Quand on voyage/Baden

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Michel Lévy frères (p. 143-160).
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BADEN


À moins d’être un homme de rien ou de bien peu, il est impossible de se produire décemment sur l’asphalte des boulevards au mois de juillet. Le perron de Tortoni ne montre que des figures inconnues, et, si vous rencontrez quelqu’un, il se hâte de vous dire, pour excuser sa présence incongrue : « Eh ! mon cher, quel hasard ! J’arrive ce matin de *** ; et vous, que faites-vous là ? Il n’y a plus que vous absolument à Paris. Mon tailleur est parti hier pour Smyrne, mon bottier pour Ramsgate. »

Après de si aimables paroles, sous peine d’être déshonoré à tout jamais et convaincu d’inélégance sans circonstances atténuantes, il faut irrémissiblement jeter des chemises dans sa malle, des napoléons dans sa poche, et faire viser son passe-port, n’en eût-on aucune envie et fût-on retenu par les affaires les plus urgentes.

Nous qui n’avons pas d’affaires urgentes et qui sommes toujours ravi lorsqu’on nous fournit un prétexte plausible de changer le décor de notre existence, à la deuxième interpellation de ce genre, nous étions en route.

Par un concours de circonstances singulières, nous ne connaissions pas Baden, nous qui avons tant erré d’un côté et de l’autre du Rhin, et que les douaniers du pont de Kehl saluent familièrement comme un ami ?

Aussi, le soir, montions-nous dans l’express de Strasbourg, et, le matin même, arrivions-nous à destination sans autre aventure qu’un froid intense, hyperboréen, retraite de Russie, éprouvé en traversant les Vosges, et qui nous convainquit de la vérité axiomatique formulée par Méry : « Le fond de l’air est toujours froid. »

C’était bien notre faute ; un vieux routier comme nous eût dû se rappeler qu’en voyage, le meuble le plus indispensable est un manteau de fourrure, surtout l’été. — Parlez après cela de l’expérience ; elle sert à grand’chose !

Le débarcadère de Baden a des façons de chalet et de bierbrauerei qui font comprendre que, malgré la rapidité de la route, on n’est plus tout à fait à Paris.

Il consiste en une longue galerie terminée à ses bouts par deux pavillons aux grands toits suisses, bordés de fines découpures en bois, et dont les tuiles vernissées et coloriées dessinent des losanges ; des espèces de tourelles en saillie, à la manière anglaise, sont appliquées aux façades extérieures des pavillons, éclairés par des fenêtres à vitraux de couleur que festonnent des plantes grimpantes, des guirlandes fleuries. Un clocher mignon et svelte, où s’incruste un cadran, couronne pittoresquement cette jolie cathédrale de la viabilité. Nous aimons cette architecture légère et demi-rustique dans son élégance ; elle convient peut-être mieux aux chemins de fer que les immenses et coûteux entassements de moellons dont on est prodigue chez nous.

L’aspect de Baden, vu du débarcadère, est des plus riants. On sent tout de suite une ville de plaisance et de loisir. Les maisons peintes de nuances gaies s’épanouissent au milieu des verdures, comme des fleurs entourées de mousse ; tout est propre, frais, neuf, heureux. Nulle trace d’âge ou d’intempéries ; on dirait que les habitations, cottages, villas, chalets, ont été conservées l’hiver dans des boîtes et posées au bord de la route pour la saison d’été. Aucune idée pénible ne vient vous assaillir, jamais un convoi d’enterrement ne traverse les rues ; les habitants attendent l’hiver pour mourir, — s’ils meurent ; — à Baden, tout le monde se porte bien, et les eaux qu’on y boit ne servent qu’à ouvrir l’appétit.

La ville, faite en décor d’opéra, s’étage gracieusement sur une colline, dominée par le château du grand-duc et une église dont les clochetons à renflements moscovites produisent un fort bon effet.

Au bas, le long d’une rue bordée de ces grands hôtels à tenue aristocratique, à confortable anglais, qu’on ne trouve qu’au delà du Rhin, court sous une multitude de ponts en bois, en pierre, en fer, l’Oos, une jolie rivière-torrent, qui couvre de deux ou trois pouces d’eau diamantée un lit de gravier et de granit, tapissé de fontinales.

Par ces simples lignes qui ont l’intention d’être un éloge, car rien n’est plus charmant que cette eau vive au milieu de la ville, nous venons peut-être de susciter à jamais contre nous la haine des Badois, à qui nous désirons, au contraire, être agréable. Les habitants des pays étrangers ont l’amour-propre de leurs rivières, et les Madrilègnes nous en veulent encore pour avoir dit, il y a dix-huit ans, que les blanchisseuses du Mançanarès lavaient le linge avec du sable. Les Florentins abhorrent particulièrement Alexandre Dumas père, qui a émis quelques doutes sur la profondeur de l’Arno.

Disons comme correctif que l’Oos, à voir le soin avec lequel il est encaissé, doit gonfler prodigieusement à la saison des pluies et des fontes de neige.

Quel joyeux tumulte ! les calèches vont et viennent, les chevaux piaffent, les ânes trottinent, les piétons se croisent en se saluant de la main comme au boulevard des Italiens. Au bout de quelques minutes, vous démêlez dans cette foule pimpante et parée un courant qui se dirige vers le même but. Vous vous laissez porter par lui, et vous arrivez bientôt, de l’autre côté de l’Oos, à une grande pelouse entourée d’arbres séculaires, parfumée d’orangers en fleur, veloutée et verte comme le tapis de ray-grass d’un parc anglais, au fond de laquelle se développe monumentalement la maison de Conversation, dont Alfred de Musset a trop médit dans son charmant poëme intitulé une Bonne Fortune ; elle vaut bien l’Odéon, la Bourse, ou tout autre édifice moderne de bon goût.

D’ailleurs, si vous n’aimez pas les colonnes, vous êtes libre de tourner le dos à la chose et de vous asseoir parmi les jolies femmes qui écoutent, un livre ou quelque ouvrage d’aiguille à la main, les valses et les mazurkas jouées par un orchestre de cuivre logé dans un kiosque. Vous aurez, ainsi placé, un coup d’œil ravissant : à droite et à gauche, pour coulisses, les grands arbres des allées ; devant vous, la pelouse ; au second plan, la ville groupée sur sa colline comme si on l’avait bâtie à souhait pour le plaisir des yeux ; au troisième plan, une montagne, une véritable montagne dont les nuages baignent parfois la cime, que tapissent de sombres verdures bleuies par l’éloignement, et qu’achève de romantiser la silhouette ébréchée d’un vieux burg.

Voulez-vous écouter un bon conseil ? Sans vous laisser séduire par les petits frissons métalliques qui bruissent à vos oreilles à travers les fenêtres ouvertes du Kursaal, demandez une calèche, et dites au complaisant cocher badois de vous mener à Ebersteinbourg, ou, tout uniment au vieux château ; il comprendra, ne sût-il pas un mot de français. « Mais je n’ai pas déjeuné, » me répondrez-vous. — Tant mieux, vous trouverez là-haut des œufs frais, des biftecks, des côtelettes, des pommes de terre en chemise, et même un poulet à la chasseur très-passablement sauté, le tout arrosé d’un excellent vin du Rhin qui vaut presque le haut-barsac. Les marmitons ont remplacé les lansquenets dans le vieux burg ; la salle des gardes est devenue une cuisine, et des cabinets particuliers occupent les chambres rondes des tours, éclairés par les embrasures des mangonneaux. Il n’y a pas que des corbeaux, des orfraies et des chouettes dans le manoir démantelé des margraves.

Une bonne route, bien sablée, praticable malgré la roideur de ses pentes, gravit la montagne à travers une forêt de pins gigantesques et de chênes plusieurs fois centenaires. Les petits chevaux badois l’escaladent avec une agilité de chèvre, en une demi-heure ou trois quarts d’heure au plus, et vous déposent à quelques pas du château.

Comme tous les burgs du Rhin, Eberstein est une ruine très-avancée. On voit que le temps n’y a pas travaillé seul. Le temps, que l’on qualifie de grand destructeur, l’est bien moins que l’homme. Il ne va pas si vite en besogne, et il ne dévaste pas d’une façon si complète. Les restes d’Eberstein, qui témoignent une grande existence féodale disparue et couvrent un large espace de terrain dans une position presque inaccessible, consistent en pans de murs ébréchés, en arrachements suspendus, en fontis de voûtes, en cages de logis effondrées ; en tours sans plancher, faites pour le vol circulaire de la chauve-souris, en remparts portant à leur faîte quelques fragments des moucharabys par lesquels ruisselaient aux jours d’assaut l’huile bouillante, le plomb et la poix fondus, sur les casques des assaillants ; le tout entremêlé d’écroulements, de décombres, de pierres, où ont poussé l’ortie, la ciguë, l’asphodèle, les saxifrages, toutes les plantes pariétaires, et même de grands arbres ; — chose étrange qu’un arbre poussé dans une chambre, et soulevant de ses racines la pierre du foyer !

Mais n’ayez pas peur : l’aubergiste, qui s’est installé dans les portions les mieux conservées de l’édifice, a fait le ménage des ruines sans leur ôter rien de leur caractère. Des rampes garnissent les endroits dangereux, des escaliers de bois donnent accès aux portions isolées par l’écroulement et permettent de monter jusqu’au haut de la tour carrée, le donjon, la citadelle du manoir, encore ferme sur ses fondations d’origine romaine. Cette tour est la seule qu’ait laissée debout Eberhard le Larmoyeur, lorsqu’en guerre avec Wolff d’Eberstein, il détruisit, en 1337, ce burg bâti au XIe siècle, et qui, par conséquent, n’eut guère que deux siècles d’existence intacte.

Sur cette plate-forme, on jouit d’un panorama merveilleux. L’horizon s’arrondit en cercle immense ; en face de soi, l’on découvre la délicieuse vallée de Bade ; d’un côté, les montagnes boisées de la forêt Noire ; plus loin, la plaine où le Rhin brille par places à travers les brumes, cent villages semés çà et là : Rastadt, Carlsruhe, et, quand il fait clair, le dôme de Spire, la flèche de Strasbourg et les dentelures violâtres des Vosges lointaines ; mais ces hauts lieux sont sujets à se capuchonner de brouillard, et, le jour de notre ascension, un nuage rampait sur le flanc de la montagne, semblable à la fumée d’un feu de pasteur, mais pas assez épais pour nous empêcher de voir, à l’aide d’un télescope, un de nos amis entrant à la maison de Conversation.

La descente s’opère rapidement sur cette espèce de montagne russe, malgré les sabots dont le cocher enraye prudemment ses roues, et en quelques minutes vous vous retrouvez à votre point de départ, content de deux heures si bien employées.

Entrez un instant à la Trinkhalle, non pas pour boire un verre d’eau chaude, mais pour en admirer la voûte hardie, dont la retombée porte sur un unique pilier de granit rouge d’un seul morceau, dont la base est une fontaine qui déverse l’eau thermale par plusieurs robinets.

En dehors de la Trinkhalle règne un portique propice aux promenades et décoré de seize panneaux à fresque dans le goût de ceux qui ornent les galeries, autour du Jardin royal à Munich. Ces fresques représentent des sujets tirés des traditions locales ; — entre autres, les nymphes du Mummelsee, espèce d’elfes ou de nixes badoises qui habitent un lac sans fond, à la surface duquel elles viennent jouer parmi les nénufars, quand dort le génie aquatique, leur gardien. — Pour les yeux qui ne sont pas habitués à la sauvagerie du coloris allemand, rendu plus choquant encore par le ton de la détrempe, ces fresques n’ont rien d’agréable au premier abord ; mais, quand on s’y arrête, on en sent le mérite et l’on finit par y trouver du charme. La composition a de l’ingéniosité et de la grâce ; mille petits détails naïfs de naturalisme germanique intéressent et font sourire ; il y a même une veine de caricature pittoresque assez remarquable dans les têtes des kobolds, coiffés de leurs chapeaux de feutre, les masques grimaçants que figurent les anfractuosités des roches et les faces de bourgeois somnolents qui se mettent aux fenêtres, à demi éveillés par le cor d’un paladin. Ces seize peintures, dont nous ne connaissons pas l’auteur, formeraient, gravées au trait et soutenues de quelques ombres légères, un charmant album dans le goût des illustrations de Retzsch sur Gœthe et sur Schiller.

Mais en voilà assez sur les peintures de la Trinkhalle, allons faire une visite aux boutiques de bimbeloteries installées sous les grands arbres, à côté de la pelouse.

Bon ! nous voici tombé sur un magasin de coucous du Tyrol et de la forêt Noire. Debout sur une patte, comme un héron au bord d’un marais, nous attendons l’heure pour que le petit volet s’ouvre, et que l’oiseau vienne faire sa salutation en chantant « Coucou ! » Car ces primitives horloges ne volent pas leur nom comme les nôtres, dont le cadran représente un coq peint en rouge et muet. Le coucou badois pousse consciencieusement ses deux notes chaque fois que l’aiguille touche un chiffre. Honnête coucou !

Ces petites maisonnettes de bois, où loge l’heure rustique, sont si délicatement découpées et d’une si jolie architecture, qu’on voudrait être Lilliputien pour s’en faire un palais. — Nous avons vu avec peine dans le coucou un perfectionnement qui nous semble une décadence. — Hélas ! tout dégénère ! À l’oiseau se substitue un petit soldat sonnant une fanfare. Tout le cachet est perdu, la niaiserie remplace la naïveté.

Dans les autres boutiques, on trouve des cigares, des agates arborisées, des cristalleries de Baccarat et de Bohème, des jouets de Nuremberg, des cornes de bouquetin, des couteaux à papier et des ouvrages en bois venant de la Suisse.

Maintenant, pour attendre le dîner, remontez en calèche et faites-vous conduire à l’allée de Lichtenthal, une des plus fraîches et des plus charmantes promenades qu’on puisse rêver. La voiture roule sous d’immenses frênes ; l’Oos vous accompagne formant de loin en loin des cascatelles, et de chaque côté du val s’élèvent des pentes boisées de chênes et de sapins, sur lesquelles s’assoient des chalets d’un ton chaud ou des maisonnettes peintes de vives couleurs.

Au retour, entrez dans le restaurant à côté du Kursaal, et tâchez d’obtenir une table près d’une fenêtre ; en mangeant une truite au bleu, votre quille de steinberg-cabinet devant vous, vous voyez passer tout un monde bigarré de toilettes : vous faites sans bouger la revue de l’Angleterre, de la Russie, de l’Amérique, de l’Allemagne, de la Pologne, de la France, de tous les pays du monde, qui ont là de fashionables représentants.

Vous croyez peut-être que la Comédie-Française a émigré au théâtre Ventadour pendant qu’on restaure sa vieille salle ; erreur ! elle est à Baden. Voici Bressant qui passe, coiffé d’un panama ; et, sous ce chapeau à la Pamela bordé de dentelle noire, brille le fin sourire de mademoiselle Fix. N’est-ce pas mademoiselle Mantelli qui est assise à côté de sa mère, sous la colonnade du Kursaal ? En effet, il y a comédie à Baden ; les Campagnes du marquis d’O, de M. Amédée Achard, seront exécutées ce soir à la maison de Conversation, par un groupe d’artistes aimés de leurs compatriotes, et non moins appréciés par le parterre cosmopolite de Baden.

Le Kursaal renferme des salons Louis XIV, d’un style admirable ; on sait ce que peut faire en ce genre M. Séchan, qui envoie au sultan Abdul-Medjid des Versailles tout faits emballés dans des caisses. Au plafond d’une de ces salles, éblouissantes de dorures nous avons remarqué quatre grands panneaux représentant les quatre parties du monde, peintes par M. Laemlein, l’auteur de la Vision d’Ézéchiel, avec une fierté et une tournure à la Michel-Ange.

À côté de cette salle est le théâtre, tout doré, tout étincelant de lumières que répercutent des glaces de Venise aux riches bordures, tout azuré et tout fleuri par les ciels, les amours et les bouquets de Voillemot, dont jamais la palette ne fut plus fraîche.

C’est dans cette délicieuse bonbonnière que se joue, devant un parterre où les princes et les grands-ducs ne dédaignent pas de s’asseoir, la jolie petite pièce de M. Achard.

La comédie de M. Amédée Achard ne prend pas, comme on dit aujourd’hui, la société corps à corps ; elle ne s’attaque à aucun préjugé et ne déracine aucun abus ; sa seule prétention est d’être amusante et spirituelle, et, disons-le, elle y réussit. C’est une histoire qui se passe pendant les plus folles et les plus riantes années du règne de Louis XV. Elle est en poudre, habillée de soie et porte l’épée ; mais, grâce au ciel, on n’y voit aucun personnage historique. Pour la mener jusqu’au bout, il suffit de quatre personnages : le marquis d’O, le vicomte de Morsan, la marquise d’O et Geneviève.

Ce marquis d’O est un terrible homme : sa réputation va du boudoir le plus élégant à la boutique la plus simple ; il parlait comme le duc de Richelieu, il agissait comme le duc de Lauzun ; le mariage ne fut pour lui qu’une trêve bien courte entre deux campagnes nouvelles. Mais voilà qu’au milieu de ses prouesses les plus galantes, arrive de la province un jeune gentilhomme prompt à l’attaque, rempli d’ardeur, âpre au combat, amoureux de la lutte et qui, plein de haine contre le marquis qu’il n’a jamais vu et dont la réputation l’offusque, met du premier coup le siége devant la boutique de Geneviève et devant le boudoir de la marquise : tel un général d’armée attaque à la fois une bicoque et une citadelle.

La bataille engagée, il se trouve que la mercière résiste comme la marquise ; tendres soupirs, œillades enflammées, les protestations les plus chaudes, les ruses les plus habiles, les roueries les plus galantes, rien n’y peut. Cependant le péril subsiste, et l’on ne sait pas comment l’aventure finirait si le mari n’arrivait inopinément de l’armée. Il n’a rien vu, il ne sait rien, une minute lui fait tout comprendre. Le hasard, à vrai dire, l’y aide un peu, l’étourderie du vicomte aussi ; et le marquis, placé entre la mercière du Cocon d’or qu’il a courtisée et sa femme qu’il veut défendre, accepte gaiement la situation. Réputation oblige comme noblesse.

Un combat à armes courtoises ; l’esprit, l’amour et la galanterie font tous les frais de la guerre ; l’épée s’en mêle aussi. Le marquis d’O fait face à tout, il déjoue les embûches, il évite un piége, il pare une attaque et se défend si bien, qu’il sort de la lutte l’amour-propre et le cœur sains et saufs. La mercière est sauvée et la marquise n’a plus rien à craindre.

Cette petite comédie, pleine de mouvement et de surprises, a été jouée avec un remarquable talent par M. Bressant et mademoiselle Fix, M. et madame Lagrange. Bressant a eu toute l’ironie et la hauteur que comportait le rôle du marquis d’O : on sait avec quelle allure fière, quelle parfaite aisance il porte l’épée et l’habit brodé. L’accueil qu’il a reçu a pu lui faire croire qu’il était encore à la Comédie-Française. Mademoiselle Fix, chargée du rôle coquet de Geneviève, a mis dans cette création toute la grâce et l’esprit de son talent si vif et si fin. M. et madame Lagrange qui interprétaient les rôles du vicomte de Morsan et de la marquise d’O, ont complété cet ensemble par les qualités charmantes qu’on leur connaît : beaucoup d’entrain, de verve et de chaleur chez M. Lagrange ; une rare élégance, la plus aimable distinction, la plus touchante sensibilité chez madame Lagrange.

Voilà certes une journée bien remplie, et l’on mérite de dormir paisiblement après de tels exercices, surtout lorsqu’on a passé la nuit précédente en wagon ; mais nous avions compté sans la fête de saint Bernard, le patron de la ville, un saint tout local, Bernard II, margrave de Bade, canonisé par le pape Sixte IV. Dès l’aurore, les cloches en branle sonnaient à toute volée ; des décharges d’artillerie et des bottes ébranlaient l’air ; des musiques de cuivre parcouraient les rues, « sonnant des tintamarres, » en sorte que, sans attendre les illuminations du soir et l’éclairage aux feux de Bengale du vieux château, nous nous jetâmes dans un train du chemin de fer pour achever notre somme interrompu à Paris. Aucun dandy ne pourra nous regarder à présent d’un air dédaigneux : nous revenons de Baden.