Beaucoup de bruit pour rien/Traduction Guizot, 1864/Acte V

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Beaucoup de bruit pour rien
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 2 (p. 460-479).
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Scène I

Devant la maison de Léonato. Entrent Léonato et Antonio.


ANTONIO. — Si vous continuez, vous vous tuerez, et il n’est pas sage de servir ainsi le chagrin contre vous-même.

LÉONATO. — De grâce, cessez vos conseils, qui tombent dans mon oreille avec aussi peu de fruit que l’eau dans un crible. Ne me donnez plus d’avis, je ne veux écouter d’autre consolateur qu’un homme dont les malheurs égalent les miens. Amenez-moi un père qui ait autant aimé son enfant, et dont la joie qu’il goûtait en elle ait été anéantie comme la mienne, et dites-lui de me parler de patience. Mesurez la profondeur et l’étendue de sa douleur sur la mienne. Que ses regrets répondent à mes regrets, et que sa douleur soit en tout semblable à la mienne, trait pour trait dans la même forme et dans tous les rapports. Si un tel père veut sourire et se caresser la barbe en s’écriant, chagrin, loin de moi ! et faire hum ! lorsqu’il devrait gémir ; raccommoder son affliction par des adages, et enivrer son infortune avec des buveurs nocturnes ; amenez-le moi, et j’apprendrai de lui la patience : mais il n’y a point d’homme semblable. Les hommes, mon frère, peuvent bien donner des conseils et des consolations à la douleur qu’ils ne ressentent point eux-mêmes ; mais une fois qu’ils l’ont goûtée, ceux qui prétendaient fournir un remède de maximes à la rage, enchaîner le délire forcené avec un réseau de soie, charmer les mots par les sons, et l’agonie avec des paroles, sont les premiers à changer leurs conseils en fureur. Non, non, c’est le métier de tous les hommes de parler de patience à ceux qui se tordent sous le poids de la douleur : mais il n’est pas au pouvoir de la vertu de l’homme de conserver tant de morale, lorsqu’il supporte lui-même la même souffrance. Ne me donnez donc point de conseils ; mes maux crient plus haut que vos maximes.

ANTONIO. — Il s’ensuit que les hommes ne diffèrent en rien des enfants.

LÉONATO. — Je t’en prie, tais-toi ; je suis de chair et de sang. Il n’y a jamais eu de philosophe qui pût endurer le mal de dents avec patience ; cependant ils ont écrit dans le style des dieux et nargué le sort et la douleur.

ANTONIO. — Du moins ne tournez pas contre vous seul tout le chagrin ; faites souffrir aussi ceux qui vous offensent.

LÉONATO. — En ceci vous parlez raison ; oui, je le ferai. Mon âme me dit qu’Héro est calomniée ; Claudio l’apprendra, le prince aussi, et tous ceux qui la déshonorent.

(Don Pèdre et Claudio entrent.)

ANTONIO. — Voici le prince et Claudio qui s’avancent à grands pas.

DON PÈDRE. — Bonsoir, bonsoir !

CLAUDIO. — Salut à vous deux.

LÉONATO. — Seigneurs, écoutez-moi…

DON PÈDRE. — Léonato, nous sommes un peu pressés.

LÉONATO. — Un peu pressés, seigneurs ? – Soit, adieu. Seigneurs, vous êtes donc pressés maintenant ? Soit ; peu importe !

DON PÈDRE. — Ne vous fâchez point contre nous, bon vieillard.

ANTONIO. — S’il pouvait, se fâchant, se faire justice à lui-même, quelques-uns de nous mordraient la poussière.

CLAUDIO. — Qui donc l’offense ?

LÉONATO. — Toi, toi, tu m’offenses, toi, homme dissimulé. Va, ne porte point la main à ton épée ; je ne te crains pas.

CLAUDIO. — Sur ma parole, je maudirais ma main, si elle donnait un pareil sujet de crainte à votre vieillesse. En vérité, ma main ne voulait rien à mon épée.

LÉONATO. — Fi donc ! fi donc ! Jeune homme, ne te moque pas et ne plaisante pas de moi ! Je ne parle pas en radoteur ou en fou ; et je ne me couvre point du privilège de l’âge, pour me vanter des exploits que j’ai faits étant jeune, ou de ceux que je ferais, si je n’étais pas vieux. Retiens, Claudio, ce que je te dis en face ; tu as si cruellement outragé mon innocente fille et moi, que je suis forcé de déposer ma gravité et d’en venir, sous ces cheveux blancs et brisé par de longs jours, à te demander la satisfaction qu’un homme doit à un autre. Je te dis que tu as calomnié ma fille innocente, que ta calomnie lui a percé le cœur, et qu’elle est gisante, ensevelie avec ses ancêtres dans une tombe, hélas ! où le déshonneur ne dormit jamais, avant celui dont ta lâche perfidie a souillé ma fille.

CLAUDIO. — Ma perfidie !

LÉONATO. — Ta perfidie, Claudio ; je dis, la tienne.

DON PÈDRE. — Vous ne dites pas vrai, vieillard.

LÉONATO. — Seigneur, seigneur, je le prouverai sur son corps s’il ose accepter le défi ; en dépit de son adresse à l’escrime, de son agilité, en dépit de sa robuste jeunesse et de la fleur de son printemps.

CLAUDIO. — Retirons-nous ; je ne veux rien avoir à faire avec vous.

LÉONATO. — Peux-tu me rebuter ainsi ? Tu as tué mon enfant ; si tu me tues, mon garçon, tu auras tué un homme.

ANTONIO. — Il en tuera deux de nous, et qui sont vraiment des hommes. Mais n’importe ; qu’il en tue d’abord un ; qu’il vienne à bout de moi. – Laissez-le me faire raison. – Allons, suis-moi, mon garçon ; viens, suis-moi. Monsieur le gamin, je parerai vos bottes avec un fouet ; oui, comme je suis gentilhomme, je le ferai.

LÉONATO. — Mon frère !…

ANTONIO. — Soyez tranquille. Dieu sait que j’aimais ma nièce, et elle est morte, – elle est morte de la calomnie de ces traîtres, qui sont aussi hardis à répondre en face à un homme, que je le suis à prendre un serpent par la langue ; des enfants, des singes, des vantards, des faquins, des poules mouillées.

LÉONATO. — Mon frère Antonio !…

ANTONIO. — Tenez-vous tranquille. Eh bien, quoi ! – Je les connais bien, vous dis-je, et tout ce qu’ils valent, jusqu’à la dernière drachme. Des enfants tapageurs, impertinents, conduits par la mode, qui mentent, cajolent, raillent, corrompent et calomnient, se mettent au rebours du bon sens, affectent un air terrible, débitent une demi-douzaine de mots menaçants pour dire comment ils frapperaient leurs ennemis s’ils osaient, et voilà tout.

LÉONATO. — Mais, Antonio, mon frère… ?

ANTONIO. — Allez, cela ne vous regarde pas ; ne vous en mêlez pas ; laissez-moi faire.

DON PÈDRE. — Messieurs, nous ne provoquerons point votre colère. – Mon cœur est vraiment affligé de la mort de votre fille. Mais, sur mon honneur, on ne l’a accusée de rien qui ne fût vrai, et dont la preuve ne fût évidente.

LÉONATO. — Seigneur, seigneur !

DON PÈDRE. — Je ne veux pas vous écouter.

LÉONATO. — Non ? – Venez, mon frère ; marchons. – Je veux qu’on m’écoute.

ANTONIO. — Et on vous écoutera ; ou il y aura des gens parmi nous qui le payeront cher.

(Léonato et Antonio s’en vont.) (Entre Bénédick.)

DON PÈDRE. — Voyez, voyez. Voici l’homme que nous allions chercher.

CLAUDIO. — Eh bien ! seigneur ? Quelles nouvelles ?

BÉNÉDICK, au prince. — Salut, seigneur.

DON PÈDRE. — Soyez le bienvenu, Bénédick. Vous êtes presque venu à temps pour séparer des combattants.

CLAUDIO. — Nous avons été sur le point d’avoir le nez arraché par deux vieillards qui n’ont plus de dents.

DON PÈDRE. — Oui, par Léonato et son frère. Qu’en pensez-vous ? Si nous en étions venus aux mains, je ne sais pas si nous aurions été trop jeunes pour eux.

BÉNÉDICK. — Il n’y a jamais de vrai courage dans une querelle injuste. Je suis venu vous chercher tous deux.

CLAUDIO. — Nous avons été à droite et à gauche pour vous chercher ; car nous sommes atteints d’une profonde mélancolie, et nous serions charmés d’en être délivrés. Voulez-vous employer à cela votre esprit ?

BÉNÉDICK. — Mon esprit est dans mon fourreau. Voulez-vous que je le tire ?

DON PÈDRE. — Est-ce que vous portez votre esprit à votre côté ?

CLAUDIO. — Cela ne s’est jamais vu, quoique bien des gens soient à côté de leur esprit. Je vous dirai de le tirer, comme on le dit aux musiciens : tirez-le pour nous divertir.

DON PÈDRE. — Aussi vrai que je suis un honnête homme, il pâlit. Êtes-vous malade ou en colère ?

CLAUDIO. — Allons, du courage, allons. Quoique le souci ait pu tuer un chat, vous avez assez de cœur pour tuer le souci.

BÉNÉDICK. — Comte, je saurai rencontrer votre esprit en champ clos si vous chargez contre moi. – De grâce, choisissez un autre sujet.

CLAUDIO. — Allons, donnez-lui une autre lance : la dernière a été rompue.

DON PÈDRE. — Par la lumière du jour, il change de couleur de plus en plus. – Je crois, en vérité, qu’il est en colère.

CLAUDIO. — S’il est en colère, il sait tourner sa ceinture[1].

BÉNÉDICK. — Pourrai-je vous dire un mot à l’oreille ?

CLAUDIO. — Dieu me préserve d’un cartel !

BÉNÉDICK, bas à Claudio. — Vous êtes un lâche traître. Je ne plaisante point. – Je vous le prouverai comme vous voudrez, avec ce que vous voudrez et quand vous voudrez. – Donnez-moi satisfaction, ou je divulguerai votre lâcheté. – Vous avez fait mourir une dame aimable ; mais sa mort retombera lourdement sur vous. Donnez-moi de vos nouvelles.

CLAUDIO, bas à Bénédick. — Soit. Je vous joindrai. (Haut.) Préparez-moi bonne chère.

DON PÈDRE. — Quoi ? un festin ? un festin ?

CLAUDIO. — Oui, et je l’en remercie. Il m’a invité à découper une tête de veau et un chapon ; si je ne m’en acquitte pas de la manière la plus adroite, dites que mon couteau ne vaut rien. – N’y aura-t-il pas aussi une bécasse ?

BÉNÉDICK. — Seigneur, votre esprit trotte bien : il a l’allure aisée.

DON PÈDRE. — Je veux vous raconter comment Béatrice faisait l’autre jour l’éloge de votre esprit. Je lui disais que vous étiez un bel esprit. « Sûrement, dit-elle, c’est un beau petit esprit. – Non pas, lui dis-je, c’est un grand esprit. Oh ! oui, répondit-elle, un grand gros esprit. – Ce n’est pas cela, lui dis-je, dites un bon esprit. – Précisément, dit-elle, il ne blesse personne. – Mais, repris-je, le gentilhomme est sage. – Oh ! certainement, répliqua-t-elle, un sage gentilhomme. – Comment ! poursuivis-je, il possède plusieurs langues. – Je le crois, dit-elle, car il me jurait une chose lundi au soir, qu’il désavoua le mardi matin. Voilà une langue double ; voilà deux langues. Enfin elle prit à tâche, pendant une heure entière, de défigurer vos qualités personnelles ; et pourtant à la fin elle conclut, en poussant un soupir, que vous étiez le plus bel homme de l’Italie.

CLAUDIO. — Et là-dessus elle pleura de bon cœur, en disant, qu’elle ne s’en embarrassait guère.

DON PÈDRE. — Oui, voilà ce qu’elle dit ; mais cependant, avec tout cela, si elle ne le haïssait pas à mort, elle l’aimerait tendrement. – La fille du vieillard nous a tout dit.

CLAUDIO. — Tout, tout, et en outre, Dieu le vit quand il était caché dans le jardin[2].

DON PÈDRE. — Mais quand planterons-nous les cornes du buffle sur la tête du sage Bénédick ?

CLAUDIO. — Oui ; et quand écrirons-nous au-dessous : « Ici loge Bénédick, l’homme marié ? »

BÉNÉDICK. — Adieu, mon garçon. Vous savez mes intentions. Je vous laisse à votre joyeux babil ; vous faites assaut d’épigrammes, comme les matamores font de leurs lames, qui, grâce à Dieu, ne font pas de mal. – (À don Pèdre.) Seigneur, je vous rends grâces de vos nombreuses bontés ; votre frère, le bâtard, s’est enfui de Messine. Vous avez, entre vous tous, tué une aimable et innocente personne. Quant à mon seigneur Sans-barbe, nous nous rencontrerons bientôt, et jusque-là, que la paix soit avec lui.

(Bénédick sort.)

DON PÈDRE. — Il parle sérieusement.

CLAUDIO. — Très-sérieusement ; et cela, je vous garantis, pour l’amour de Béatrice.

DON PÈDRE. — Et vous a-t-il défié ?

CLAUDIO. — Le plus sincèrement du monde.

DON PÈDRE. — Quelle jolie chose qu’un homme, lorsqu’il sort avec son pourpoint et son haut-de-chausses, et laisse en route son bon sens !

(Entrent Dogberry, Verges, avec Conrad et Borachio conduits par la garde.)

CLAUDIO. — C’est alors un géant devant un singe ; mais aussi un singe est un docteur près d’un tel homme.

DON PÈDRE. — Arrêtez ! laissons-le. – Réveille-toi, mon cœur, et sois sérieux. Ne nous a-t-il pas dit que mon frère s’était enfui ?

DOGBERRY. — Allons, venez çà, monsieur. Si la justice ne vient pas à bout de vous réduire, elle n’aura plus jamais de raisons à peser dans sa balance ; oui, et comme vous êtes un hypocrite fieffé, il faut veiller sur vous.

DON PÈDRE. — Que vois-je ? deux hommes de mon frère, garrottés ! Et Borachio en est un !

CLAUDIO. — Faites-vous instruire, seigneur, de la nature de leur faute.

DON PÈDRE. — Constable, quelle faute ont commise ces deux hommes ?

DOGBERRY. — Vraiment, ils ont commis un faux rapport ; de plus, ils ont dit des mensonges ; en second lieu, ce sont des calomniateurs ; et pour sixième et dernier délit, ils ont noirci la réputation d’une dame ; troisièmement, ils ont déclaré des choses injustes ; et pour conclure, ce sont de fieffés menteurs.

DON PÈDRE. — D’abord, je vous demande ce qu’ils ont fait ; troisièmement, je vous demande quelle est leur offense ; en sixième et dernier lieu, pourquoi ils sont prisonniers, et pour conclusion, ce dont vous les accusez.

CLAUDIO. — Fort bien raisonné, seigneur ! et suivant sa propre division ; sur ma conscience, voilà une question bien retournée.

DON PÈDRE. — Messieurs, qui avez-vous offensé, pour être ainsi garrottés et tenus d’en répondre ? Ce savant constable est trop fin pour qu’on le comprenne, quel est votre délit ?

BORACHIO. — Noble prince, ne permettez pas qu’on me conduise plus loin pour subir mon interrogatoire ; entendez-moi vous-même ; et qu’ensuite le comte me tue. J’ai abusé vos yeux, et ce que n’a pu découvrir votre prudence, ces imbéciles l’ont relevé à la lumière. Ce sont eux qui, dans l’ombre de la nuit, m’ont entendu avouer à cet homme, comment don Juan, votre frère, m’avait engagé à calomnier la signora Héro ; comment vous aviez été conduits dans le verger, et m’aviez vu faire ma cour à Marguerite, vêtue des habits d’Héro ; enfin comment vous l’aviez déshonorée au moment où vous deviez l’épouser. Ils ont fait un rapport de toute ma trahison ; et j’aime mieux le sceller par ma mort que d’en répéter les détails à ma honte. La dame est morte sur la fausse accusation tramée par moi et par mon maître ; et bref, je ne demande autre chose que le salaire dû à un misérable.

DON PÈDRE. — Chacune de ces paroles ne court-elle pas dans votre sang comme de l’acier ?

CLAUDIO. — J’avalais du poison pendant qu’il les proférait.

DON PÈDRE, à Borachio. — Mais est-ce mon frère qui t’a incité à ceci ?

BORACHIO. — Oui, seigneur ; et il m’a richement payé pour l’accomplir.

DON PÈDRE. — C’est un composé de trahison et de perfidie ! – Et il s’est enfui après cette scélératesse !

CLAUDIO. — Douce Héro ! Ton image revient se présenter à moi, sous les traits célestes qui me l’avaient fait aimer d’abord !

DOGBERRY, à la garde. — Allons, ramenez les plaignants ; notre sacristain, à l’heure qu’il est, a réformé le seigneur Léonato de l’affaire. – Et, n’oubliez pas, camarades, de faire mention, en temps et lieu, que je suis un âne.

VERGES. — Voyez, voici venir le seigneur Léonato, et le sacristain aussi.

(Léonato revient avec Antonio et le sacristain.)

LÉONATO. — Quel est le misérable ?… Faites-moi voir ses yeux, afin que, lorsque j’apercevrai un homme qui lui ressemble, je puisse l’éviter ; lequel est-ce d’entre eux ?

BORACHIO. — Si vous voulez connaître l’auteur de vos maux, regardez-moi.

LÉONATO. — Es-tu le vil esclave dont le souffle a tué mon innocente enfant ?

BORACHIO. — Oui ; c’est moi seul.

LÉONATO. — Seul ? Non, non, misérable, tu te calomnies toi-même. Voilà un couple d’illustres personnages (le troisième s’est enfui) qui y ont mis la main. Je vous rends grâces, princes, de la mort de ma fille. Inscrivez-la parmi vos nobles et beaux exploits. Si vous voulez y réfléchir, c’est une glorieuse action.

CLAUDIO. — Je ne sais comment implorer votre patience ; cependant il faut que je parle. Choisissez vous-même votre vengeance ; imposez-moi la pénitence que vous pourrez inventer pour punir mon crime ; et cependant je n’ai péché que par méprise.

DON PÈDRE. — Et moi de même, sur mon âme ; et cependant, pour donner satisfaction à ce digne vieillard, je me courberais sous n’importe quel poids pesant il voudrait m’imposer.

LÉONATO. — Je ne puis vous ordonner de commander à ma fille de vivre ; cela est impossible. Mais je vous prie tous deux de proclamer ici, devant tout le peuple de Messine, qu’elle est morte innocente ; et si votre amour peut trouver quelques vers touchants, suspendez-les en épitaphe, sur sa tombe et chantez-les sur ses restes. Chantez-les ce soir. – Demain matin, rendez-vous à ma maison, et puisque vous ne pouvez pas être mon gendre, devenez du moins mon neveu. Mon frère a une fille qui est presque trait pour trait le portrait de ma fille qui est morte, et elle est l’unique héritière de nous deux ; donnez-lui le titre que vous auriez donné à sa cousine ; là expire ma vengeance.

CLAUDIO. — Ô noble seigneur, votre excès de bonté m’arrache des larmes. J’embrasse votre offre, et désormais disposez du pauvre Claudio.

LÉONATO. — Ainsi, demain matin je vous attendrai chez moi ; je prends ce soir congé de vous. – Ce misérable sera confronté avec Marguerite qui, je le crois, est complice de cette mauvaise action, et gagnée par votre frère.

BORACHIO. — Non, sur mon âme, elle n’y eut aucune part ; et elle ne savait pas ce qu’elle faisait, lorsqu’elle me parlait : au contraire, elle a toujours été juste et vertueuse dans tout ce que j’ai connu d’elle.

DOGBERRY. — En outre, seigneur (ce qui, en vérité, n’a pas été mis en blanc et en noir), ce plaignant que voilà, le criminel, m’a appelé âne. Je vous en conjure, souvenez-vous-en dans sa punition ; et encore la garde les a entendus parler d’un certain La Mode : ils disent qu’il porte une clef à son oreille, avec une boucle de cheveux qui y est suspendue, et qu’il emprunte de l’argent au nom de Dieu ; ce qu’il a fait si souvent et depuis si longtemps, sans jamais le rendre, qu’aujourd’hui les hommes ont le cœur endurci, et ne veulent rien prêter pour l’amour de Dieu : je vous en prie, examinez-le sur ce chef.

LÉONATO. — Je te remercie de tes peines et de tes bons offices.

DOGBERRY. — Votre Seigneurie parle comme un jeune homme bien reconnaissant et bien vénérable ; et je rends grâces à Dieu pour vous.

LÉONATO. — Voilà pour tes peines.

DOGBERRY. — Dieu garde la fondation !

LÉONATO. — Va, je te décharge de ton prisonnier, et je te remercie.

DOGBERRY. — Je laisse un franc vaurien entre les mains de votre Seigneurie, et je conjure votre Seigneurie de le bien châtier vous-même pour l’exemple des autres. Dieu conserve votre Seigneurie ! Je fais des vœux pour le bonheur de votre Seigneurie : Dieu vous rende la santé. – Je vous donne humblement la liberté de vous en aller ; et si l’on peut vous souhaiter une heureuse rencontre, Dieu nous en préserve ! (À Verges.) Allons-nous-en, voisin.

(Dogberry et Verges sortent.)

LÉONATO. — Adieu, seigneurs ; jusqu’à demain matin.

ANTONIO. — Adieu, seigneurs, nous vous attendons demain matin.

DON PÈDRE. — Nous n’y manquerons pas.

CLAUDIO. — Cette nuit je pleurerai Héro.

LÉONATO, à la garde. — Emmenez ces hommes avec nous : nous voulons causer avec Marguerite, et savoir comment est venue sa connaissance avec ce mauvais sujet.



Scène II

Le jardin de Léonato. Bénédick et Marguerite se rencontrent et s’abordent.


BÉNÉDICK. — Ah ! je vous en prie, chère Marguerite, obligez-moi en me faisant parler à Béatrice.

MARGUERITE. — Voyons, voulez-vous me composer un sonnet à la louange de ma beauté ?

BÉNÉDICK. — Oui, et en style si pompeux, que nul homme vivant n’en approchera jamais ; car, dans l’honnête vérité, vous le méritez bien.

MARGUERITE. — Aucun homme n’approchera de moi ? Quoi donc ! resterai-je toujours en bas de l’escalier ?

BÉNÉDICK. — Votre esprit est aussi vif qu’un lévrier : il atteint d’un saut sa proie.

MARGUERITE. — Et le vôtre émoussé comme un fleuret d’escrime, qui touche mais ne blesse pas.

BÉNÉDICK. — C’est l’esprit d’un homme de cœur, Marguerite, qui ne voudrait pas blesser une femme. – Je vous prie, appelez Béatrice, je vous rends les armes, et jette mon bouclier à vos pieds[3].

MARGUERITE. — C’est votre épée qu’il faut nous rendre : nous avons les bouchers à nous.

BÉNÉDICK. — Si vous vous en servez, Marguerite, il vous faut mettre la pointe dans l’étau ; les épées sont des armes dangereuses pour les filles.

MARGUERITE. — Allons, je vais vous appeler Béatrice, qui, je crois, a des jambes.

BÉNÉDICK. — Et qui par conséquent viendra.

(Marguerite sort.) (Il chante.)

Le dieu d’amour
Qui est assis là-haut,
Me connaît, me connaît
Il sait combien je mérite…

Comme chanteur, veux-je dire ; mais comme amant ?… Léandre, le bon nageur ; Troïlus, qui employa le premier Pandare ; et un volume entier de ces marchands de tapis dont les noms coulent encore avec tant de douceur sur la ligne unie d’un vers blanc, non, jamais aucun d’eux ne fut si absolument bouleversé par l’amour, que l’est aujourd’hui mon pauvre individu. Diantre ! je ne saurai le prouver en vers : j’ai essayé ; mais je ne peux trouver d’autre rime à tendron que poupon : rime innocente ! À mariage, cocuage ; rime sinistre, école, folle, rime bavarde. Toutes ces rimes sont de mauvais présage : non, je ne suis point né sous une étoile poétique, et je ne puis faire ma cour en termes pompeux.

(Entre Béatrice.)

BÉNÉDICK. — Chère Béatrice, vous voulez donc bien venir quand je vous appelle ?

BÉATRICE. — Oui, seigneur, et vous quitter dès que vous me l’ordonnerez.

BÉNÉDICK. — Oh ! restez seulement avec moi jusqu’alors.

BÉATRICE. — Alors est dit : adieu donc. – Et pourtant, avant de m’en aller que j’emporte ce pourquoi je suis venue, c’est de savoir ce qui s’est passé entre vous et Claudio.

BÉNÉDICK. — Seulement des paroles aigres ; et là-dessus je veux vous donner un baiser.

BÉATRICE. — Des paroles aigres, ce n’est qu’un souffle aigre, et un souffle aigre n’est qu’une haleine aigre, une haleine aigre est dégoûtante ; je m’en irai sans votre baiser.

BÉNÉDICK. — Vous avez détourné le mot de son sens naturel, tant votre esprit est effrayant ! Mais, pour vous dire les choses sans détour, Claudio a reçu mon défi ; et, ou j’apprendrai bientôt de ses nouvelles, ou je le dénonce pour un lâche. – Et vous, maintenant, dites-moi, je vous prie, à votre tour, laquelle de mes mauvaises qualités vous a rendue amoureuse de moi ?

BÉATRICE. — Toutes ensemble qui constituent un état de mal si politique qu’il n’est pas possible à une seule vertu de s’y glisser. – Mais vous, quelle est de mes bonnes qualités celle qui vous a fait endurer l’amour pour moi ?

BÉNÉDICK. — Endurer l’amour : bonne épithète ! Oui, en effet, j’endure l’amour, car je vous aime malgré moi.

BÉATRICE. — En dépit de votre cœur, je le crois aisément. Hélas ! le pauvre cœur ! si vous lui faites de la peine pour l’amour de moi, je lui ferai de la peine pour l’amour de vous, car jamais je n’aimerai ce que hait mon ami.

BÉNÉDICK. — Vous et moi, nous avons trop de bon sens pour nous faire l’amour tranquillement.

BÉATRICE. — Cet aveu n’en est pas la preuve : il n’y a pas un homme sage sur vingt qui se loue lui-même.

BÉNÉDICK. — Vieille coutume, vieille coutume, Béatrice ; bonne dans le temps des bons vieillards. Mais dans ce siècle, si un homme n’a pas le soin d’élever lui-même sa tombe avant de mourir, il ne vivra pas dans son monument plus longtemps que ne dureront le son de la cloche funèbre et les larmes de sa veuve.

BÉATRICE. — Et combien croyez-vous qu’elles durent ?

BÉNÉDICK. — Quelle question ! Eh ! mais, une heure de cris et un quart d’heure de pleurs : en conséquence, il est fort à propos pour le sage, si Don Ver[4] (sa conscience) n’y trouve pas d’empêchement contraire, d’être le trompette de ses propres vertus, comme je le suis pour moi-même : en voilà assez sur l’article de mon panégyrique, à moi, qui me rendrai témoignage que j’en suis digne. – À présent, dites-moi, comment va votre cousine ?

BÉATRICE. — Fort mal.

BÉNÉDICK. — Et vous-même ?

BÉATRICE. — Fort mal aussi.

BÉNÉDICK. — Servez Dieu, aimez-moi, et, corrigez-vous. Je vais vous quitter là-dessus, car voici quelqu’un de fort pressé qui accourt.

(Entre Ursule.)

URSULE. — Madame, il faut venir auprès de votre oncle : il y a bien du tumulte au logis, vraiment. Il est prouvé que ma maîtresse Héro a été faussement accusée ; que le prince et Claudio ont été grossièrement trompés, et que c’est don Juan qui est l’auteur de tout ; il s’est enfui ; il est parti : voulez-vous venir sur-le-champ ?

BÉATRICE. — Voulez-vous, seigneur, venir entendre ces nouvelles ?

BÉNÉDICK. — Je veux vivre dans votre cœur, mourir sur vos genoux, être enseveli dans vos yeux ; et en outre je veux aller avec vous chez votre oncle.

(Ils sortent.)


Scène III

L’intérieur d’une église. Don Pèdre, Claudio, précédés de musiciens et de flambeaux.


CLAUDIO. — Est-ce là le monument de Léonato ?

UN SERVITEUR. — Oui, seigneur.

CLAUDIO lisant l’épitaphe.

Victime de langues calomnieuses
Héro mourut, et gît ici.
La mort, pour réparer son injure,
Lui donne un renom qui ne mourra jamais.
Celle qui mourut avec honte
Vit, dans la mort, d’une gloire pure.

(Il fixe l’épitaphe.)

Et toi que je suspends sur son tombeau, parle encore à sa louange quand ma voix sera muette. — Vous, musiciens, commencez et chantez votre hymne solennel.

(Il chante.)

Pardonne, ô déesse de la nuit,
À ceux qui ont tué ta jeune vierge[5]
C’est pour expier leur erreur,
Qu’ils viennent avec des hymnes de douleur,
Autour de sa tombe.
Ô nuit, seconde nos gémissements !
Aide-nous à soupirer et à gémir,
Profondément ! profondément !
Tombeaux, ouvrez-vous, rendez vos morts,
Jusqu’à ce que sa mort soit pleurée,
Tristement, tristement.

CLAUDIO. — Maintenant, bonne nuit à tes os ! tous les ans je viendrai te rendre tribut.

DON PÈDRE. — Adieu, messieurs. Éteignez vos flambeaux ; les loups ont dévoré leur proie ; et voyez, la douce Aurore, précédant le char du Soleil, parsème de taches grisâtres l’Orient assoupi. Recevez tous nos remerciements, et laissez-nous : adieu.

CLAUDIO. — Adieu, mes amis : et que chacun reprenne son chemin.

DON PÈDRE. — Sortons de ces lieux : allons revêtir d’autres habits, et aussitôt nous nous rendrons chez Léonato.

CLAUDIO. — Que l’hymen qui se prépare ait pour nous une issue plus heureuse que celui qui vient de nous obliger à ce tribut de douleur !

(Ils sortent tous.)



Scène IV

Appartement dans la maison de Léonato. Léonato, Bénédick, Marguerite, Ursule, Antonio, le moine et Héro.


LE MOINE. — Ne vous l’avais-je pas dit, qu’elle était innocente ?

LÉONATO. — Le prince et Claudio le sont aussi : ils ne l’ont accusée que déçus par l’erreur que vous avez entendu raconter. Mais Marguerite est un peu coupable dans ceci, quoique involontairement, comme il le paraît par l’examen approfondi de cette affaire.

ANTONIO. — Allons, je suis bien aise que tout ait tourné si heureusement.

BÉNÉDICK. — Et moi aussi, étant autrement engagé par ma parole à forcer le jeune Claudio à me faire raison là-dessus.

LÉONATO. — Allons, ma fille, retirez-vous avec vos femmes dans une chambre écartée ; et lorsque je vous enverrai chercher, venez ici masquée. Le prince et Claudio m’ont promis de venir me voir, à cette heure même. – (À Antonio.) Vous savez votre rôle, mon frère. Il faut que vous serviez de père à la fille de votre frère, et que vous la donniez au jeune Claudio.

(Héro sort suivie de ses femmes.)

ANTONIO. — Je le ferai, d’un visage assuré.

BÉNÉDICK. — Mon père, je crois que j’aurai besoin d’implorer votre ministère.

LE MOINE. — Pour quel service, seigneur ?

BÉNÉDICK. — Pour m’enchaîner ou me perdre, l’un ou l’autre. – Seigneur Léonato, c’est la vérité, digne seigneur, que votre nièce me regarde d’un œil favorable.

LÉONATO. — C’est ma fille qui lui a prêté ces yeux-là, rien n’est plus vrai.

BÉNÉDICK. — Et moi, en retour, je la vois des yeux de l’amour.

LÉONATO. — Vous tenez, je crois, ces yeux de moi, de Claudio et du prince : mais quelle est votre volonté ?

BÉNÉDICK. — Votre réponse, seigneur, est énigmatique ; mais pour ma volonté, – ma volonté est que votre bonne volonté daigne s’accorder avec la nôtre, – pour nous unir aujourd’hui dans le saint état du mariage… Voilà pourquoi, bon religieux, je réclame votre secours.

LÉONATO. — Mon cœur est d’accord avec votre désir.

LE MOINE. — Et je suis prêt à vous accorder mon secours. – Voici le prince et Claudio.

(Entrent don Pèdre et Claudio avec leur suite.)

DON PÈDRE. — Salut à cette belle assemblée !

LÉONATO. — Salut, prince ; salut, Claudio. Nous vous attendons ici. (À Claudio.) Êtes-vous toujours déterminé à épouser aujourd’hui la fille de mon frère ?

CLAUDIO. — Je persévère dans mon engagement, fût-elle une Éthiopienne.

LÉONATO, à son frère. — Appelez-la, mon frère : voici le religieux tout prêt.

(Antonio sort.)

DON PÈDRE. — Ah ! bonjour, Bénédick. Quoi ! qu’y a-t-il donc pour que vous ayez aussi un visage du mois de février si glacé, si nébuleux, si sombre ?

CLAUDIO. — Je crois qu’il rêve au buffle sauvage. Allons, rassurez-vous, mon garçon, nous dorerons vos cornes, et toute l’Europe sera enchantée de vous voir, comme jadis Europe fut enchantée du puissant Jupiter, quand il voulut faire en amour le rôle du noble animal.

BÉNÉDICK. — Le taureau Jupiter, comte, avait un mugissement agréable ; apparemment que quelque taureau étranger de cette espèce fit sa cour à la vache de votre père, et que de cette belle union il sortit un jeune veau qui vous ressemblait beaucoup, car vous avez précisément son mugissement.

(Antonio rentre avec les dames masquées.)

CLAUDIO. — Je suis votre débiteur. – Mais voici d’autres comptes à régler. – Quelle est la dame dont je dois prendre possession ?

ANTONIO. — La voici, et je vous la donne.

CLAUDIO. — Eh bien ! alors elle est à moi. – Ma belle, laissez-moi voir votre visage.

LÉONATO. — Non, vous ne la verrez point que vous n’ayez accepté sa main en présence de ce religieux, et juré de l’épouser.

CLAUDIO. — Donnez-moi votre main devant ce saint moine. Je suis votre époux, si vous voulez bien de moi.

HÉRO, ôtant son masque. — Lorsque je vivais, je fus votre épouse ; et lorsque vous m’aimiez, vous fûtes mon autre époux.

CLAUDIO. — Une autre Héro !

HÉRO. — Rien n’est plus vrai. Une Héro mourut déshonorée ; mais je vis, et aussi sûr que je vis, je suis vierge.

DON PÈDRE. — Quoi, l’ancienne Héro ! Héro qui est morte !

LÉONATO. — Elle mourut, seigneur, mais tant que vécut son déshonneur.

LE MOINE. — Je puis dissiper tout votre étonnement. Lorsque la sainte cérémonie sera finie, je vous raconterai en détail la mort de la belle Héro : en attendant, familiarisez-vous avec votre surprise, et allons de ce pas à la chapelle.

BÉNÉDICK. — Doucement, doucement, religieux. – Laquelle est Béatrice ?

BÉATRICE. — Je réponds à ce nom. Que désirez-vous ?

BÉNÉDICK. — Ne m’aimez-vous pas ?

BÉATRICE. — Moi ! non, pas plus que de raison.

BÉNÉDICK. — En ce cas, votre oncle, et le prince et Claudio ont été bien trompés : ils m’ont juré que vous m’aimiez.

BÉATRICE. — Et vous, est-ce que vous ne m’aimez pas ?

BÉNÉDICK. — En vérité, non ; pas plus que de raison.

BÉATRICE. — En ce cas, ma cousine, Marguerite et Ursule se sont bien trompées : car elles ont juré que vous m’aimiez.

BÉNÉDICK. — Ils ont juré que vous étiez presque malade d’amour pour moi.

BÉATRICE. — Elles ont juré que vous étiez presque mort d’amour pour moi.

BÉNÉDICK. — Il ne s’agit pas de cela. – Ainsi, vous ne m’aimez donc pas ?

BÉATRICE. — Non vraiment ; seulement je voudrais récompenser l’amitié.

LÉONATO. — Allons, ma nièce ; je suis sûr, moi, que vous aimez ce gentilhomme.

CLAUDIO. — Et moi, je ferai serment qu’il est amoureux d’elle : car voici un écrit tracé de sa main, un sonnet imparfait sorti de son propre cerveau, et qui s’adresse à Béatrice.

HÉRO. — Et en voici un autre, écrit de la main de ma cousine, que j’ai volé dans sa poche et qui renferme l’expression de sa tendresse pour Bénédick.

BÉNÉDICK. — Miracle ! voici nos mains qui déposent contre nos cœurs ! – Allons, je veux bien de vous : mais, par cette lumière, je ne vous prends que par pitié.

BÉATRICE. — Je ne veux pas vous refuser. – Mais, j’en atteste ce beau jour, je ne cède que vaincue par les importunités ; et aussi pour vous sauver la vie : car on m’a dit que vous étiez en consomption.

BÉNÉDICK. — Silence : je veux vous fermez la bouche.

(Il lui donne un baiser.)

DON PÈDRE. — Eh bien ! comment te portes-tu, Bénédick, l’homme marié ?

BÉNÉDICK. — Je suis bien aise de vous le dire, prince : un collège entier de beaux esprits ne me ferait pas changer d’idées par ses railleries. Pensez-vous que je m’embarrasse beaucoup d’une satire ou d’une épigramme ? Non ; si un homme se laisse battre par des bons mots[6], il n’aura rien de beau sur lui. Bref, puisque j’ai tentation de me marier, je ne fais plus aucun cas de tout ce que le monde voudra en dire : ainsi ne me raillez jamais de tout ce que j’ai pu dire contre le mariage, car l’homme est un être changeant, et c’est là ma conclusion. – Quant à vous, Claudio, je m’attendais à vous rosser : mais en considération de ce que vous avez bien l’air de devenir mon parent, vivez sans blessure ; et aimez ma cousine.

CLAUDIO. — J’espérais que vous auriez refusé Béatrice ; et que j’aurais pu vous faire finir sous le bâton votre existence solitaire, pour vous apprendre à être un homme à deux faces ; ce que vous serez, sans contredit, si ma cousine ne veille pas sur vous de bien près.

BÉNÉDICK. — Allons, allons, nous sommes amis. – Un tour de danse avant d’être mariés, afin que nous puissions alléger nos cœurs et les talons de nos femmes.

LÉONATO. — La danse viendra après.

BÉNÉDICK. — Nous commencerons par là, sur ma parole. – Allons, musique, jouez. – Prince, vous êtes mélancolique : prenez-moi une femme. Il n’est point de bâton plus vénérable que celui dont la pomme est garnie de corne.

(Entre un messager.)

LE MESSAGER. — Seigneur, votre frère don Juan a été pris dans sa fuite, et une escorte de gens armés l’a ramené à Messine.

BÉNÉDICK. — Ne songez pas à lui jusqu’à demain : je vous donnerai l’idée d’une bonne punition pour lui. – Allons, flûtes, partez.

(On danse, ensuite tous sortent.)


  1. Proverbe ; le sens est sans doute : S’il est de mauvaise humeur, qu’il s’occupe à se distraire.
  2. Allusion profane au passage de l’Écriture (Genèse III), où il est dit que Dieu vit Adam quand il était caché dans le jardin, en même temps qu’à la conversation entendue par Bénédick.
  3. On connaît l’expression latine clypeum abjicere, pour rendre les armes.
  4. Don worm, le ver du remords.
  5. Virgin knight, chevalière vierge, selon Johnson, signifie pupille, élève, favorite ; selon Steevens, dans les siècles de la chevalerie, une chevalière vierge était celle qui n’avait pas encore eu d’aventures.
  6. Brain, cerveau et esprit, saillie, bon mot.