Ne nous frappons pas/Balançoires

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Ne nous frappons pasLa revue blanche (p. 329-332).

BALANÇOIRES

Parmi les grands projets industriels à l’ordre du jour, il en est peu qui préoccupent MM. les inventeurs comme la traversée de la Manche par un autre procédé que celui employé jusqu’à ce jour, c’est-à-dire la navigation.

Certains préconisent le tunnel, d’autres le pont.

Ces deux systèmes sont, à des titres différents, également recommandables, et n’était le mauvais vouloir de ces têtus insulaires d’Anglais, leur mise en œuvre serait un simple jeu d’enfant.

Ajoutons que la petite épargne française, si éprouvée, hélas ! trouverait, en une ou l’autre de ces affaires, le placement rémunérateur qu’elle mérite si bien, la brave petite épargne française, si éprouvée, hélas ! (On ne le répètera jamais assez.)

D’autres idées mais qui rentrent, celles-là, dans le domaine de la fantaisie furent également mises en avant.

C’est ainsi qu’il n’existe pas le moindre membre de l’Aéro-Club qui ne songe, le plus sérieusement du monde, à installer, dans le courant de l’année prochaine, un service régulier de ballons entre Paris et London.

(Les Anglais écrivent Paris comme nous, c’est bien la moindre des choses que nous écrivions London comme eux.)

… Sortons du domaine de la Fantaisie pour incursionner dans le champ du Paradoxe afin, après, si nous en demeure le loisir, de faire un bond sur le tapis de l’Actualité.

… Quelques individus, parfaitement honorables, d’ailleurs (et si j’emploie le mot individu à cette occasion, c’est uniquement que j’ai un fort lot de ces vocables à liquider avant fin courant, sans quoi ce serait le rude bouillon !) quelques individus, dis-je (encore un de placé) émirent à ce sujet de baroques imaginations.

L’un d’eux ne rêvait-il pas de couvrir le Pas-de-Calais avec je ne sais plus combien de milliards de vieux bouchons à champagne, sur lesquels, vous et moi, serions passés à pied sec.

Un autre prétendait frapper ce détroit, le congeler, si vous aimez mieux, le congeler à l’aide de ces gaz liquéfiés que l’industrie nous confère aujourd’hui pour une bouchée de pain.

D’autres enfin… mais voilà que nous perdons de vue le terrain du Bon-Sens, d’autres enfin…

Alors, vaut-il pas mieux piétiner nettement les plates-bandes de la Loufoquerie ?

« Monsieur, m’écrit un inconnu qui ne dit pas son nom et que je ne reverrai probablement jamais, monsieur, le triste sire qui vous propose d’installer un système de montagnes russes entre les deux rives, française et anglaise, ne sait pas ce qu’il dit.

» A-t-il songé seulement aux frais formidables de construction que nécessiterait son petit truc ?

» Non, monsieur, et tout le monde y viendra, tout le monde y viendra, entendez-vous bien ? à mon système à moi, mon système de grandioses balançoires entre Douvres et Calais.

» Vous le premier, qui faites votre malin, vous y viendrez ! »

… L’assurance de cet homme m’a frappé.

Et puis, comme il le dit, son idée est grandiose.