Aux hommes de bonne volonté/09

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Éditions nouvelles (p. 51-55).

Méditations

J’ai vécu ces jours-ci près de la terre, dans la plaine immense, et j’en reviens plus humble et meilleur. J’ai senti une fois encore ma petitesse et je me suis surpris à joindre les mains non pas devant un Dieu, mais devant la grandeur dans laquelle je vivais.

Je me souviens surtout de ce soir où le ciel ressemblait à une mer, dans laquelle la terre se serait échouée. N’est-elle pas, du reste, une épave de la vie vertigineuse des astres ? Ne sommes-nous pas les champignons d’une planète agonisante ? La vraie vie n’est-elle pas le feu ? Nous nous accrochons à notre épave. Nous nous rendons compte de notre agonie et nous ne voulons point mourir…

Là-haut, le soleil est une grosse boule rose. Des gaz rouges flottent et tournent à l’intérieur de cette boule. L’horizon, perdu dans les lointains clairs de la journée, s’est dessiné : une meule, un clocher, un bouquet d’arbres, un toit, un bois tout bleu, un clocher, le manche d’une charrue, un clocher, une cheminée, un chardon, un clocher, des drèves qui ressemblent à des ponts en dos-d’âne, un clocher, aussi petits, aussi grands l’un que l’autre. On confond un homme immobile avec une plante. Un insecte isolé qui vole nous évoque une de ces machines modernes qui auraient pu scruter le ciel et qui ont fait tant de mal. On perd la notion des distances, de toutes les mesures. Nos yeux ne sont pas faits pour de si larges visions. Le soleil s’enfonce dans la brume comme une boule qui fond : il est devenu un dôme de cristal incendié, un croissant, un insecte, une tache, une braise. C’est fini. Le ciel est rose.

Des moustiques m’entourent et leur vol chante comme des fils télégraphiques. Des perdrix vagabondes gloussent. Le bruit de tarare d’un attelage crépite sur une route invisible. Des alouettes rasent la terre dans un dernier vol. Un homme enfonce un pieu à coups de marteau. Des grillons stridulent dans les fossés. Des croassements de corbeaux tombent d’une drève. Un appel humain. Des abois de chiens. Et c’est chaque fois la même note étouffée. On comprend soudain que l’immense silence de la plaine est fait des milliers de bruits, venus de loin ou de près, qui composent une musique grandiose et terrassante, parce qu’elle apporte l’écho des vies innombrables dans lesquelles on se perd : feuilles qui tombent, insectes qui volent, chariots qui roulent, enfants qui crient.

Une cloche chante et, comme un écho, une autre lui répond à des kilomètres de distance, et puis une autre, et une autre encore. De l’Est, du Nord, de l’Ouest, les musiques de métal convergent vers moi qui suis presque invisible dans le soir qui tombe. Le brouillard a coulé sur la campagne et isolé l’horizon comme une île. Un attelage se meut un instant dans du rose et disparait. Les bouquets ouatés des chardons frissonnent et les aigrettes d’un pissenlit prennent leur vol. La fumée d’un petit feu de plantes séchées envahit toute la plaine. Il fait doux, il fait beau, il fait grand. Est-ce que ma pensée, petite onde spirituelle qui rayonne de mon crâne et qui voyage sur les terres, se perdra sans effleurer un autre crâne ?

L’âme de ce paysage ? La Paix ? Non ! Tout à l’heure, une musique de Beethoven a éveillé en moi une bourrasque d’images et de souvenirs lointains, et je suis parti par les chemins plats, sous l’effet de l’envoûtement. Ah ! si l’on était né ici, si l’on n’avait jamais quitté la maison natale, si l’on était simple. Mais ici l’écho des remembrances étrangères est plus ample et plus sonore. La plaine vous isole comme une cellule et vous faites de vains gestes vers un seuil hospitalier ou la main caressante d’un humain. Tout est trop loin ! Il faudrait une âme neuve pour habiter ici et j’ai usé la mienne. Non, ce n’est pas la Paix qu’évoque la plaine silencieuse et vaste. Est-ce qu’un naufragé peut être tranquille ? J’ai laissé derrière moi trop d’amour, trop de souffrance, trop de lutte. Un cortège de gens aimés, d’images chères, de parfums furtifs et puissants, m’a accompagné jusqu’ici. Toute mon adolescence, toute ma jeunesse défilent, comme un fleuve tranquille ou comme une tempête, devant les yeux de mon cerveau. Je sens combien je suis déraciné, que j’ai trop vu, trop aimé, que la vie est trop compliquée, la vanité des petits gestes quotidiens des hommes. Et puis, instinctivement, mon être se tend tout entier, j’ai senti la Mort et la Vie : il faut prendre à celle-ci ce qu’elle a de bon, pour vivre vraiment.

Tout à l’heure, mon ami avait interrogé une mare. Elle était pleine d’existences, elle était à elle seule un monde, perdu dans la plaine qui n’est elle-même qu’une toute petite facette du globe, cendre de l’infini. Il y avait dans cette mare des grenouilles, des coléoptères, de minuscules monstres aquatiques qui rampaient sur le côté, qui plongeaient comme des scaphandriers, qui patinaient sur l’eau, qui nageaient dans un décor prestigieux : des prêles, des algues, des joncs, plantes gigantesques pour les yeux des petites bêtes. On songe à la faune singulière, aux fleuves sauvages et aux végétations luxuriantes des époques primitives. Je constate avec horreur que je suis seul de mon espèce, ici, et que des millions de vies m’entourent : végétaux et insectes. Ceux-ci sont en train de manger notre planète errante, ils nous la disputent, ils nous mangent nous-mêmes, ils vivront après nous. Le règne des insectes a commencé. Ils grouillent autour de moi, dans l’air, l’eau, l’herbe, le sol. Que m’importent leurs noms ? Mais je sens qu’ils sont vraiment les rois de la terre et que les millénaires leur donneront raison.

Ne serions-nous que des pèlerins accidentels de l’évolution ? Ne serions-nous pas ridicules en nous imaginant que les autres astres refroidis sont habités par des « hommes comme nous » ?

De nouveau, la plaine m’apporte des effluves de virilité. Je me sens grand d’avoir compris ma petitesse, de n’être pas comme les autres, qui rentrent leurs bêtes ou qui fument leur pipe au pignon de la maison isolée et qui sont bien plus heureux que moi, puisqu’ils n’ont jamais eu ce vertige de bas en haut, qui m’a assis, ce soir doux et tragique de septembre, sur le bord d’une grand’route de Hesbaye.

Cependant, je voudrais crier aux autres l’hostilité du monde, l’agonie des astres qui nous entourent, l’invasion des règnes futurs, notre dégénérescence, et leur faire concentrer leurs efforts contre les Puissances homicides. Ils oublieraient peut-être ainsi de se suicider et de se manger entre eux. Les hommes créeraient la Paix universelle pour se défendre contre la Nature.

Je suis rentré et j’ai redemandé de la musique : le « Matin » de Grieg. Je me suis baigné dans le frais soleil, les parfums des premières fleurs, les chants d’oiseaux, le givre, et j’ai pleuré dans l’ombre, en croisant mes doigts affamés de caresses perdues.