Bacchus (J.-B. Rousseau)
CANTATE IX.
BACCHUS.
C’est toi, divin Bacchus, dont je chante la gloire[1]
Nymphes, faites silence, écoutez mes concerts.
Qu’un autre apprenne à l’univers[2]
Du fier vainqueur d’Hector la glorieuse histoire ;
Qu’il ressuscite, dans ses vers,
Des enfants de Pélops l’odieuse mémoire :
Puissant Dieu des raisins, digne objet de nos vœux,
C’est à toi seul que je me livre ;
De pampres, de festons, couronnant mes cheveux,
En tous lieux je prétends te suivre ;
C’est pour toi seul que je veux vivre,
Parmi les festins et les jeux.
Des dons les plus rares
Tu combles les cieux ;
C’est toi qui prépares
Le nectar des Dieux.
La céleste troupe,
Dans ce jus vante,
Boit à pleine coupe
L’immortalité.
Tu prêtes des armes
Au dieu des combats ;
Vénus sans tes charmes
Perdroit ses appas.
Du fier Polyphême
Tu domptes les sens ;
Et Phébus lui-même
Te doit ses accents.
Mais quels transports involontaires
Saisissent tout à coup mon esprit agité ?
Sur quel vallon sacré, dans quels bois solitaires[3]
Suis-je en ce moment transporté ?
Bacchus à mes regards dévoile ses mystères.
Un mouvement confus de joie et de terreur[4]
M’échauffe d’une sainte audace ;
Et les Ménades en fureur
N’ont rien vu de pareil dans les antres de Thrace.
Descendez, mère d’Amour ;[5]
Venez embellir la fête
Du Dieu qui fit la conquête
Des climats où naît le jour.
Descendez, mère d’Amour ;
Mars trop long-temps vous arrête.
Déjà le jeune Sylvain,
Ivre d’amour et de vin,
Poursuit Doris dans la plaine ;
Et les Nymphes des forêts,
D’un jus pétillant et frais
Arrosent le vieux Silène.
Descendez, mère d’Amour ;
Venez embellir la fête
Du Dieu qui fit la conquête
Des climats où naît le jour.
Descendez, mère d’Amour ;
Mars trop long-temps vous arrête.
Profanes, fuyez de ces lieux : [6]
Je cède aux mouvements que ce grand jour m’inspire.
Fidèles sectateurs du plus charmant des Dieux,
Ordonnez le festin, apportez-moi ma lyre :
Célébrons entre nous un jour si glorieux.
Mais, parmi les transports d’un aimable délire,
Éloignons loin d’ici ces bruits séditieux
Qu’une aveugle vapeur attire :
Laissons aux Scythes inhumains[7]
Mêler dans leurs banquets le meurtre et le carnage :
Les dards du Centaure sauvage
Ne doivent point souiller nos innocentes mains.
Bannissons l’affreuse Bellone
De l’innocence des repas :
Les Satyres, Bacchus, et Faune
Détestent l’horreur des combats.
Malheur aux mortels sanguinaires,
Qui, par de tragiques forfaits,
Ensanglantent les doux mystères
D’un Dieu qui préside à la paix !
Bannissons l’affreuse Bellone
De l’innocence des repas :
Les Satyres, Bacchus, et Faune
Détestent l’horreur des combats.
Veut-on que je fasse la guerre ?
Suivez-moi, mes amis ; accourez, combattez.
Remplissons cette coupe, entourons-nous de lierre.
Bacchantes, prêtez-moi vos thyrses redoutés.
Que d’athlètes soumis ! que de rivaux par terre !
Ô fils de Jupiter, nous ressentons enfin
Ton assistance souveraine :
Je ne vois que buveurs étendus sur l’arène, [8]
Qui nagent dans des flots de vin.
Triomphe ! victoire ! [9]
Honneur à Bacchus !
Publions sa gloire.
Triomphe ! victoire !
Buvons aux vaincus.
Bruyante trompette,
Secondez nos voix,
Sonnez leur défaite :
Bruyante trompette,
Chantez nos exploits.
Triomphe ! victoire !
Honneur à Bacchus !
Publions sa gloire.
Triomphe ! victoire !
Buvons aux vaincus.
- ↑ C’est toi, divin Bacchus, etc. Voilà bien le dithyrambe ancien, dans toute sa fougue pindarique, et respirant d’un bout à l’autre l’ivresse désordonnée du Dieu qui l’inspire. Les modernes ne connoissoient guère que de nom un genre de poésie naturellement très-répandu chez des peuples où Bacchus avoit un culte public : il étoit réservé au prince de nos lyriques d’en donner aux François l’idée et le modèle à la fois, dans cette Ode magnifique.
- ↑ Qu’un autre apprenne à l’univers, etc. Ainsi Anacréon prend congé des Muses graves et sévères, pour ne chanter que Bacchus et les Amours :
Héros fameux ! foudres de guerre !
Adieu donc, adieu pour toujours ! - ↑ Sur quel vallon sacré, dans quels bois solitaires, etc. C’est Horace,
décriant dans son transport vraiment bachique, liv. iii, ode xxv :
Quo me, Bacche, rapis tui
Plenum ? quas nemora, aut quos agor in specus,
Velox mente nova ?
Dans quel antre secret, sur quel mont solitaire,
D’un pouvoir tout nouveau le charme involontaire
Soudain m’a transporté ?
C’est toi, c’est toi, Bacchus ; puis-je te méconnoître ? etc.(De Wailly.) - ↑ Un mouvement confus de joie et de terreur, etc. Horace, liv. ii,
ode xix :
Evoe ! recenti mens trepidat metu,
Plenoque Bacchi pectore turbidum
Lætatur ! etc.
Tout plein d’une récente ivresse,
Tout rempli de Bacchus, en sa vive allégresse,
Mon cœur encor troublé ressent un vague effroi.
(Le même.) - ↑ Descendez, mère d’Amour, etc. Le culte de Vénus se lie si naturellement
à celui de Bacchus, que les anciens se gardoient bien
de les séparer jamais. Écoutez Anacréon, ode xxxix :
Quand je bois, quand la folle ivresse
S’empare de mes sens émus,
Des parfums sur moi répandus
Baignant le sein de ma maîtresse,
Dans ses bras je chante Vénus.(de Saint-Victor.)
- ↑ Profanes, fuyez de ces lieux ! L’enthousiasme est à son comble : on sent, on reconnoît la présence du Dieu ; et le poète cède au sujet, qui l’entraîne malgré lui.
- ↑ Laissons aux Scythes inhumains, etc. Encore une imitation d’Horace, liv. i, ode xxvii :
Natis in usum lætitiæ scyphis
Pugnare Thracum est. Tollite barbarum
Morem ; verecundumque Bacchum
Sanguineis prohibete rixis.
La coupe est consacrée à la douce allégresse,
Si le Thrace en arme son bras,
De ces barbares mœurs loin de nous la rudesse !
Bacchus hait les sanglants débats.(de Wailly.)Les stances qui suivent ne sont que le développement poétique de cette pensée d’Horace.
- ↑ Je ne vois que buveurs étendus sur l’arène, etc. C’est le dernier trait qui devoit compléter la description de cette aimable orgie. Bacchus a triomphé : amis, ennemis, tout est vaincu, tout nage autour de lui dans des flots de vin. H ne reste plus qu’à célébrer la gloire du vainqueur.
- ↑ Triomphe ! victoire ! Honneur à Bacchus ! De pareils vers te chantent, pour ainsi dire, plutôt qu’ils ne se lisent : la musique en étoit faite d’avance.