Avant l’amour (1903)/17

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 247-254).


XVII


Nous étions assis à table, Maxime en face de moi, entre son père et sa mère. La grosse lampe de cuivre, dans la suspension hollandaise, épandait sa bonne lumière, son doux rayonnement familier. Comme elle était paisible, la grande salle à manger, avec ses meubles sombres, ses faïences fleuries et la jolie note blanche du couvert égayé de vibrations cristallines ! Un étranger, certes, se fût attendri devant le tableau d’intérieur que formaient les vieux parents, le jeune homme, la jeune fille, orgueil et joie du foyer ! Vraiment, personne n’eût échappé à cette séduction, à ce charme sacré de la famille, centre d’honnêtes plaisirs et de calme repos, sans menaces, sans mystères.

Cependant ma main tremblait. Une inquiétude physique m’oppressait. Je sentais l’ennui de mon rôle et cet accablement des femmes adultères qui mesurent tout à coup, dans la sécurité du foyer, le poids du mensonge et l’irritation — délice, jadis — de la vie double. Ne serais-je jamais chez moi, libre, responsable, maîtresse de ma personne ? La fade existence de jeune fille m’écœurait comme une hypocrisie. Ah ! partir, aimer, vivre ou bien rester, mais affranchie de tout secret, et loyale ! Mornes pensées qui ne me quittaient plus.

M. Gannerault, après des réflexions sans intérêt, interpella soudain Maxime :

— Eh bien, cette grande nouvelle que tu nous faisais pressentir ? Espères-tu ? Travailles-tu ?

— J’espère, répondit Maxime, que je travaillerai bientôt.

Le visage de mon parrain s’épanouit.

— Mais oui, reprit Maxime. J’ai quelques chances de me créer une situation assez sûre pour vivre honorablement. Qui sait ? Me marier peut-être.

Son regard glissa sur moi. J’eus un violent battement de cœur. Mon tuteur se prit à rire, d’un rire satisfait :

— Allons, tu te convertis. C’est bien. Mais cette situation ?

— Dépend de vous en grande partie.

— De moi ?

— Oui, mon père. N’avez-vous pas connu le marquis des Meuilles, ce millionnaire qui vient de fonder un journal, le Socialiste chrétien ?

— Le marquis des Meuilles ? Oui, je le connais. Ses fils ont passé par mon lycée. Oh ! c’est un vrai chevalier, un homme du xve siècle, hautain, fervent et ingénu.

— Oui, le don Quichotte des ralliés. Eh bien, père, vous me présenterez à lui.

— Comment ? À quel titre ?

— Mais à titre de collaborateur. Ni vous ni moi n’aurions à le regretter.

M. Gannerault témoigna d’un visible embarras :

— Je le voudrais bien… mais… ton passé politique… Enfin, voyons, ta conscience t’interdit les palinodies… N’as-tu pas préconisé le mariage libre et l’école sans Dieu ?… Si tes convictions étaient sincères, tu dois…

— Crever de faim, peut-être ? — Non,… mais je me charge de te trouver un emploi…

— Moi, rond-de-cuir ? merci… Papa, vous n’y pensez pas ! Vous ne me refuserez pas une recommandation d’autant plus nécessaire que, comme vous le dites, je dois faire oublier mon passé… Je ne demande pas à être en vedette, assurément. Mais avec un pseudonyme et l’assentiment du marquis, je puis apporter au nouveau parti une aide efficace…

— En te servant des secrets de l’ancien… Oh ! mon enfant ! Nous recauserons de cela… tu réfléchiras… Il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas remuer… et ces gens…

— Me croyez-vous lâche ?

— Non, mais imprudent…

— Écoutez, dit Maxime, qui s’impatientait, je dois vous expliquer ma situation que vous semblez avoir mal comprise. Un regrettable malentendu a surgi naguère entre nous. Vous suspectiez l’honorabilité de mes moyens d’existence… Je vous ai rassuré… Enfin, papa, vous devez penser que mes amis peuvent se lasser… J’ai des dettes et je les avoue, parce que j’ai hâte de les éteindre. Ma dignité me commande de m’acquitter.

— J’en conviens.

— C’est un bon sentiment, fit ma marraine, toujours prête à soutenir son fils.

— J’ai des ennemis. J’ai été calomnié. Guillemin, qui me doit son élection, me tourne le dos… Or, pendant mon séjour à Bruay, j’ai vu et entendu bien des choses… et le marquis des Meuilles, dans l’intérêt de son parti, dans l’intérêt de son journal ne refuserait pas de publier mes documents : « Les dessous d’une grève… » Guillemin s’y retrouvera tout cru et tout nu…

— Comment, ce Guillemin que tu as soutenu ?…

— Où Pradès louait, Maucerf assommera. C’est ma revanche. Vous devriez y applaudir, puisqu’elle sert aux triomphes de vos convictions…

— Il ne s’agit pas de mes convictions, mais des tiennes…

— Eh ! papa, socialiste libre penseur, socialiste chrétien, peu importe ? Ne chicanons pas sur les mots. Au lieu de taper sur la sale bourgeoisie cléricale je taperai sur la sale bourgeoisie sans Dieu… Ça devrait vous consoler, papa.

Le timide M. Gannerault parut faire un immense effort :

— Non, dit-il ; non, mon ami… Je t’en prie !… Ne me demande pas cela… Ce ne serait pas loyal, pas honnête… Je ne puis prendre une telle responsabilité…

— Mon père, votre mauvaise volonté…

— Il n’y a pas de mauvaise volonté. Voyons : ou tu étais sincère autrefois, ou tu jouais la comédie. Dans le premier cas, tu dois m’expliquer les causes de ton évolution ; dans l’autre cas… Tiens, ne me force pas à te mépriser.

Maxime contenait mal sa colère.

— Nous ne nous comprendrons jamais.

— Je ne me ferai pas complice d’une mauvaise action.

— Vous me condamnerez à la misère…

— Travaille.

— Vous me barrez le chemin que vous pourriez m’ouvrir… Tant pis ! mais ne comptez pas sur ma reconnaissance filiale.

— Ah ! ta reconnaissance, ton respect ! Je sais ce qu’ils valent… C’est donc par intérêt que tu t’es rapproché de nous… Tu n’as pas de cœur…

Maxime frappa sur la table :

— Savez-vous ce que vous faites ?… Savez-vous ce que je ferai, moi, si vous me poussez à bout ?

— Maxime ! supplia la mère…

— Oh ! tu es capable de tout, cria M. Gannerault. Tu n’as jamais aimé personne ni servi que toi-même… Toi, socialiste, allons donc !… Socialiste chrétien, maintenant !… Canaille, oui, canaille.

— Pierre !

— Mon parrain !

Épouvantés, nous tendions nos mains tremblantes vers le vieillard. Maxime, debout, n’abaissait pas son regard sarcastique… Il répliqua :

— Donnez-moi donc votre malédiction pendant que vous y êtes…

— Misérable !

Mon parrain leva la main. Déjà madame Gannerault s’était précipitée. Elle poussait son fils vers la porte en suppliant :

— Max, va-t’en !… Tu vas le tuer !… Va-t’en, je t’en supplie.

Mon parrain fit un pas, ouvrit les lèvres ; puis ses forces le trahirent. Il chancela et tomba sur sa chaise, presque évanoui.