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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 5/Conte -Ballade

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 5
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxPaul Daffis (p. 59-62).


XXXV.


BALADE[1]


Hier je mis chez Cloris en train de discourir
Sur le fait des romans Alizon la sucrée.
N’est-ce pas grand pitié, dit-elle, de souffrir
Que l’on méprise ainsi la Légende dorée,
Tandis que les romans sont si chère denrée ?
Il vaudrait beaucoup mieux qu’avec maint vers du temps,
De messire Honoré l’histoire fut brûlée.

Ouy, pour vous, dit Cloris, qui passez cinquante ans :
Moy qui n’en ai que vint, je pretens que l’Astrée
Fasse en non cabinet encor quelque sejour ;
Car pour vous decouvrir le fond de ma pensée,
_____Je me plais aux Livres d’amour.

Cloris eut quelque tort de parler si crûment,
Non que monsieur d’Urfé n’ait fait une œuvre exquise.
Estant petit garcon je lisois son Roman,
Et je le lis encor ayant la barbe grise.
Aussi contre Alizon je faillis d’avoir prise ;
Et soutins haut et clair, qu’Urfé par cy, par là,
De preceptes moraux nous instruit à sa guise.
De quoy, dit Alizon, peut servir tout cela ?
Vous en void-on aller plus souvent l’Eglise ?
Je hals tousles menteurs et pour vous trancher court,
Je ne puis endurer, qu’une femme me dise,
_____Je me plais aux Livres d’amour.

Alizon dit ces mots avec tant de chaleur,
Que je crus qu’elle estoit en vertus accomplie ;
Mais ses pechez écrits tomberent par malheur :
Elle n’y prit pas garde. Enfin estant sortie,
Nous vîmes que son fait estoit papelardie ;
Trouvant entre autres points dans sa confession :
J’ai lü maitre Louïs[2] mille fois en ma vie ;
Et même quelquefois j’entre en tentation.
Lors que l’Hermite trouve Angelique endormie[3]? :
Revant à tel fatras souvent le long du jour.
Bref, sans considerer censure ny demie,
_____Je me plais aux Livres d’amour.

Ah ! ah ! dis-je, Alizon ! vous lisez les Romans,
Et vous vuus arrestez l’endroit de l’Hermite !

Je crois qu’ainsi que vous pleine d’enseignemens
Oriane préchoit, faisant la chate-mite.
Apres mille façons, cette bonne hypocrite
Un pain sur la fournée emprunta, dit l’Auteur[4] :
Pour un petit poupon l’on sçait qu’elle en fut quite[5] ;
Mainte belle sans doute en a ry dans son cœur.
Cette histoire, Cloris, est du Pape maudite :
Quiconque y met le nez devient noir comme un four.
Parmy ceux qu’on peut lire? et dont voicy l’elite,
_____Je me plais aux Livres d’amour.

Clitophon a le pas par droit d’antiquité[6] :
Heliodore[7] peut par son prix le pretendre :
Le Roman d’Ariane[8] est très-bien inventé
J’ai lu vint et vint fois celuy du Polexandre[9]? :
En fait d’evenemens, Cleopatre et Cassandre[10],
Entre les beaux premiers doivent être rangez :
Chacun prise Cyrus[11], et la carte du Tendre[12].

 
Et le frere et la sœur ont les cœurs partagez.
Même dans les plus vieux je tiens qu’on peut aprendre.
Perceval le Galois[13] vient encore à son tour :
Cervantes me ravit ; et pour tout y comprendre,
_____Je me plais aux Livres d’amour.

ENVOY.

A Rome on ne lit point Bocace sans dispense :
3e trouve en ses pareils bien du contre et du pour.
Du surplus (honny soit celuy qui mal y pense)
_____Je me plais aux Livres d’amour.

  1. Cette Ballade a paru à la page 87 du recueil décrit dans la note 2 de la p. 57. Elle y est précédée de l’Avertissement que nous avons reproduit dans le tome III (pages 233-234) de la présente édition. Elle est citée dans le Menagiana (tome I, page ?134) sous le titre de Ballade des livres d’amour.
  2. Lodovico Ariosto.

  3. Gia resupina nell’arena giace
    A tutte voglie del vechio rapace.
    (Voyez Orlando forioso, canto VIII, xlviii-l.)
  4. « Oubliant Amadis son accoustumee discretion, ?à la charge d’estre importun, it lascha la bride à ses desirs : si auantageusement, que quelque priere et foyble resistance que feist Oriane, elle ne se sceust exempter de scauoir par experience le bien et le mal ioinctz ensemble, qui rend les filles femmes. » (Le premier livre de Amadis, de Gaule… Traduict nouuellement D’espaignol en Francoys? par le Seigneur des Essars, lgicolas de Herberay [ch. xxxv]. —— ?1540. Nouuellement imprimé à Paris par Denys Ianot, fol.)
  5. Comment Oriane se trouua en grande perplexité, non seulement à cause du departement d’Amadis, mais pource qu’elle se sentit grosse d’enfant. (Le second livre, ch. xxii.)
  6. Les Amours de Clitophon et de Leuccippe, roman d’Achille Tatius ou Statius.
  7. Héliodore, évêque de Tricca en Thessalie, auteur du roman intitulé les Éthiopiques, ou les Amours de Theagène et de Chariclée.
  8. Par Desmarets.
  9. Par Gomberville.
  10. Par la Calprenède.
  11. Artamene ou le Grand Cyrus, roman de Mlle de Scudéry, publié sous le nom de son frère.
  12. Cette carte et son explication se trouvent dans la Clélie de Mlle de Scudéry, (p. 396-405). Voyez à ce sujet Œuvres de Molière, édition de M. Eugène Despois, tome II, page 64?note 1.
  13. Tres plaisante et Recreatrice Hystoire du Trespreux et vaillant cheuallier Perceval le galloys iadis cheualier de la Table ronde. Lequel acheua les aduentures du sainct Graal… —? On les vend au Pallais à? Paris. En la boutique de Jehan Longis (à la fin :) Et fut acheué? de imprimer le premier iour de septembre. L’an mil cinq cens trente. Petit in-folio.