas deviner la raison et les fins de Dieu, comment fit-elle pour deviner la conformation de sa raison, la raison de la raison, et la conformation de la raison de Dieu ? — Dans les temps les plus récents, on s’est en effet demandé, avec méfiance, si la tuile qui tombe du toit a été jetée par l’« amour divin » — et les hommes commencent à revenir sur les traces anciennes du romantisme des géants et des nains. Apprenons donc, parce qu’il en est grand temps, que dans notre royaume particulier des causes finales et de la raison ce sont aussi les géants qui gouvernent ! Et nos propres toiles sont tout aussi souvent déchirées par nous-mêmes et, tout aussi grossièrement, que par la fameuse tuile. Et n’est pas finalité tout ce que l’on appelle ainsi, et moins encore volonté tout ce qui est ainsi nommé. Et, si vous vouliez conclure : « Il n’y a donc qu’un seul royaume, celui de la bêtise et du hasard ? » — il faudrait ajouter : oui, peut-être n’y a-t-il qu’un seul royaume, peut-être n’y a-t-il ni volonté, ni causes finales, et peut-être est-ce nous qui nous les sommes imaginées. Ces mains de fer de la nécessité qui secouent le cornet du hasard continuent leur jeu indéfiniment : il arrivera donc forcément que certains coups ressemblent parfaitement à la finalité et à la sagesse. Peut-être nos actes de volonté, nos causes finales ne sont-ils pas autre chose que de tels coups — et nous sommes seulement trop bornés et trop vaniteux pour comprendre notre extrême étroitesse d’esprit qui ne sait pas que c’est nous-mêmes qui secouons, avec des mains de fer, le cornet des dés, que, dans nos actes les plus intentionnels, nous ne faisons pas autre chose que de jouer le jeu de la nécessité. Peut-être ! — Pour aller au-delà de ce peut-être, il faudrait avoir été déjà l’hôte de l’enfer, assis à la table de Perséphone, et avoir parié et joué aux dés avec l’hôtesse elle-même.
131.
Les modes morales. — Comme l’ensemble des jugements moraux s’est déplacé ! Ces chefs-d’œuvre de la moralité antique, les plus grands de tous, par exemple le génie d’Épictète, ne savaient rien de la glorification maintenant coutumière de l’esprit de sacrifice, de la vie pour les autres ; d’après nos modes morales, il faudrait littéralement les taxer d’immoralité, car ils ont lutté de toutes leurs forces pour leur ego et contre la compassion que nous inspirent les autres (surtout leurs souffrances et leurs faiblesses morales). Peut-être nous répondraient-ils : « Si vous êtes pour vous-mêmes un tel objet d’ennui ou un spectacle si laid, vous faites bien de penser aux autres plutôt qu’à vous ! »
132.
Les derniers échos du christianisme dans la morale. — « On n’est bon que par la pitié : il faut donc qu’il y ait quelque pitié dans tous nos sentiments » — c’est la morale du jour ! Et d’où cela vient-il ? — Le fait que l’homme qui accomplit des actions sociales sympathiques, désintéressées, d’un intérêt commun, est considéré maintenant comme homme moral, — c’est peut-être là l’effet le plus général, la transformation la plus complète que le christianisme ait produit en Europe : bien malgré lui peut-être et sans que ce soit là sa doctrine. Mais ce fut le résidu des sentiments chrétiens qui prévalut lorsque la croyance fondamentale, très opposée et foncièrement égoïste, à la « seule chose nécessaire », à l’importance absolue du salut éternel et personnel, ainsi que les dogmes sur quoi reposait cette croyance se retirèrent peu à peu, et que la croyance accessoire à « l’amour », à « l’amour du prochain », en conformité de vue avec la pratique monstrueuse de la charité ecclésiastique, fut ainsi poussée au premier plan. Plus on se séparait des dogmes, plus on cherchait en quelque sorte la justification de cette séparation dans un culte de l’amour de l’humanité : ne point rester en arrière en cela sur l’idéal chrétien, mais surenchérir encore sur lui, si cela est possible, ce fut là le secret aiguillon des libres penseurs français, depuis Voltaire jusqu’à Auguste Comte : et ce dernier, avec sa célèbre formule morale « vivre pour autrui », a, en effet, surchristianisé le christianisme. Sur le terrain allemand, c’est Schopenhauer, sur le terrain anglais John Stuart Mill qui ont donné la plus grande célébrité à la doctrine des affections sympathiques et de la pitié, ou de l’utilité pour les autres, comme principe de l’action : mais ils ne furent eux-mêmes que des échos, — ces doctrines ont surgi partout en même temps, sous des formes subtiles ou grossières, avec une vitalité extraordinaire, depuis l’époque de la Révolution française à peu près, et tous les systèmes socialistes se sont placés comme involontairement sur le terrain commun de ces doctrines. Il n’existe peut-être pas aujourd’hui de préjugé plus répandu que celui de croire que l’on sait ce qui constitue véritablement la chose morale. Chacun semble maintenant entendre avec satisfaction que la société est en train d’adapter l’individu aux besoins généraux, et que c’est en même temps le bonheur et le sacrifice de chacun de se considérer comme membre utile et comme instrument d’un tout : cependant on hésite encore beaucoup en ce moment pour savoir où il faut chercher ce tout, si c’est dans l’ordre établi ou dans un ordre à fonder, si c’est dans la nation ou dans la fraternité des peuples, ou encore dans de nouvelles petites communautés économiques. Il y a maintenant, à ce sujet, beaucoup de réflexions, d’hésitations, de luttes, beaucoup d’excitation et de passion : mais singulière et unanime est l’harmonie dans l’exigence que l’ego doit s’effacer jusqu’à ce qu’il reçoive de nouveau, sous forme d’adaptation au tout, son cercle fixe de droits et de devoirs, — jusqu’à ce qu’il soit devenu quelque chose de nouveau et de tout différent. On ne veut rien moins — qu’on se l’avoue ou non — qu’une transformation foncière, qu’un affaiblissement même, qu’une suppression de l’individu : on ne se fatigue point d’énumérer et d’accuser tout ce qu’il y a de mauvais, d’hostile, de prodigue, de dispendieux, de luxueux dans l’existence individuelle, pratiquée jusqu’à ce jour, on espère diriger la société à meilleur compte, avec moins de danger et plus d’unité, lorsqu’il n’y aura plus que de grands corps et les membres de ceux-ci. On considère comme bon tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, correspond à cet instinct de groupement et à ses sous-instincts, c’est là le courant fondamental dans la morale de notre époque ; la sympathie et les sentiments sociaux s’y confondent. (Kant se trouve encore en dehors de ce mouvement : il enseigne expressément que nous devons être insensibles vis-à-vis de la souffrance étrangère, si nos bienfaits doivent avoir une valeur morale, — ce que Schopenhauer appelle, avec une colère très concevable de sa part, l’absurdité kantienne.)
133.
« Ne plus penser à soi ». — Il faudrait y réfléchir sérieusement : pourquoi saute-t-on à l’eau pour repêcher quelqu’un que l’on voit s’y noyer, quoique l’on n’ait aucune sympathie pour sa personne ? Par pitié : l’on ne pense plus qu’à son prochain, — répond l’étourderie. Pourquoi éprouve-t-on la douleur et le malaise de celui qui crache du sang, tandis qu’en réalité on lui veut même du mal ? Par pitié : on ne pense plus à soi, — répond la même étourderie. La vérité c’est que dans la pitié, — je veux dire dans ce que l’on a l’habitude d’appeler pitié, d’une façon erronée — nous ne pensons plus à nous consciemment, mais que nous y pensons encore très fortement d’une manière inconsciente, comme quand notre pied glisse, nous faisons, inconsciemment maintenant, les mouvements contraires qui rétablissent l’équilibre, à quoi nous employons visiblement toute notre raison. L’accident d’une autre personne nous offense, il nous ferait sentir notre impuissance, peut-être notre lâcheté, si nous n’y portions remède. Ou bien il amène déjà, par lui-même, un amoindrissement de notre honneur devant les autres ou devant nous-mêmes. Ou bien encore nous trouvons dans l’accident et la souffrance un avertissement du danger qui nous guette aussi ; et ne fût-ce que comme indices de l’incertitude et de la fragilité humaines ils peuvent produire sur nous un effet pénible. Nous repoussons ce genre de misère et d’offense et nous y répondons par un acte de compassion, où il peut y avoir une subtile défense et aussi de la vengeance. On devine que nous pensons au fond beaucoup à nous-mêmes en voyant la décision que nous prenons dans tous les cas où nous pouvons éviter l’aspect de ceux qui souffrent, gémissent et sont dans la misère : nous nous décidons à ne pas éviter cet aspect lorsque nous pouvons nous approcher en hommes puissants et secourables, certains des approbations, voulant éprouver ce qui est l’opposé de notre bonheur, ou bien encore espérant divertir notre ennui de vivre. Nous prêtons à confusion en appelant compassion (Mittleid) la souffrance (Leid) que l’on nous cause par un tel aspect et qui peut être d’espèce très variée, car en tous les cas, c’est là une souffrance dont est indemne celui qui souffre devant nous : elle nous est propre comme lui est particulière sa souffrance à lui. Nous ne nous délivrons donc que de cette souffrance personnelle, en nous livrant à des actes de compassion. Cependant, nous n’agissons jamais ainsi pour un seul motif : de même qu’il est certain que nous voulons nous délivrer d’une souffrance, il est certain aussi que, pour la même action, nous cédons à une impulsion de joie, — la joie est provoquée par l’aspect d’une situation contraire à la nôtre, car l’idée de pouvoir aider à condition que nous le voulions, par la pensée des louanges et de la reconnaissance que nous récolterions, dans le cas où nous aiderions, par l’activité du secours lui-même, à condition que l’acte réussisse (et comme il réussit progressivement il fait plaisir par lui-même à l’exécutant), mais surtout par le sentiment que notre intervention met un terme à une injustice révoltante (donner cours à son indignation suffit déjà pour soulager). Tout cela, y compris des choses plus subtiles encore, est de la « pitié » : — combien lourdement le langage assaille avec ce mot un organisme aussi complexe ! — Que par contre la pitié soit identique à la souffrance dont l’aspect la provoque, ou qu’elle ait pour celle-ci une compréhension particulièrement pénétrante et subtile — cela est en contradiction avec l’expérience, et celui qui a glorifié la pitié sous ces deux rapports manque d’expérience suffisante dans le domaine de la morale. C’est pourquoi j’élève des doutes en lisant les choses incroyables que Schopenhauer rapporte sur la morale : lui qui voudrait par là nous amener à croire à la grande nouveauté de son invention, que la pitié — cette pitié qu’il observe si imparfaitement et qu’il décrit si mal — est la source de toute action morale présente et future — justement à cause des attributions qu’il a dû commencer par inventer pour elle. — Qu’est-ce qui distingue, en fin de compte, les hommes sans pitié des hommes compatissants ? Avant tout, pour ne donner encore qu’une esquisse à gros traits, ils n’ont pas l’imagination irritable de la crainte, la subtile faculté de pressentir le danger ; aussi leur vanité est-elle blessée moins vite s’il arrive quelque chose qu’ils auraient pu éviter (la précaution de leur fierté leur ordonne de ne pas se mêler inutilement des affaires des autres, ils aiment même, puisqu’ils agissent ainsi, que chacun s’aide soi-même et joue de ses propres cartes). De plus, ils sont généralement plus habitués à supporter les douleurs que les hommes compatissants, et il ne leur semble pas injuste que d’autres souffrent puisqu’ils ont souffert eux-mêmes. Enfin l’aspect des cœurs sensibles leur fait de la peine, comme l’aspect de la stoïque impassibilité aux hommes compatissants ; ils n’ont, pour les cœurs sensibles, que des paroles dédaigneuses et craignent que leur esprit viril et leur froide bravoure ne soient en danger, ils cachent leurs larmes devant les autres et ils les essuient, irrités contre eux-mêmes. Ils font partie d’une autre espèce d’égoïstes que les compatissants ; — mais les appeler méchants dans un sens distinctif, et, appeler les hommes compatissants bons, ce n’est là qu’une mode morale qui a son temps : tout comme la mode contraire a eu son temps, un temps très long.
134.
En quelle mesure il faut se garder de la compassion. — La compassion, pour peu qu’elle crée véritablement de la souffrance — et cela doit être ici notre seul point de vue — est une faiblesse comme tout abandon à une passion préjudiciable. Elle augmente la souffrance dans le monde : si, çà et là, par suite de la compassion, une souffrance est indirectement amoindrie ou supprimée, il ne faut pas se servir de ses conséquences occasionnelles, tout à fait insignifiantes dans leur ensemble, pour justifier les façons de la pitié qui portent dommage. En admettant que ces façons prédominassent, ne fût-ce que pendant un seul jour, elles pousseraient immédiatement l’humanité à sa perte. Par elle-même la compassion ne possède pas plus un caractère bienfaisant que tout autre instinct : c’est seulement quand on l’exige et la vante — et cela arrive lorsqu’on ne comprend pas ce qui porte préjudice en elle, mais que l’on y découvre une source de joie — qu’elle revêt une sorte de bonne conscience ; seulement alors on s’abandonne volontiers à elle et on ne craint pas ses conséquences. Dans d’autres circonstances, où l’on comprendra facilement qu’elle est dangereuse, elle est considérée comme une faiblesse : ou bien, ainsi que c’était le cas chez les Grecs, comme un périodique accès maladif, auquel on pouvait enlever son caractère nuisible par des décharges momentanées et volontaires. — Celui qui obéit une fois à l’essai et avec intention, aux occasions de la pitié qu’il rencontre dans la vie pratique et qui se représente, dans son for intérieur, toute la misère dont son entourage peut lui offrir le spectacle, devient inévitablement malade et mélancolique. Mais celui qui, dans un sens ou dans un autre, veut servir de médecin à l’humanité, devra être plein de précautions à l’égard de ce sentiment — qui le paralyse dans tous les moments décisifs, entrave sa science et sa main subtile et secourable.
135.
Exciter la pitié. — Parmi les sauvages, on songe avec une sainte terreur que l’on pourrait être plaint : ce serait la preuve que l’on est privé de toute vertu. Compatir équivaut à mépriser : on ne veut pas voir souffrir un être méprisable, cela ne procure aucune jouissance. Voir souffrir par contre un ennemi, que l’on considère comme son égal en fierté, mais que la torture ne fait pas abandonner son attitude, et, en général, voir souffrir tout être qui ne veut pas se décider à en appeler à la pitié, c’est-à-dire à l’humiliation la plus honteuse et la plus profonde, c’est là la jouissance des jouissances, l’âme du sauvage s’y édifie jusqu’à l’admiration : il finit par tuer un pareil brave, lorsque cela est en son pouvoir, et il lui rend, à lui l’inflexible, les derniers honneurs. S’il avait gémi, si son visage avait perdu son expression de froid dédain, s’il s’était montré digne de mépris, — eh bien ! il aurait pu continuer à vivre comme un chien, — il n’aurait plus excité la fierté du spectateur et la pitié aurait remplacé l’admiration.
136.
Le bonheur dans la compassion. — Lorsque, comme les Hindous, on place le but de toute activité intellectuelle dans la connaissance de la misère humaine, et lorsque, à travers plusieurs générations, on demeure fidèle à cet épouvantable précepte, la compassion finit par avoir, aux yeux de tels hommes du pessimisme héréditaire, une valeur nouvelle en tant que valeur conservatrice de la vie, qui aide à supporter l’existence bien qu’elle paraisse digne d’être rejetée avec dégoût et effroi. La compassion devient l’antidote du suicide, étant un sentiment qui contient de la joie et qui procure le goût de la supériorité à petites doses ; elle détourne de nous-mêmes, fait déborder le cœur, chasse la crainte et l’engourdissement, incite aux paroles, aux plaintes et aux actions, — elle est un bonheur relatif, si on la compare à la misère de la connaissance qui met, de tous les côtés, l’individu à l’étroit, le pousse dans l’obscurité, et lui enlève l’haleine. Le bonheur cependant, quel qu’il soit, donne de l’air, de la lumière et de libres mouvements.
137.
Pourquoi doubler le « moi ». — Regarder les événements de notre propre vie avec les mêmes yeux dont nous regardons les événements de la vie d’un autre, — cela tranquillise beaucoup et est une médecine convenable. Regarder et accueillir par contre les événements de la vie des autres, comme s’ils étaient les nôtres — la revendication d’une philosophie de la pitié —, cela nous ruinerait à fond, en très peu de temps ; que l’on en fasse donc l’expérience sans divaguer plus longtemps. Cette première maxime est en outre, certainement, plus conforme à la raison et à la bonne volonté raisonnable, car nous jugeons plus objectivement de la valeur et du sens d’un événement lorsqu’il se présente chez les autres et non pas chez nous : par exemple de la valeur d’un décès, d’une perte d’argent, d’une calomnie. La pitié comme principe de l’action avec ce commandement : souffre du mal de l’autre autant qu’il en souffre lui-même, amènerait par contre forcément le point de vue du moi, avec son exagération et ses déviations, à devenir aussi le point de vue de l’autre, du compatissant : en sorte que nous aurions à souffrir en même temps de notre moi et du moi de l’autre, et que nous nous accablerions ainsi volontairement d’une double déraison, au lieu de rendre le poids de la nôtre aussi léger que possible.
138.
Devenir plus tendre. — Lorsque nous aimons, vénérons et admirons quelqu’un et que nous nous apercevons après coup qu’il souffre, — et c’est toujours avec beaucoup d’étonnement, parce qu’il nous paraît inadmissible que le bonheur qui jaillit de lui sur nous ne parte pas d’une source de bonheur personnel — notre sentiment d’amour, de vénération et d’admiration se transforme dans son essence : il devient plus tendre, c’est-à-dire que le gouffre qui nous sépare semble se combler, un rapprochement d’égal à égal semble avoir lieu. Maintenant il nous semble possible de lui donner en retour, tandis que nous nous le figurions autrefois supérieur à notre reconnaissance. Cette faculté de donner en retour nous émeut et nous cause un grand plaisir. Nous cherchons à deviner ce qui peut calmer la douleur de notre ami et nous le lui donnons ; s’il veut des paroles, des regards, des attentions, des services, des présents consolants, — nous les lui donnons ; mais avant tout, s’il nous veut souffrants à l’aspect de sa souffrance, nous nous donnons pour souffrants, car tout cela nous procure avant tout les délices de la reconnaissance active : ce qui équivaut, en un mot, à la bonne vengeance. S’il ne veut rien accepter et n’accepte rien de nous, nous nous en allons refroidis et tristes, presque blessés : c’est comme si l’on rejetait notre reconnaissance, — et, sur ce point d’honneur, le meilleur homme est chatouilleux. — De tout cela il faut conclure que, même au meilleur cas, il y a quelque chose d’abaissant dans la souffrance et, dans la compassion, quelque chose qui élève et donne de la supériorité ; ce qui sépare éternellement l’un de l’autre les deux sentiments.
139.
Soi-disant plus haut ! — Vous dites que la morale de la pitié est une morale plus haute que celle du stoïcisme ? Prouvez-le, mais remarquez-bien que sur ce qui est « supérieur » et « inférieur » en morale, il ne faut pas de nouveau décider selon des évaluations morales : car il n’y a pas de morale absolue. Cherchez donc ailleurs vos étalons et — prenez garde à vous !
140.
Louanges et blâme. — Si une guerre finit malheureusement on demande à qui en est la « faute » ; si elle se termine victorieusement, on loue son auteur. Partout où il y a insuccès on cherche la faute, car l’insuccès apporte avec lui un mécontentement, contre quoi l’on emploie involontairement le seul remède : une nouvelle excitation du sentiment de puissance — et cette excitation se trouve dans la condamnation du « coupable ». Ce coupable n’est pas, comme on pourrait le croire, le bouc émissaire pour la faute des autres : il est la victime des faibles, des humiliés, des abaissés qui veulent se prouver, sur n’importe quoi, qu’ils ont encore de la force. Se condamner soi-même peut aussi être un moyen pour se procurer, après la défaite, le sentiment de la force. — Par contre, la glorification de l’auteur est souvent le résultat tout aussi aveugle d’un autre instinct qui veut avoir sa victime — et, dans ce cas, le sacrifice paraît même doux et séduisant pour la victime : — cela arrive lorsque le sentiment de puissance est comblé chez un peuple, dans une société, par un succès si grand et si prestigieux qu’il survient une fatigue de la victoire et que l’on abandonne une partie de sa fierté ; il naît alors un sentiment d’abnégation qui cherche un objet. — Que nous soyons loués ou blâmés, nous ne sommes généralement, pour nos voisins, que les occasions, et trop souvent les occasions arbitrairement saisies par les cheveux, pour laisser libre cours à leurs instincts de blâme ou de louange accumulés en eux : nous leur témoignons dans les deux cas un bienfait pour lequel nous n’avons pas de mérite et eux point de reconnaissance.
141.
Plus beau, mais de valeur moindre. — Voici la moralité picturale : c’est la moralité des passions s’élevant en lignes abruptes, des attitudes et des gestes pathétiques, incisifs, terribles et solennels. C’est là le degré demi-sauvage de la moralité : que l’on ne se laisse pas tenter par son charme esthétique pour lui assigner un rang supérieur.
142.
Sympathie. — Si, pour comprendre notre prochain, c’est-à-dire pour reproduire ses sentiments en nous, nous revenons souvent au fond de ses sentiments, déterminés de telle ou telle façon, nous demandant par exemple : pourquoi est-il triste ? — afin de devenir tristes nous-mêmes pour la même raison —, il est beaucoup plus fréquent que nous négligions d’agir ainsi et que nous provoquions ces sentiments en nous d’après les effets qui se font sentir et en sont visibles chez notre prochain, en imitant sur notre corps l’expression de ses yeux, de sa voix, de sa démarche, de son attitude (au moins jusqu’à une légère ressemblance du jeu des muscles et de l’innervation —) ou même la figuration de tout cela dans la parole, la peinture, la musique. Alors naît en nous un sentiment analogue, par suite d’une vieille association de mouvements et de sentiments qui est dressée à s’étendre en avant et en arrière. Nous sommes allés très loin dans cette habileté à comprendre les sentiments des autres, et, en présence de quelqu’un, nous exerçons toujours presque involontairement cette habileté : que l’on examine surtout le jeu des traits, sur un visage féminin, comme il frémit et rayonne entièrement sous l’empire d’une constante imitation, reproduisant sans cesse les sentiments qui s’agitent autour de lui. Mais c’est la musique qui nous montre le plus distinctement quels maîtres nous sommes dans la divination rapide et subtile des sentiments et dans la sympathie : car, si la musique est l’imitation d’une imitation de sentiments et si, malgré ce qu’il y a là d’éloigné et de vague, elle nous fait participer souvent encore de ces sentiments, en sorte que nous devenons tristes sans avoir aucun prétexte à la tristesse, comme font les fous, simplement parce que nous entendons des sons et des rythmes qui rappellent d’une façon quelconque l’intonation et le mouvement de ceux qui sont en deuil ou même les usages de ceux-ci. On raconte d’un roi danois qu’il fut transporté par la musique d’un ménestrel dans un tel enthousiasme guerrier qu’il se précipita de son trône et qu’il tua cinq personnes de sa cour assemblée autour de lui : il n’y avait là ni guerre ni ennemi, et plutôt le contraire de tout cela, mais la force concluant en arrière du sentiment à la cause était assez violente pour surmonter l’évidence et la raison. Or, c’est là presque toujours l’effet de la musique (en admettant, bien entendu, qu’elle ait un effet —), et l’on n’a pas besoin de cas aussi paradoxaux pour s’en rendre compte : l’état de sentiments où nous transporte la musique est presque toujours en contradiction avec l’évidence de notre situation réelle et de la raison qui reconnaît cette situation réelle. — Si nous interrogeons pour savoir comment l’imitation des sentiments des autres nous est devenue si courante, il n’y aura aucun doute sur la réponse : l’homme étant la créature la plus craintive de toutes, grâce à sa nature subtile et fragile, a trouvé dans sa disposition craintive l’initiatrice à cette sympathie, à cette rapide compréhension des sentiments des autres (même des animaux). À travers des milliers d’années, il a vu un danger dans tout ce qui lui était étranger, dans tout ce qui était vivant : dès qu’un semblable spectacle s’offrait à ses yeux il imitait les traits et l’attitude qu’il voyait devant lui, et il tirait une conclusion sur le genre des mauvaises intentions qu’il y avait derrière ces traits et cette attitude. Cette interprétation de tous les mouvements et de tous les traits dans le sens des intentions, l’homme l’a même reportée à la nature des choses inanimées — porté comme il l’était par l’illusion qu’il n’existe rien d’inanimé. Je crois que tout ce que nous appelons sentiment de la nature et qui nous saisit à l’aspect du ciel, des prairies, des rochers, des forêts, des orages, des étoiles, des mers, des paysages, du printemps, trouve ici son origine. Sans la vieille pratique de la crainte qui nous forçait à voir tout cela sous un sens secondaire et lointain, nous serions privés maintenant des joies de la nature, tout comme l’homme et les animaux nous laisseraient sans plaisir, si nous n’avions pas eu cette initiatrice de toute compréhension, la crainte. D’autre part, la joie et la surprise agréable, et enfin le sentiment du ridicule, sont les enfants de la sympathie, enfants derniers-nés et frères beaucoup plus jeunes de la crainte. — La faculté de compréhension rapide — qui repose donc sur la faculté de dissimuler rapidement — diminue chez les hommes et les peuples fiers et souverains, puisqu’ils sont moins craintifs : par contre toutes les catégories de la compréhension et de la dissimulation sont familières aux peuples craintifs ; là encore se trouve la véritable patrie des arts imitatifs et de l’intelligence supérieure. — Si, en regard de cette théorie de la sympathie, telle que je la propose ici, je songe à cette théorie d’un processus mystique, théorie très aimée maintenant et sacro-sainte, au moyen de quoi la pitié, de deux êtres, n’en fait qu’un seul et rend ainsi possible, pour l’un d’eux, la compréhension immédiate de l’autre : si je me souviens qu’un cerveau aussi clair que celui de Schopenhauer prenait son plaisir à de telles billevesées exaltées et misérables, et qu’il a transmis ce plaisir à d’autres cerveaux lucides et demi-lucides : mon étonnement et ma tristesse sont sans fin. Combien doit être grand le plaisir que nous font les incompréhensibles sottises ! Combien près de l’insensé se trouve encore l’homme lorsqu’il écoute ses secrets désirs intellectuels ! — (Qu’est-ce donc qui disposait Schopenhauer à une telle reconnaissance à l’égard de Kant, à de si profondes obligations ? Il l’a révélé une fois sans équivoque. Quelqu’un avait parlé de la façon dont la qualitas occulta pouvait être enlevée à l’impératif catégorique pour rendre celui-ci intelligible. Sur ce, Schopenhauer de s’écrier : « Intelligibilité de l’impératif catégorique ! Idée profondément erronée ! Ténèbres d’Égypte ! Plaise au ciel qu’il ne devienne intelligible ! C’est justement qu’il y ait quelque chose d’inintelligible, que cette misère de la raison et de ses concepts soit quelque chose de limité, de conditionné, de fini, de trompeur : c’est cette certitude qui est le grand résultat de Kant. » — Je laisse à penser, si quelqu’un possède la bonne volonté de connaître les choses morales, lorsque, de prime-abord il s’exalte sur la croyance en l’inintelligibilité de ces choses ! Quelqu’un qui croit encore loyalement aux illuminations d’en haut, à la magie et aux apparitions et à la laideur métaphysique du crapeau !).
143.
Malheur à nous si cette tendance se mettait à faire rage ! — En admettant que la tendance au dévouement et à la sollicitude pour les autres (l’« affection sympathique ») soit doublement plus forte qu’elle ne l’est, le séjour sur la terre deviendrait intolérable. Que l’on songe seulement aux sottises que commet chacun, tous les jours et à toute heure, par dévouement et par sollicitude pour lui-même, et combien son aspect est insupportable : que serait-ce si nous devenions, pour les autres, l’objet de ces folies et de ces importunités, dont, jusqu’à présent, ils se sont seulement frappés eux-mêmes ! Ne faudrait-il pas alors prendre aveuglément la fuite, dès qu’un « prochain » s’approche de nous ? Et accabler l’affection sympathique des mêmes paroles injurieuses dont nous couvrons maintenant l’égoïsme ?
144.
Nous abstraire de la misère des autres. — Si nous nous laissons assombrir par la misère et les souffrances des autres mortels et si nous couvrons de nuages notre propre ciel, qui donc portera les conséquences d’un tel assombrissement ? Certainement les autres mortels, et ce sera un poids à ajouter à leurs autres charges ! Nous ne pouvons être pour eux ni secourables, ni réconfortants, si nous voulons être l’écho de leur misère, et aussi si nous voulons sans cesse prêter l’oreille à cette misère, — à moins que nous n’apprenions l’art des Olympiens et que nous ne cherchions dorénavant à nous édifier du malheur des hommes au lieu d’en être malheureux. Mais pour nous cela est un peu trop à la façon de l’Olympe : quoique, par la jouissance de la tragédie, nous ayons déjà fait un pas en avant vers ce cannibalisme idéal des dieux.
145.
« Non égoïste ! ». — Celui-ci est vide et voudrait être plein, et celui-là est comblé et voudrait se vider, — tous deux se sentent poussés à se chercher un individu qui puisse les aider à cela. Et ce phénomène, interprété dans un sens supérieur, porte dans les deux cas le même nom : Amour. — Comment ? l’amour serait-il quelque chose de non égoïste ?
146.
Regarder au-delà du prochain. — Comment ? L’essence de ce qui est véritablement moral consisterait, pour nous, à envisager les conséquences prochaines et immédiates que peuvent avoir nos actions pour les autres, et à nous décider d’après ces conséquences ? Ceci n’est qu’une morale étroite et bourgeoise, bien que cela soit encore une morale : mais il me semble que ce serait d’une pensée supérieure et plus subtile de regarder au delà de ces conséquences immédiates pour le prochain, afin d’encourager des desseins plus lointains, au risque de faire souffrir les autres, — par exemple d’encourager la connaissance, malgré la certitude que notre liberté d’esprit commencera d’abord par jeter les autres dans le doute, le chagrin et quelque chose de pire encore. N’avons-nous pas le droit de traiter notre prochain au moins de la même façon dont nous nous traitons nous-mêmes ? Et, si nous ne pensons pas pour nous-mêmes, d’une façon aussi étroite et bourgeoise, aux conséquences et aux souffrances immédiates, pourquoi serions-nous forcés d’agir ainsi pour notre prochain ? En admettant que nous ayons pour nous-mêmes le sens du sacrifice : qu’est-ce qui nous interdirait de sacrifier le prochain avec nous ? — comme firent jusqu’à présent l’État et les souverains, en sacrifiant un citoyen aux autres citoyens, « pour l’intérêt général ! » comme l’on disait. Mais nous aussi, nous avons des intérêts généraux et peut-être sont-ce des intérêts plus généraux encore : pourquoi n’aurait-on pas le droit de sacrifier quelques individus de la génération actuelle en faveur des générations futures ? en sorte que leurs peines, leurs inquiétudes, leurs désespoirs, leurs méprises et leurs hésitations fussent jugés nécessaires, parce qu’un nouveau soc de charrue doit fouiller le sol et le rendre fécond pour tous ? — Et finalement nous communiquons au prochain un sentiment qui le fait se considérer comme victime, nous le persuadons d’accepter la tâche à quoi nous l’employons. Sommes-nous donc sans pitié ? Si pourtant, par-delà notre pitié, nous voulions remporter une victoire sur nous-mêmes, ne serait-ce pas là une attitude morale plus haute et plus libre que celle où l’on se sent à couvert, qu’une action fasse du bien ou du mal au prochain ? Car, par le sacrifice — où nous sommes compris, nous tout aussi bien que les prochains — nous fortifierions et nous élèverions le sentiment général de la puissance humaine, en admettant que nous n’atteignions pas davantage. Mais cela serait déjà une augmentation positive du bonheur. — Et en fin de compte, si cela était même… mais pas un mot de plus ! Un regard suffit, vous m’avez compris.
147.
Cause de l’« altruisme ». — Les hommes ont en somme parlé de l’amour avec tant d’emphase et d’adoration parce qu’ils n’en ont jamais trouvé beaucoup et qu’ils ne pouvaient jamais se rassasier de cette nourriture : c’est ainsi qu’elle finit par devenir pour eux « nourriture divine ». Si un poète voulait montrer l’image réalisée de l’utopie de l’universel amour des hommes : certainement il lui faudrait décrire un état atroce et ridicule dont jamais on ne vit l’équivalent sur la terre, — chacun serait harcelé, importuné et désiré, non par un seul homme aimant, comme cela arrive maintenant, mais par des milliers, et même par tout le monde, grâce à une tendance irrésistible que l’on insultera alors, que l’on maudira autant que l’a fait l’humanité ancienne avec l’égoïsme. Et les poètes de cet état nouveau, si on leur laisse le temps de composer des œuvres, ne rêveront que du passé bienheureux et sans amour, du divin égoïsme, de la solitude qui jadis était encore possible sur la terre, de la tranquillité, de l’état d’antipathie, de haine, de mépris, et quels que soient les noms que l’on veuille donner à l’infamie de la chère animalité, où nous vivons.
148.
Regard dans le lointain. — Si seules sont appelées morales, ainsi que le veut une définition, les actions que l’on fait à cause du prochain et rien qu’à cause du prochain, il n’y a pas d’actions morales ! Si seules sont appelées morales, ainsi que le veut une autre définition, les actions faites sous l’influence de la volonté libre, il n’y a encore pas d’actions morales ! — Et qu’est-ce donc que l’on nomme ainsi, qu’est-ce ceci qui existe donc certainement et veut par conséquent être expliqué ? Ce sont les effets de quelques méprises intellectuelles. — Et, en admettant que l’on se délivrât de ces erreurs, que deviendraient les « actions morales » ? — Au moyen de ces erreurs, nous avons jusqu’à présent prêté à quelques actions une valeur supérieure à celle qu’elles ont en réalité : nous les avons séparées des actions « égoïstes » et des actions « non affranchies ». Si maintenant nous les adjoignons de nouveau à celles-ci, comme nous devons faire, nous en diminuons certainement la valeur (leur sentiment de valeur), et cela au-dessous de la mesure raisonnable, puisque les actions « égoïstes » et « non affranchies » ont été évaluées trop bas jusqu’à présent, à cause de cette prétendue différence intime et profonde. — Seraient-elles donc, dès lors, exécutées moins souvent, puisque, dès lors on les estime de moindre valeur ? — Inévitablement ! Du moins pour un certain temps, aussi longtemps que la balance du sentiment de valeur se trouve sous la réaction de fautes anciennes ! Mais nous calculons que nous rendrons aux hommes le bon courage pour les actions décriées comme égoïstes et que nous en rétablirons ainsi la valeur, — nous leur enlevons la mauvaise conscience ! Et puisque, jusqu’à présent, les actions égoïstes furent les plus fréquentes et qu’elles le seront encore pour toute éternité, nous enlevons à l’image des actions et de la vie leur apparence mauvaise ! C’est là un résultat supérieur. Lorsque l’homme ne se considérera plus comme mauvais, il cessera de l’être !