Beaumarchais, l’homme et l’œuvre

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Beaumarchais, l’homme et l’œuvre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 98 (p. 547-575).
BEAUMARCHAIS

L'HOMME ET L'OEUVRE.

I. Bibliographie des œuvres de Beaumarchais, par M. Henri Cordier. Paris, 1883 ; Quantin. — II. Beaumarchais, eine Biographie von Anton Bettelheim. Francfort-sur-le-Mein, 1886 ; Butter et Lœning. — III. Étude sur Beaumarchais, par M. de Lescure. Paris, 1887 ; Perrin. — IV. Beaumarchais, par M. Paul Bonnefon. Paris, 1887, aux bureaux de l’Artiste. — V. Histoire de Beaumarchais, par Gudin de la Brenellerie, mémoires inédits publiés sur les manuscrits originaux par M. Maurice Tourneux. Paris, 1887 ; Plon. — VI. Beaumarchais et ses œuvres, précis de sa vie et histoire de son esprit, par M. E. Lintilhac. Paris, 1887 ; Hachette.

Si Beaumarchais est le plus inégal et le plus mêlé de nos auteurs dramatiques, c’est aussi l’un des plus originaux et peut-être le plus amusant, dans ses œuvres comme dans sa vie. Il n’a donc cessé d’exciter l’intérêt du public et de ramener vers lui l’attention des biographes et des critiques. Son ami Gudin de la Brenellerie lui consacrait, le premier, une copieuse et complète histoire, longtemps inédite et récemment publiée, avec une sûre critique, par M. Maurice Tourneux. Ce livre est un des moins ennuyeux, entre les livres mal écrits, que le dernier siècle nous ait laissés. Gudin a connu son héros mieux que personne, et, en dépit d’une admiration sans réserves, il nous le fait bien connaître. S’il se trompe et nous trompe, c’est qu’il a été abusé lui-même ; mais ses erreurs sont aujourd’hui faciles à rectifier. Écrivain sans originalité, il se complaît dans les habitudes de son temps : sensiblerie, emphase, suffisance philosophique, nobles circonlocutions ; mais, par cela même, il marque avec précision une date de mauvais style dans l’histoire de la littérature française. Ce qu’Edmond About devait faire, en manière de plaisanterie, dans l’Homme à l’oreille cassée, pour le pathos du premier empire, Gudin le fait sérieusement, et avec la même perfection, pour celui du xviiie siècle. Au demeurant, c’est un esprit judicieux, malgré ses naïvetés prudhommesques ; un conteur agréable, malgré les plus inutiles, les plus verbeuses et les plus prétentieuses digressions ; un caractère intéressant et ferme, malgré des puérilités sottes, et tout cela passe dans son livre.

Beaucoup plus récemment, mis en possession des papiers personnels de l’un des hommes qui, la plume à la main, ont fait le plus de confidences sur eux-mêmes, L. de Loménie tirait un tel parti de cette bonne fortune, qu’à cette heure quiconque aborde le même sujet doit s’autoriser d’un nom qui se rappellerait tout seul comme un reproche, si on ne s’empressait de le prononcer comme un remercîment. M. d’Arneth expliquait ensuite, à l’aide des archives impériales de Vienne, un épisode aussi obscur que piquant dans la vie de notre auteur. Avec sa curiosité universelle, très largement informée, si elle n’est pas toujours bien clairvoyante, Edouard Fournier ajoutait quelques détails à ceux que l’on connaissait déjà. Au point de vue de la simple critique, Saint-Marc Girardin, Sainte-Beuve et Nisard, c’est-à-dire trois maîtres du genre dans la première moitié de notre siècle, portaient, sur sa valeur d’écrivain, une série de jugemens qui comptent parmi les meilleurs de ces excellens juges.

Enfin, tout près de nous, le mouvement d’études sur Beaumarchais recommençait de plus belle, et une série de travaux paraissait coup sûr coup. M. Henri Cordier nous donnait une première et exacte bibliographie de ses œuvres. M. E. Lintilhac, reprenant le travail de Loménie d’après les mêmes sources et, se piquant de mettre en lumière ce que, à tort ou à raison, son devancier avait oublié ou négligé, réussissait souvent à le rectifier en le complétant. L’Académie française faisait de Beaumarchais l’objet d’un concours dont M. de Lescure remportait le prix, avec un discours où se retrouve l’élégance habituelle de sa plume ; deux de ses concurrens, MM. Trolliet et Bonnefon, publiaient aussi tout ou partie de leurs essais. A l’étranger, un critique allemand, M. Bettelheim, lui consacrait un ouvrage de longue haleine où il profitait largement des travaux français, surtout de celui de Loménie, en y ajoutant le résultat de ses propres recherches en France et en Espagne.

L’abondance même de ces travaux m’est un prétexte et, s’il en est besoin, une excuse pour solliciter une fois de plus l’attention en faveur de Beaumarchais, car ils sont si nombreux qu’il en résulte un peu d’incertitude. Je viens de les lire ou de les relire, et je me suis demandé ce qu’on peut en tirer, au total, pour la connaissance de l’homme et de l’écrivain. Je voudrais donc tracer rapidement son image telle qu’elle ressort, à mes yeux, d’une enquête si longuement poursuivie par trois générations, et très différentes, de critiques et de biographes. J’avais un dernier motif pour entreprendre un pareil travail. Nous venons de traverser les fêtes du Centenaire, et, dans un dessein d’exaltation ou de dénigrement, les principaux résultats de la révolution française ont été mis en discussion. Beaumarchais est de ceux qui l’ont le plus activement préparée, et il mérite d’apporter sa part d’argumens dans le débat. Soucieux avant tout de littérature en un tel sujet, je n’abuserai pas de cette manière de voir ; mais je devais du moins l’indiquer et m’en autoriser.


I.

La physionomie de l’homme nous est connue surtout par la belle estampe d’Augustin de Saint-Aubin, d’après Cochin, un des petits chefs-d’œuvre de la gravure française au xviiie siècle. Toutefois, si l’on veut avoir une vive impression de ce que fut Beaumarchais, je conseillerais de la demander à une œuvre plus moderne, qui emprunte à son milieu un puissant effet. Je veux parler du buste qui se trouve au foyer public de la Comédie-Française. Malgré le redoutable voisinage de Houdon et de Caffieri, il frappe aussitôt l’attention. Le modèle a si bien servi l’artiste, les traits, le port, l’ajustement, ont un caractère si original que les plus distraits s’arrêtent et regardent.

Posée sur un corps svelte, que revêt un habit trop riche et plus convenable, semble-t-il, pour un financier que pour un homme de lettres, la tête se dresse, fière et droite, comme au bruit de quelque réflexion malsonnante. L’œil, bien ouvert sous un front large, les narines mobiles, la bouche ferme et dédaigneuse, tout semble répondre, avec une assurance voisine de l’effronterie : « Je suis de la maison, quoi qu’on dise. » Le premier aspect a donc quelque chose d’agressif. Si l’on regarde encore, l’impression se modifie en se complétant. Ces yeux sont pleins de vie, ces traits de finesse, et sur ces lèvres, où l’ironie voltige, la bonté se cache, prête à revenir. Assurément, l’homme dont voici l’image ne fut pas de la même espèce que ses voisins : Dancourt, large face de Crispin et de bohème, conservant le pli du masque comique ; Le Sage, observateur narquois, revenu des vaines ambitions, mais toujours très attentif ; J.-B. Rousseau, physionomie louche et fausse, comme le caractère de l’homme et le talent de l’écrivain ; Marivaux, peintre des élégances mondaines, rappelant, par sa toilette et son port de tête, les grâces apprêtées de son style ; Sedaine, honnête et sensible, naïvement amusé par son art ; de Belloy, « le poète citoyen, » à qui l’exploitation du patriotisme tint lieu de talent, tout ravi de son éphémère apothéose. On se doute que celui dont la manière d’être contraste si fort avec ce qui l’entoure ne fut pas seulement un homme de cabinet et de théâtre ; qu’il vécut pour l’action beaucoup plus que pour la littérature et poursuivit la fortune autant que la gloire ; que ses pièces, — car il en a fait, puisqu’il est là, — ne furent pas coulées dans un moule banal. Et lorsque, enfin, on lit le nom gravé sur le socle, non-seulement on n’éprouve pas la déception causée par bien des portraits, mais on trouve, au contraire, que la physionomie de l’homme répond entièrement à l’impression produite par ses ouvrages.

L’accord fut aussi complet entre le caractère de l’écrivain et l’esprit de son temps. Miroir fidèle et mobile, Beaumarchais refléta tout ce qui l’entourait en de vives et rapides images ; passionnant l’opinion, passionné par elle, il en recevait des impressions qu’il lui rendait aussitôt plus fortes et plus profondes. Sans être un Voltaire ou un Jean-Jacques, il termina leur œuvre ; il lança l’esprit du temps, d’une impulsion décisive, vers le but marqué par ses devanciers. De leurs prémisses, il tira des conclusions et, comme on l’a dit, « il appliqua les idées aux choses. » Ses confrères étaient bien de leur temps, eux aussi, mais ce n’étaient que des auteurs. Plus ou moins cantonnés dans leur profession, ils avaient un champ d’observation restreint, et, les yeux fixés sur des modèles mal compris, ils songeaient plutôt à égaler en imitant qu’à créer des modèles nouveaux. Beaumarchais, au contraire, homme universel, fit dans la littérature des incursions de conquérant, mais il ne s’y établit jamais à demeure. S’il imita, ce fut d’une manière originale et, puisant surtout dans son propre fonds, il mit au théâtre lui-même, ses aventures, les idées du jour. De cette poétique inconsciente, il tira des chefs-d’œuvre sans précédens.

Telle est la première idée qu’éveille la comparaison de son image avec le souvenir de ses écrits. Elle se complète et se précise à mesure que l’on pénètre dans l’histoire de sa vie, l’étude de son caractère et l’examen de ses œuvres. Ce mélange de vigueur intellectuelle et de relâchement moral, de lassitude et d’activité, d’enthousiasme et d’égoïsme, de scepticisme et d’illusions, qui constitue l’état d’esprit de la société française au xviiie siècle, se retrouve au complet dans la nature morale de Beaumarchais. Il traversa tous les étages de la société de son temps ; il appartint plus ou moins à tous les mondes. Non-seulement les idées de ses contemporains furent les siennes, mais son expérience très complète de la vie et la souplesse de son intelligence lui permirent de les amener à un degré de clarté dont seul, peut-être, il était capable. Enfin, ce n’était pas un Protée sans consistance, se transformant au gré du hasard et des milieux. Outre qu’une pareille souplesse serait déjà un caractère, il y joignait une originalité qui lui permit de rester lui-même au milieu de ses transformations.

Né le 24 janvier 1732 d’un père horloger, rue Saint-Denis, au cœur du Paris populaire, Pierre-Augustin Caron passe sa jeunesse « entre quatre vitrages » qui lui laissent voir tous les spectacles et entendre tous les bruits de la rue. Dans cette famille d’artisans, on trouve des goûts relevés et une culture intellectuelle très étendue. Sans mépriser un état qu’il regarde, au contraire, comme honorable entre tous, le père s’occupe de mécanique, et le bruit de ses talens va jusqu’en Espagne ; ses filles aiment les vers, font de la musique et jouent la comédie. Avec cela, une stricte probité et des mœurs très pures. Cette famille n’était pas alors une exception ; beaucoup d’autres lui ressemblaient : faut-il s’étonner qu’à la longue, en se comparant aux degrés supérieurs de la hiérarchie sociale, la bourgeoisie ait fini par souhaiter un rôle plus digne de ses vertus et de ses talens ? Le travail et l’épargne lui avaient donné la richesse ; le commerce et la finance étaient entre ses mains, et l’estime venait peu à peu à ces occupations longtemps méprisées. Mal gouvernée, cette bourgeoisie soutirait également dans ses intérêts et dans son amour de la justice. Elle discutait le pouvoir, mais avec plus de bon sens que les philosophes et les nobles. Malgré sa vieille humeur frondeuse, elle aurait voulu réformer sans détruire ; elle se croyait encore tenue au présent par des liens solides ; mais ces liens étaient usés et ses premiers mouvemens achèveront de les rompre.

Le « fils Caron » sera un jour l’interprète de ces aspirations encore confuses. En attendant, il ne tarda pas à sortir de la boutique paternelle, et il lui fut donné de faire de prés, avec des yeux très clairvoyans, la comparaison que les gens de sa classe faisaient de loin et par à peu près.

Dès l’âge de vingt-quatre ans, il avait accès à la cour, d’abord comme simple horloger ; puis, avec une industrie digne d’un Gourville, il devenait, dans le cercle de Mesdames de France, une sorte de « conseiller pour la musique. » L’influence des femmes fut considérable sur sa destinée. Dès la première jeunesse il avait joué près d’elles, au naturel, ce rôle de Chérubin, dont il fera la plus aimable de ses créations dramatiques. Ses bonnes fortunes d’adolescent étaient assez nombreuses et assez bruyantes pour que son père, qui conservait d’une origine protestante un tour d’esprit puritain, eût à se fâcher et dût même l’exiler quelque temps, tandis que ses sœurs, honnêtes et rieuses, tiraient vanité d’un frère aussi brillant. Par le mariage, sa première femme lui apportera le droit de s’appeler M. de Beaumarchais, une autre les premiers élémens de sa fortune, tandis qu’une ennemie fantasque sera sur le point de causer sa perte et qu’une protégée indolente, arrachée par lui aux persécutions d’un mauvais mari, lui vaudra les plus rudes attaques qu’il ait jamais subies. Entre temps, il aima beaucoup, ou, du moins, il fut très galant, à la fois sceptique et naïf, infidèle et tendre, positif sans grossièreté, professant que « toute femme vaut un hommage, » mais que « bien peu sont dignes d’un regret, » les prenant au sérieux néanmoins, indulgent pour leurs faiblesses, leur gardant toujours de la reconnaissance et jamais de la rancune, alternativement occupé à leur rendre service et à se défendre contre elles, habile enfin à ne pas les compromettre. Elles l’adoraient, même lorsqu’elles avaient à se plaindre de lui. Gudin porte à ce sujet un étonnant témoignage : « Il fut aimé avec passion de ses maîtresses et de ses trois femmes ; » et cet autre, qui n’est pas moins digne d’attention : « Il réconcilia plusieurs ménages et n’en brouilla aucun. » Au demeurant, depuis les princesses de théâtre jusqu’aux petites bourgeoises, depuis les grandes dames jusqu’aux bonnes fortunes de la rue, — qu’il eut le tort de prolonger beaucoup trop tard, — il leur dut le bonheur domestique, toutes les joies de la galanterie, du sentiment ou même de la passion, des occasions de gloire et de fortune ; il leur dut surtout une expérience du cœur féminin qui lui permit d’imaginer ces délicieuses figures de Rosine, de la comtesse Almaviva et de Suzanne, où la femme française du xviiie siècle revit avec un charme que Marivaux lui-même n’a pas mieux saisi.

Vif et exubérant, Beaumarchais porte son assurance trop au dehors. De là des jalousies et des épigrammes. Il répond vertement à celles-ci, méprise celles-là, déploie dans l’occasion une bravoure brillante et gaie qui ne l’abandonnera jamais, faisant aussi fière figure sur le terrain que dans un cercle de courtisans hostiles, et s'habituant, dans une série d’escarmouches heureuses, à prendre les grands seigneurs non pour ce qu’ils semblent être, mais pour ce qu’ils sont. Il y joint un clair bon sens, un esprit de décision, et, comme il le dit lui-même, « un instinct de raison juste et net qui le saisit dans le danger, lui fait former un pronostic rapide sur l’événement qui l’assaille et le conduit toujours au meilleur parti qu’il faut prendre. » Avec le courage, la gaîté est déjà le trait essentiel de son caractère, en attendant qu’elle soit sa muse, une gaîté qui laisse place à des accès de mélancolie rêveuse, avec une sensibilité vive, facile et superficielle qui l’égaiera souvent, dans sa vie comme dans ses œuvres. La poésie élevée et l’idéal lui manquent, mais jamais esprit ne fut plus souple, plus pratique et plus avisé, avec une sorte d’ivresse légère qui le transporte et l’excite. Nature pleine de contrastes, à la fois épicurienne et stoïque, franche et rouée, mélange de don Juan et de Grandison, faite pour l’action et le plaisir, aussi à l’aise dans la défaite que dans la victoire, douée d’une intensité de vie que l’histoire d’aucun écrivain n’offre à un pareil degré.

Le premier service que lui rendent sa faveur et son aisance mondaine est de l’introduire dans la finance. Il oblige un homme qui remue des millions : quelle aubaine pour lui ! Car il aime l’argent. Non pour des satisfactions de luxe ou de vanité : s’il le dépense royalement, il sait, quand il le faut, porter gaîment la misère ; mais comme la plus puissante des armes, le levier universel. En cela, non-seulement il est de son siècle, mais il le devance. Le voilà donc spéculateur, et il le demeura toute sa vie, tour à tour marchand de forêts, de livres, de fusils, armateur et commissionnaire, prêteur et banquier ; il voudra même un instant, malgré l’affectation d’une philanthropie sujette à de singulières défaillances, perfectionner la traite des nègres. Cette préoccupation de l’argent, il la portera jusque dans la littérature ; il aura le premier la conviction nette que la propriété littéraire est une propriété, et que la gloire ne perd rien à savoir s’administrer. Sachons-lui gré d’une audace en faveur de laquelle, un siècle auparavant, Boileau plaidait les circonstances atténuantes. Pour un écrivain, ne dépendre que de ses œuvres, c’est l’indépendance, par suite la dignité ; si Beaumarchais ne sut pas toujours conserver ces biens précieux, il les assura du moins à ses successeurs.

Combien d’autres, une fois riches, — et il le fut de bonne heure, — n’auraient songé qu’à jouir tranquillement des faveurs du sort ! Il n’est pas l’homme de « cette philosophie médiocre. » Il n’aime pas seulement l’action, mais le bruit ; il veut entendre autour de son nom comme une rumeur continuelle. Enfin, il a ou croit avoir tous les talens, et il prétend les exercer tous. Or, au temps où il vit, entre les diverses sortes de gloire, celle du théâtre est la plus enviée. Dans ce Paris amoureux de spectacles, elle passionne toutes les classes ; chaque soir la rajeunit et la renouvelle ; on n’est un homme connu qu’après avoir fait une tragédie.

Mais si la tragédie conserve encore son rang dans la hiérarchie des genres, on commence à la discuter ; on vante une forme plus large et plus souple, le drame, qui mêle le rire aux larmes et admet toutes les conditions au privilège d’attendrir. Il y a, dans ces idées de Diderot, de quoi tenter un esprit aventureux ; Beaumarchais compose donc Eugénie, puis les Deux Amis, en reprenant, dans une longue préface, — étonnant mélange d’esprit pratique et d’utopie, avec plus de celle-ci que de celui-là, — la thèse soutenue par hauteur du Père de famille. Et, comme il ne peut se dispenser de mêler à toutes ses œuvres un peu de son histoire, Eugénie met en action les souvenirs amplifiés et embellis d’une délicate allaire de famille qu’il était allé poursuivre jusqu’en Espagne ; les Deux Amis sont empruntés à son expérience des affaires d’argent. La première des deux pièces réussit à moitié, la seconde échoue, mais toutes deux font retentir le nom de l’auteur. Ainsi le but est en partie atteint, la voie préparée, et tout ce qui sortira de la même plume soulèvera désormais une grande attention.

Cet ami de la gloire bruyante va, du reste, être servi à souhait, beaucoup mieux même qu’il ne l’eût désiré ; et il n’aura pas trop de tout son courage et de tous ses talens pour ne pas succomber dans la terrible aventure qu’une misérable chicane d’héritier lui prépare. Les calomnies, les dénonciations pleuvent sur lui ; et, tandis qu’il se défend en désespéré, une querelle avec un grand seigneur, le duc de Chaumes, le fait jeter en prison, au mépris de toute justice, car le duc a tous les torts. Libre enfin, il se voit déshonoré et ruiné par les intrigues de M. de La Blache, autre grand seigneur, et les conclusions de Goezman, magistrat inaccessible aux plaideurs pauvres ou médiocrement généreux. Triste complément de son expérience de Versailles : du même coup, il n’a plus rien à apprendre sur la noblesse et il fait connaissance avec la justice des parlemens. Tout autre fût resté écrasé : il se redresse et entame une halte sans merci avec ceux qui veulent le perdre. Seul, il tient tête à un corps dont la redoutable organisation et les habitudes barbares ont de quoi faire trembler. Sans autre ressource que la plume, privé du prestige de l’éloquence parlée, il oblige la raison d’état à céder devant son droit. On s’efforce à le déshonorer ; il répond en démasquant ses adversaires, les frappe au visage et les montre ridicules ou odieux. Le courage n’aurait pas suffi dans cette lutte effrayante, il y fallait de l’héroïsme : à l’héroïsme il ajoute le génie, et, par ses Mémoires, se révèle grand écrivain.


II.

Pour trouver à ces Mémoires un terme de comparaison, on s’adresse d’habitude aux Provinciales et l’on va jusqu’à les leur égaler. C’est leur faire un excès d’honneur, car il y a des rangs même parmi les chefs-d’œuvre. Malgré des ressemblances sur lesquelles je reviendrai, les deux livres ne diffèrent pas moins que les deux auteurs : Pascal, âme ardente et droite ; Beaumarchais, tête fumeuse et compliquée. Tous deux furent spirituels et habiles, mais l’esprit de l’un n’était que l’ironie d’une raison supérieure, son habileté qu’une forme de la droiture ; l’autre plaisantait d’une façon qui eût indigné Pascal, il y avait de l’équivoque dans sa dialectique, et, luttant contre des fourbes, il ne s’interdisait pas de les battre avec leurs propres armes. Pascal n’avait d’intérêt personnel dans le débat qu’un attachement passionné pour ses croyances, il était l’homme d’un parti ; mais, outre qu’un parti est plus qu’un homme, le sien croyait confondre dans sa cause les plus chers intérêts de l’humanité. Beaumarchais ne défendait que lui-même, et, au fond, de quoi s’agissait-il dans son procès ? De quelques louis offerts par un plaideur à la femme d’un magistrat, avec l’espoir secret que le magistrat en saurait gré au plaideur. Mais il manœuvra si bien que le principal de la cause n’en fut bientôt plus que l’accessoire ; dans ce misérable débat, il sut engager la dignité du premier corps judiciaire de France, et l’intérêt supérieur de tous les Français à obtenir justice.

Le seul procédé de Pascal où l’on puisse voir une tactique, ce fut de déplacer le tribunal dont ses amis étaient justiciables et de porter la cause devant tous ceux que l’on appelait alors « les honnêtes gens.. » C’est en cela, et en cela seulement, que Beaumarchais lui ressemble tout à fait. Peut-être dût-il à son illustre devancier l’idée de cette manœuvre ; peut-être aussi lui vint-elle par le seul effet d’une situation à ce point compromise que, faute de couvrir son intérêt de l’intérêt général et de le renouveler en l’élargissant, il était perdu, sans ressources : le parlement tenait à le condamner, et le public ne tenait pas encore à ce qu’il fût absous.

Il fallait d’abord rendre la cause attachante, et ce n’était pas facile. Où pouvait se prendre la curiosité dans une ennuyeuse complication de chicanes ? Beaumarchais eut l’art de transformer ses adversaires et lui-même en acteurs d’une vraie comédie et de faire désirer le dénoûment de la pièce avec passion. Sa prompte intelligence s’était vite orientée dans les obscurités de la procédure ; mais il dissimula sa science avec autant de soin que d’autres en eussent mis à l’étaler, et, abandonnant le grimoire à ses adversaires, il s’attacha de tout son pouvoir à être clair. Le public une fois alléché et retenu par son plaisir même, il lui fit comprendre que cette cause était celle de tous, car chacun a plaidé, plaide ou peut plaider un jour.

Que de surprise et de colère à mesure qu’avançait l’étonnante représentation ! On savait bien, depuis Rabelais et Racine, que magistrats et gens de loi, tantôt grotesques, tantôt sinistres, étaient souvent très dangereux ; mais, en somme, Grippeminaud comme Dandin, figures imaginaires, enlaidies à plaisir. Ici, au contraire, des personnages vivans, plus ridicules que toutes les inventions de la comédie et de la satire, plus dénués encore de pudeur et d’honnêteté. Et quels procédés que les leurs ! Quel odieux mélange de cruauté et de perfidie ! L’effet était d’autant plus grand, que le courageux plaideur observait une convenance exemplaire. Au lieu d’invectiver ses juges, il leur portait des coups terribles avec les marques du plus profond respect. Son attitude, enfin, achevait de lui concilier la sympathie. La plupart des accusés ne trouvent guère que deux moyens de défense : la violence qui indispose, l’humilité qui répugne. Tranquille et souriant, ferme sans bravade, Beaumarchais, dans cette poursuite déshonorante, sauvegardait sa dignité. Les formes surannées et la solennité barbare de l’appareil judiciaire, il n’y voyait qu’un utile décor pour la mise en scène de sa pièce, et il en tirait le pathétique ou le comique latent.

Comme le moi est monotone, et que l’intérêt se retire vite de qui prétend l’accaparer, il se gardait bien de rester au premier plan. Après un monologue, où il avait donné seul, il présentait sa famille en un groupe sentimental, tel que Greuze aurait pu le disposer : au centre, son père, respectable vieillard, qui s’étendait avec effusion sur les mérites de son fils ; ses sœurs, courageuses filles, qui, paraît-il, le secondaient dans la lutte. On s’aimait vraiment beaucoup dans cette famille, et il faut reconnaître à Beaumarchais presque toutes les vertus de l’homme privé. Les adversaires défilaient ensuite : à la cantonade, le conseiller Goezman, invisible et présent, couvert par son titre, semblait-il, en réalité le plus maltraité de tous ; le gazetier Marin, Provençal infatué, auquel manquait le sens du ridicule et d’autant plus comique, car, en faisant éclater le rire, il continuait à s’admirer ; Lejay, petit marchand de Paris, affolé de terreur, essayant de se tirer d’affaire par des témoignages de complaisance et n’arrivant qu’à se compromettre encore plus ; le grand cousin Bertrand, niais et colérique ; Baculard d’Arnaud, sensible et perfide, solennel et sot, dévoré de jalousie ; enfin Mme Goezman, jeune femme coquette et mobile, hors d’elle pour une épigramme, calmée par le moindre compliment, tantôt effrontée, tantôt tremblante, oubliant la gravité de la situation pour faire des grâces, menaçant, au début d’un interrogatoire, d’arracher les yeux à Beaumarchais, et, à la fin, acceptant la main qu’il lui offrait pour la reconduire. Ces êtres, pris dans l’ordinaire de la vie, sans grande originalité naturelle, étaient marqués dès lors d’un signe inoubliable : ils passaient au rang de types.

Élevé à cette puissance, le talent d’observer et de peindre devient celui de créer, c’est-à-dire la qualité maîtresse de l’auteur dramatique. Gêné par des théories excessives ou fausses, Beaumarchais avait échoué au théâtre ; l’expérience sincère et l’observation sans parti-pris lui donnèrent ce qui lui manquait à ses débuts. Lorsqu’il abordera de nouveau la scène, il devra le meilleur de son succès à la reprise des moyens employés dans l’affaire Goezman.

S’il se montrait auteur dramatique par le don de créer des personnages, il ne l’était pas moins dans l’art de les faire parler. Certains passages des Mémoires sont des scènes de comédie toutes faites ; ainsi la grande confrontation avec Mme Goezman : tout le reste y converge ou en découle, et, comme dans une pièce bien conduite, cette scène explique, résume ou prépare tout ce qui précède et tout ce qui suit. Enfin, le style est déjà celui du théâtre ; il suffira de le serrer un peu et de l’émonder çà et là pour l’y approprier exactement. Car s’il ne lui reste plus rien à gagner comme éclat et souplesse, il y a excès de verve, de la pétulance, une gaîté qui s’enivre d’elle-même. On voit que l’inspiration arrive tumultueuse et que l’auteur ne se donne pas la peine de choisir dans le flux des pensées et des mots. Plusieurs pages sont, visiblement, très travaillées : ce sont les meilleures ; d’autres ont coulé de source, et le jet exubérant n’en est pas très pur. Parfois les défauts du temps apparaissent, ainsi l’emphase et la sensibilité déclamatoire. Ailleurs, c’est l’auteur lui-même qui met trop de son caractère dans son style. Il a des insolences de page incapable de tenir sa langue, des effronteries de valet comique, des bouffées de satisfaction personnelle dont la bonne humeur ne sauve pas la fatuité.

Mais il a tant d’esprit, et de tout genre ! Esprit de mots, de situation et de caractère ; esprit d’une forme toute nouvelle, reprise au point où Voltaire l’avait laissée, avec ce tour net, rapide et incisif, qui, grâce à tous deux, est devenu de plus en plus l’expression favorite de l’humeur nationale. Et cet esprit, il le prodigue avec tant d’à-propos ! Sa gaîté est si naturelle et si franche, son expression si vive, si neuve, parfois colorée d’images si pittoresques ! Un torrent de verve et d’éloquence, qui va jusqu’au lyrisme de l’esprit et de la gaîté, emporte les défauts ; on ne les trouve qu’en les cherchant ; au contraire, les qualités de premier ordre frappent et séduisent dès l’abord. Beaucoup étaient sans exemple avant lui. Sa rhétorique a des effets neufs et puissans que Démosthène ou Cicéron lui eussent enviés ; ainsi la fameuse prière, où, faisant l’énumération de ses ennemis, une même formule lui suffit pour les écraser l’un après l’autre. Quant à l’invention, il n’y en eut jamais d’aussi fertile en un sujet plus restreint. De mémoire en mémoire, la matière, toujours la même, semble renouvelée ; il y a progression d’intérêt comme d’éloquence, et le dernier est, sans contredit, le plus attachant. C’est là qu’une allusion perfide à son voyage d’Espagne lui fournit le prétexte de le raconter lui-même, et d’en faire non. plus une comédie, mais un drame, où parlent et agissent avec l’éloquence de la passion sa sœur Marie-Louise et lui-même, protecteur de l’innocence abusée, vaillant dans la lutte, généreux dans la victoire. Terminer de la sorte était une suprême habileté, car l’arrêt allait être rendu et l’homme qui avait joué un si beau rôle ne pouvait plus, décidément, être traité comme un plut fripon, et un simple intrigant par ceux, qui avaient le plus d’intérêt, à le présenter comme tel.


III

L’effet de cette éloquence ne fut pas seulement littéraire. Si, en parlant au seuil du prétoire la langue de Voltaire échauffée par la flamme de Rousseau, les Mémoires contribuèrent à en chasser l’emphase et le pathos, ils eurent de plus graves conséquences, présentes ou lointaines, funestes ou heureuses. Ils achevèrent de discréditer le parlement Maupeou, mais ils ruinèrent le respect de la justice, déjà bien ébranlé. Les anciens magistrats avaient applaudi aux coups dirigés contre des intrus, sans prévoir qu’eux-mêmes, le jour où ils remonteraient sur leurs sièges, en trouveraient la dignité avilie. Ils voudront reprendre et continuer leurs rôles au point où la révolution de 1771 les avait obligés à quitter la scène, c’est-à-dire revendiquer contre un pouvoir absolu des attributions dont l’exercice était un non-sens, puisqu’ils les tenaient de ce pouvoir même ; ils espéreront entendre encore les acclamations populaires qui les accompagnaient jadis aux lits de justice. Mais l’opinion ne verra plus en eux que les arbitres des plaideurs, et de mauvais arbitres. Parmi ceux qui demanderont bientôt la destruction des anciens parlemens, combien avaient désappris, en lisant Beaumarchais, le respect de la magistrature ! En revanche, après ces retentissans débats, la lumière portée à fond dans l’antre de la chicane avait éclairé les vices de la procédure et montré la nécessité des garanties dont les codes de la révolution s’efforceront d’entourer l’accusé, le plaideur et le magistrat. Comme l’a dit justement Saint-Marc Girardin, ces « modèles de plaisanterie et d’éloquence » contiennent à chaque instant « le germe de quelques-uns des grands principes de justice ou d’humanité, qui depuis ont passé dans les lois. »

Pour l’auteur, l’admiration fut unanime, et le triomphe éclatant. Qu’importait le blâme infligé ! Perdu devant le parlement, le procès était gagné devant L’opinion. Elle avait un moment abandonné Beaumarchais, elle lui revint avec une fureur d’enthousiasme ; elle vit en lui « l’homme de la nation, » celui qui incarnait en sa personne les griefs et les droits de ses concitoyens. Un prince du sang, de grands seigneurs, aussi aveugles que les anciens parlementaires, applaudissaient comme eux. Le bruit fut tel que Voltaire s’inquiétait à Ferney de cette explosion de gloire et remarquait, non sans dépit, qu’il n’y avait pas là de quoi faire oublier Mérope.

Il pouvait se rassurer : Beaumarchais atteignait l’apogée de la faveur. Malgré de nouveaux triomphes et d’éclatans retours de gloire, l’auteur des Mémoires ne devait plus connaître l’unanimité d’admiration qui se fit un moment autour de lui. Il avait alors quarante-deux ans, un âge critique pour les natures comme les siennes, où de graves défauts se mêlent à de rares qualités. À cet âge, en effet, l’équilibre jusqu’alors maintenu se rompt souvent et l’on verse du côté où l’on penche. Grisé par le succès, il compta trop sur lui-même et voulut trop entreprendre. Son activité va devenir agitation, son audace effronterie, sa souplesse intrigue pure. Jusqu’à présent nous n’avons vu en lui qu’un ambitieux très remuant, mais dont les talens égalent l’ambition ; désormais, nous aurons affaire à un aventurier, qui usera largement des libertés familières à ses pareils.

Passe encore pour la mission secrète en Angleterre qu’il obtient de Louis XV dans l’intérêt de Mme Dubarry. Le blâme qui l’avait frappé emportait des conséquences légales très gênantes, et la faveur royale pouvait seule lui frayer les voies de la réhabilitation. Pour gagner cette faveur, il négocie avec un entrepreneur de chantage, Théveneau de Morande, et il va être payé de ses peines, lorsque meurt son royal créancier. Il est moins facile de mériter les bonnes grâces du nouveau roi, qui n’a pas de favorites. Cependant, la jeune reine, entourée de haines ardentes, est calomniée avec fureur ; et le roi entend parler d’un nouveau Morande, le juif Angelucci, entre les mains duquel il faut arrêter au plus tôt un pamphlet contre la reine. Cet Angelucci, à vrai dire, semble bien n’avoir jamais existé ; Beaumarchais l’aurait inventé pour les besoins de sa cause, et les efforts récens de M. Lintilhac afin de l’innocenter sur ce point n’apportent guère d’autre preuve que la sympathie du critique pour son auteur. Alors, commence un roman d’aventures, ou plutôt une audacieuse mystification, qui nous montre Beaumarchais passant de France en Angleterre, d’Angleterre en Hollande, traversant toute l’Allemagne à la poursuite de son énigmatique Angelucci, enfin venant échouer dans les prisons de Vienne, après avoir, dit-il, échappé par un miracle d’héroïsme et de sang-froid à une attaque de brigands soudoyés. On se rappelle l’étonnante histoire contée au chevalier de Grammont par son courrier, l’ingénieux Termes : le sable mouvant près de Calais, le cheval enlisé, le porte-manteau englouti, etc., et l’on s’étonne que M. de Vergennes, diplomate et ministre, ait été plus crédule que le chevalier. Le ministre autrichien Kaunitz ne fut pas d’aussi bonne composition ; l’étrange courrier de cabinet qu’était Beaumarchais lui apparut sous son vrai jour : il ne vit en lui qu’un valet de l’ancien répertoire, et le traita simplement de « drôle. » Les protestations indignées de Beaumarchais et de plusieurs de ses biographes ne peuvent faire que ce terme énergique ne soit, dans le cas présent, d’une exacte justesse. A partir de ce moment, il devient difficile de prendre Beaumarchais au sérieux. On peut tout au plus faire observer que, si le caractère de l’homme est entamé par ces louches aventures, l’auteur du Barbier de Séville y a complété l’expérience nécessaire pour imaginer Figaro. Mais, comme il dut y perdre ce qui lui restait encore de respect pour les puissances ! La noblesse et la magistrature lui inspiraient haine et mépris ; va-t-il maintenant aimer la royauté ? Louis XVI ne pouvait compter ni sur la reconnaissance, ni sur l’estime de son agent : l’homme avili par certaines besognes rend à celui qui les commande le mépris qui les fait commander : « Tenez, monsieur, dira Figaro, n’humilions pas l’homme qui nous sert bien, crainte d’en faire un mauvais valet. » Cependant, le plus mauvais pas est franchi dans l’histoire de Beaumarchais ; en avançant, on pourra s’étonner et sourire : il n’y aura guère à s’indigner ; malgré l’éternelle poursuite de l’argent, la plupart de ses actions vont être avouables, plusieurs généreuses. La considération lui manquera toujours aux plus beaux momens de sa gloire, il laissera souvent prise à la médisance, sinon à la calomnie, mais il ne leur donnera que rarement raison.

Lorsqu’éclate la guerre d’Amérique, il s’avise qu’il y a là matière à des opérations aussi libérales que fructueuses. Il les conçoit sur un plan grandiose et se procure deux rois comme bailleurs de fonds, celui de France et celui d’Espagne. Il équipe de véritables flottes, contribue aux victoires du comte d’Estaing, amasse une fortune énorme, la perd, en regagne une partie. Le tout, pour n’obtenir des hommes d’état de Philadelphie qu’une parfaite ingratitude. Mais cela ne le corrigera ni du goût des spéculations, ni de celui des entreprises à effet. Après les insurgés d’Amérique, il offrira ses talens à son propre pays, et la dernière affaire qu’il entreprendra pour la poursuivre avec une obstination tantôt admirable, tantôt folle, ce sera une fourniture de fusils aux armées de la Convention.

Si la comédie exige de ceux qui veulent amuser leurs semblables d’avoir beaucoup vu et beaucoup appris, personne n’y était mieux préparé que Beaumarchais lorsqu’il l’aborda entre son retour d’Allemagne et le début de ses affaires d’Amérique. Où trouver une expérience plus complète que la sienne, une connaissance plus universelle des hommes et de la vie ? Il mena tout de front : équipement de vaisseaux, composition de pièces, relations laborieuses avec les comédiens et le pouvoir. Car il eut certainement plus de peine à se faire jouer qu’à écrire. Sa première comédie existait en projet depuis plus de dix ans. En 1765, à la suite du voyage en Espagne, il s’était proposé de révéler à ses compatriotes, sous forme d’opéra-comique, les mœurs originales, les costumes pittoresques et la musique animée des Espagnols. Cet opéra fut médiocre, et les comédiens italiens s’empressèrent de le refuser. Alors, n’en conservant que les noms et les costumes, il en revêtit, comme d’un joyeux déguisement, des mœurs et des caractères français. Ne regrettons pas qu’il ait si vite abandonné son projet primitif : les deux comédies que nous valut ce renoncement étaient destinées à une brillante carrière musicale. Le divin Mozart, du vivant de Beaumarchais, et Rossini moins de vingt ans après sa mort en tiraient deux chefs-d’œuvre, l’un de tendresse et de grâce, l’autre de verve et d’esprit. Chefs-d’œuvre inséparables de ceux qui les ont provoqués : malgré les vers des librettistes, les mélodies allemande et italienne ne cessent plus d’accompagner la prose de Beaumarchais, et la phrase française chante et rit à travers les deux partitions. Il est rare pourtant que ces adaptations de comédies ou de drames en livrets d’opéra réussissent tout à fait. Dans le cas présent, Beaumarchais semblait avoir pressenti et préparé, par une parenté de nature, sinon Mozart, du moins Rossini. L’esprit français se mariait à l’ironie italienne avec autant d’aisance que si le rythme vif et rapide de la prose de Beaumarchais avait été conduit, dès l’origine, par une sorte d’instinct, qui prévoyait l’intervention prochaine de la musique ; l’écho des sérénades entendues à Madrid y résonnait en sourdine et s’y jouait comme un orchestre invisible. Quant à Mozart, il s’est servi de Beaumarchais comme d’un prétexte pour évoquer, avec son âme rêveuse et passionnée, une sorte d’amour que l’esprit français sentait et connaissait déjà, puisqu’il avait Racine, mais qui manquait au XVIIIe siècle et qui, désormais, se répandra largement à travers la littérature et l’art de notre pays.


III

Enfin le Barbier de Séville parut devant le public parisien le 23 février 1775 ; date encore plus importante dans l’histoire de notre théâtre que dans celle de Beaumarchais, presque aussi digne d’être retenue que celle du Cid ou d’Hernani. Ce jour-là vit surgir, en effet, plus qu’un chef-d’œuvre comique, plus que le brillant tableau de toute une société : la comédie elle-même entrait dans une nouvelle voie.

Au premier abord, on pourrait s’y tromper. Ce qui frappe avant tout, ce sont les réminiscences de l’ancien théâtre, dont la nouvelle pièce est remplie. Les contemporains y signalaient l’intrigue d’un opéra-comique de Sedaine : On ne s’avise jamais de tout. Ils auraient pu remonter plus haut et retrouver dans Molière, avec les personnages de la nouvelle pièce, la vieille histoire qui en fait le sujet. L’École des Femmes surtout était mise à contribution. Horace n’a fait qu’échanger son brillant habit de cour contre le costume noir du bachelier Lindor ; Bartholo, c’est Arnolphe sous le manteau de médecin espagnol ; Agnès porte la mantille et s’appelle Rosine. Mais, avec la tendresse de l’amoureux, nous retrouvons l’égoïsme, la suffisance, l’humeur rogue du tuteur, et, si la rouerie inconsciente de l’ingénue s’est bien aiguisée, c’est le même charme de jeunesse, le même élan vers l’amour. Quant au barbier qui mène l’intrigue, il est partout dans Molière : Mascarille l’a devancé, surtout Hali, du Sicilien, cette délicieuse petite pièce, où l’on pourrait signaler encore deux des plus amusantes idées scéniques du Barbier de Séville : la conversation du premier acte sous le balcon et celle du troisième entre les deux amoureux au nez du tuteur distrait ; et ici un peu du Malade imaginaire, la leçon de chant, vient compléter le Sicilien. Avec Agathe des Folies amoureuses, Regnard a fourni plusieurs traits de Rosine ; Marivaux, avec Trivelin, de la Fausse suivante, quelques-unes des meilleures répliques de Figaro. Les souvenirs de Le Sage, — qui, chose, amusante, a mieux peint l’Espagne sans l’avoir vue, que Beaumarchais, qui l’avait habitée, — sont partout dans le caractère de Figaro. Enfin, il n’est pas jusqu’à Boursault qui, dans son Mercure galant, n’ait offert l’excellent modèle de La Rissole au comte Almaviva déguisé en soldat.

Ressemblances de l’orme ; au fond, tout est changé, surtout dans les deux caractères principaux, le valet et le maître. Le valet de Molière prenait son temps et son sort comme ils étaient ; dans ses heures de raisonnement, il n’exprimait ni rancunes, ni espérances subversives. Il avait conscience de sa supériorité, mais il n’insinuait pas qu’un renversement des conditions serait souhaitable et conforme à la justice. On le battait souvent, on l’envoyait aux galères dans l’occasion, on le pendait quelquefois ; mais il admettait tout le premier que le bâton, la rame et la potence étaient faits pour les Mascarilles, qu’il y avait entre ces choses et lui un rapport nécessaire, fondé sur le droit et la tradition. En revanche, il lui semblait légitime de faire tout son possible, d’abord pour les mériter, ensuite pour les éviter. Son destin, après tout, en valait bien un autre : ne lui donnait-il pas une liberté souveraine malgré sa dépendance, les bénéfices de l’état de guerre, le droit à la paresse, l’imprévu, la fantaisie ?

Figaro n’en juge pas de la sorte. La familiarité qu’on lui témoigne, les libertés qu’on lui permet, il en use pour dire son avis sur les injustices de ce monde. S’il est valet, c’est qu’une société mal faite ne lui laisse pas d’autre usage de ses talens, et il donne à entendre non-seulement qu’il est à la hauteur de tous les emplois, mais encore qu’il n’y a pas dans son maître l’étoffe d’un valet comparable à lui-même. Il espère bien que les choses ne seront pas toujours ainsi, et alors on verra ce qu’il sait taire ! Ne lui objectez pas l’inégalité fatale des conditions humaines : il a lu le Contrat social, et il n’admet ni droits héréditaires, ni hiérarchie fondée sur le privilège : place au mérite personnel ! En attendant que s’établisse la société nouvelle, il profite du temps présent ; il flatte les passions de son maître et se fait payer à son prix, c’est-à-dire très cher. L’argent, voilà son dieu : il le dit, il le répète, il le proclame.

On explique d’ordinaire cette différence entre Mascarille et Figaro par cette raison que le premier ignorait l’histoire de sa race et que le second la connaît au mieux. Héritier de ces esclaves et de ces vilains, de tous ces fils du peuple, joyeux dans la servitude, qui peuplent la comédie grecque et latine, les fabliaux et les farces du moyen âge, le théâtre du XVIIe siècle, sans parler du Panurge de Rabelais, Figaro exerce, dit-on, les revendications légitimes de l’esprit humilié. Gardons-nous de compliquer à l’excès un personnage qui n’est déjà pas trop simple. Par cela seul qu’il est le dernier des valets, Figaro est leur héritier légitime ; mais il représente surtout Beaumarchais lui-même ; il le représente même trop, car, valant moins que lui, il le calomnie quelquefois par cette ressemblance. Au demeurant, la plupart des traits ironiques du barbier contre les injustices du sort sont empruntés aux diverses mésaventures de Beaumarchais. Presque toujours, dans ces accusations générales, il y a un grief personnel. Mais, ici encore, nous retrouvons la grande habileté des Mémoires : ces griefs sont présentés de telle façon qu’ils sont plus ou moins ceux de tout le monde, et cela suffit pour que chacun applaudisse avec transport. Figaro, du reste, est plein d’esprit et de gaîté, aimable et sensible, insouciant et brave ; toutes qualités propres à l’auteur, mais dans lesquelles ; un spectateur français se reconnaîtra toujours.

Comme valets et maîtres sont dans un rapport nécessaire, le comte Almaviva explique et rend possible Figaro. Il tient au passé par des racines encore plus profondes et a pour ancêtres tous ceux qui, dans la suite des temps, s’attribuèrent un privilège de richesse et de domination, fonde sur le droit historique et sur la force, il arrive au moment où ce privilège est ruiné par la discussion ; il le sent et il en prend son parti. Toutefois, il n’est pas éloigné de croire que le moindre effort de volonté lui suffirait pour retenir tout ce qui lui échappe. De là bien des contradictions dans ses actes et ses paroles. Tout à l’heure, il permettait à « mons Figaro » des réflexions très agressives ; maintenant, il rétablit les distances. Il a du reste, quoi qu’en dise Figaro, des qualités de premier ordre : de la bonté, une intelligence très ouverte, une grande distinction de manières et de langage, de la race en un mot. Il semble que Beaumarchais, obligé et victime de la noblesse, hôte de Versailles et prisonnier du For-l’Évêque, n’ait pu se défendre d’un peu de reconnaissance et de sympathie envers ceux dont il se vengeait : pour mettre sa conscience en repos, il les couronne de fleurs en les sacrifiant.

Car, pour la première fois dans notre ancien théâtre, l’inspiration de la pièce emprunte beaucoup à la politique, et c’est là une grande nouveauté, indice d’un profond changement dans l’esprit public. C’est que, depuis cinquante ans, la politique était devenue le thème préféré de la littérature et des conversations. Jadis, on chansonnait les ministres, mais on ne discutait pas le principe du pouvoir ; on ne prononçait guère certains mots, qui désormais seront dans toutes les bouches : devoirs des gouvernans, droits des gouvernés, respect de la nation. Sous Louis XIV, un « patriote, » comme Vauban, faisait scandale et personne ne prenait au sérieux la race bavarde des « nouvellistes. » Sous Louis XV, un club d’économistes s’est installé dans le palais de Versailles, on s’est paré du titre de « citoyen ; » dans les cafés, dans la rue, sous les ombrages des Tuileries et du Luxembourg, on a discuté toutes les institutions avec une hardiesse que les espions de police n’intimidaient pas. Et voici que maintenant, sous Louis XVI, la comédie s’attaque à ces institutions ; elle les traduit sur la scène, elle les soumet au plus redoutable des examens, celui qui recommence tous les soirs devant un public toujours renouvelé, où les sentimens de chacun se multiplient par ceux de tous, avec le grossissement nécessaire à la scène et la concentration vigoureuse qu’elle exige de la satire. Je rappelais tout à l’heure les devanciers français de Beaumarchais dans la conception de ses personnages et de son sujet ; cette fois, pour lui trouver un modèle aussi hardi que lui-même, il faudrait remonter jusqu’à Aristophane.

V

Le changement est aussi profond dans la structure que dans l’inspiration de la pièce. A y regarder de près, Beaumarchais n’invente rien, mais il combine de façon si originale les élémens fournis par ses prédécesseurs qu’il en résulte une conception nouvelle de la comédie. L’ancien théâtre lui offrait les trois genres classiques : comédies de caractère, de mœurs et d’intrigue. Mais ces trois genres peuvent se réduire à deux : les pièces demandant l’intérêt à une étude psychologique ou morale, soutenue par un effort plus ou moins heureux vers le style, pièces littéraires et faites pour durer ; et les pièces où la psychologie et le style ne viennent qu’en seconde ligne, lorsqu’ils s’y trouvent, et qui s’adressent surtout par l’intrigue et le décor à la curiosité de l’esprit ou de l’œil, pièces littéraires par accident et destinées à leurs seuls contemporains. Le Barbier de Séville représente la combinaison merveilleusement habile de tous ces élémens : Figaro et Almaviva sont deux types, mais la peinture de leur temps ne nous attache pas moins que l’étude de leurs caractères ; l’intrigue suffirait seule à retenir notre attention ; l’emploi combiné du costume, du décor et de la mise en scène produit une série de tableaux qui enchantent l’œil : il n’y a pas de pièce plus facile à illustrer. Le style, enfin, a sa valeur indépendante et propre. Il faudra désormais dans toute comédie la réunion de ces élémens divers, dont nos pères, moins exigeans, admettaient très bien la séparation.

Telle est la grande nouveauté du Barbier ; mais il en offre encore d’autres, complément ou conséquence de celle-là. D’abord, la prose se substitue au vers et ne lui cédera plus la place qu’à de rares intervalles et par exception. On ne verra plus guère de grandes comédies, coulées dans le moule du Misanthrope et des Femmes savantes ; Destouches et Piron, avec le Glorieux et la Métromonie, ont donné, en ce genre, les dernières grandes œuvres du siècle. On est las de ces satires dialoguées, pleines de sentences et de tirades, générales dans leurs caractères et leur objet. Beaumarchais montre comment on peut intéresser, — et de quel intérêt passionné ! — avec une observation plus superficielle, mais plus prochaine, des personnages pris dans le train habituel de la vie et parlant le langage que tout le monde parle ou croit pouvoir parler. De loin en loin paraîtront encore des comédies en vers, hommages souvent heureux à un noble genre disparu ; mais, d’habitude, les poètes qui s’y obstineront devront recourir à l’histoire ou à la fantaisie pour nous faire supporter encore ce qui fut longtemps l’expression supérieure de l’expérience et de la vérité.

Et ce n’est pas au profit de l’ancienne prose théâtrale que Beaumarchais abandonne le vers ; il forge à nouveau l’instrument dont il va se servir. Comparées au Don Juan ou à l’Avare de Molière, à la Coquette de Regnard, au Turcaret de Le Sage, certaines pages de Bossuet ou de La Bruyère, de Voltaire ou de Montesquieu, n’offriraient pas de différences essentielles. Telles de Le Sage ou de Regnard auraient pu entrer dans un livre de caractères ou de lettres satiriques, telles de La Bruyère ou de Montesquieu dans une comédie. Orateurs, moralistes, auteurs dramatiques employaient le style commun à tous, ample et souple, rapide sans hâte, périodique sans lenteur, les derniers se bornant à y introduire les libertés du langage parlé. Et, de même que dans la conversation, on laissait à chacun le loisir d’étendre et d’achever sa pensée, que la politesse faisait rares les interruptions et calmes les répliques, la tirade était de règle à la scène et rapprochait encore la prose du théâtre de celle du livre. Avec Marivaux, une notable différence s’accuse. Les mœurs ont changé, et, avec elles, les habitudes de la conversation ; on disserte moins, on cause davantage ; il y a moins de calme dans les esprits, plus de vivacité dans les propos ; une fièvre légère anime les têtes et les cœurs, surtout dans les salons devenus le centre de la vie littéraire. Là, tout le monde veuf avoir de l’esprit, et, comme les plus choisies de ces assemblées sont assez nombreuses, on n’y aime pas le monologue et la tirade. Chacun ne conserve la parole qu’un temps, et enferme dans ses courtes phrases le plus possible de piquant et d’imprévu. Transportant au théâtre cette façon de converser, Marivaux en avait fait le style de la comédie en prose. Bien différent de son aristocratique devancier, Diderot, malgré l’insupportable mélange de platitude et d’emphase qui distingue ses drames bourgeois, avait exercé par ses théories une influence assez grande pour achever la ruine de l’ancienne prose dramatique et imposer à la comédie l’imitation du langage parlé.

Quand Beaumarchais aborde à son tour le théâtre, il y rencontre un merveilleux accord entre les habitudes nouvelles et sa propre nature d’esprit. Vif jusqu’à la pétulance, hardi jusqu’à l’audace, familier jusqu’à la trivialité, il eût pris dans le style de l’ancienne comédie des défauts qui n’étaient pas les siens. Le style de la conversation, au contraire, lui permettait d’être tout lui-même, et d’y faire entrer, avec ses qualités propres, une veine parisienne et populaire qu’expliquent son origine et son existence. Jadis on ne causait que dans des sociétés choisies ; aujourd’hui, l’opinion s’exprime partout, jusque dans la rue, et Beaumarchais ne craint pas démêler tous les langages, dans la mesure où il en a besoin et pour effet qu’il veut produire. Sans être un homme de bibliothèque, il a trouvé le loisir de lire beaucoup, surtout les auteurs du XVIe siècle, assez rapprochés des temps modernes pour être clairs, assez anciens pour paraître nouveaux, il aime Marot et Montaigne, il s’est nourri de Rabelais. Aux deux premiers, il emprunte quelque chose de leur grâce fuyante pour l’enfermer, contraste charmant, en des phrases nettes et sonores ; au dernier, il prend l’énergie et le pittoresque de ses accumulations d’épithètes.

De ces qualités propres et de ces emprunts divers résulte un style composite et brillant, souple et fort, alerte et ramassé, avec d’amusans cliquetis de mots, des surprises d’expression, un coloris éclatant, si heureusement rythmé et coupé qu’il a sur l’oreille et la mémoire presque autant de prise que le meilleur vers comique. La verve en est la qualité maîtresse ; verve tantôt haletante, tantôt puissante et large, d’un jet saccadé ou continu, toujours vigoureux. L’auteur y jette à pleines mains l’esprit, et tous les genres d’esprit, avec une préférence marquée pour l’esprit de mots ; mais il a de l’esprit de situation et de caractères assez pour amuser toujours la scène et pour atteindre parfois à la haute comédie. Le principal défaut de ce style si personnel est de l’être un peu trop ; on le retrouve, en effet, dans tous les rôles de la pièce, malgré les différences de sentimens, d’âge, de sexe, de conditions. Les maîtres de l’ancien théâtre s’efforçaient d’entrer dans le caractère de leurs personnages et de les faire parler en conséquence ; Beaumarchais oblige les siens à parler comme lui-même. Qualités et défauts, cette façon d’écrire aura désormais son influence sur tous les auteurs dramatiques ; les plus originaux, les plus éloignés de l’imitation en retiendront quelque chose. Plus d’un siècle a déjà passé, et il est peu de comédies où l’on ne surprenne comme un écho lointain du Barbier de Séville.

S tle théâtre, moderne doit son style à Beaumarchais, il lui doit encore ce mouvement rapide auquel nos pièces doivent obéir. Marcher ne nous suffit plus ; nous voulons courir ; études de caractères et peintures de mœurs, nous trouvent distraits, s’il ne s’y joint par surcroît un problème dont la solution se rapproche de scène en scène. A vrai dire, le mouvement est indispensable au théâtre et jamais on ne l’a négligé tout à fait. Mais on peut le rendre plus ou moins rapide ; il semble même que nos vieux auteurs s’appliquaient parfois à le ralentir, dans ces actions, tantôt, maigres, tantôt chargées d’épisodes qui se déroulent sans hâte le long de leurs cinq actes. A partir de Beaumarchais, la rapide succession des incidens ne laisse pas au spectateur un moment de répit. L’éternel Figaro est là, qui presse les personnages ; seul il en prend à son aise et accapare la scène ; mais il s’y donne assez de mouvement pour paraître indispensable, lors même qu’il ne sert à rien. Car, il faut le dire, la rapidité de l’action est quelquefois un peu factice chez Beaumarchais ; il lui arrive de piétiner sur place. En ce cas, si le mouvement nous manque, nous en avons du moins l’illusion.

Par une conséquence nécessaire, l’intrigue est fortement nouée, et la curiosité, séduite par une amusante complication d’aventures, s’y intéresse pour elles-mêmes. Le spectateur se demande comment finira cet imbroglio, quelle porte secrète va s’ouvrir au bout de cette impasse. Encore un genre d’intérêt que l’ancien théâtre ne produisait que par exception. Le dénoûment importait moins que la manière d’y arriver ; et parfois la simplicité des moyens marquait de la part de l’auteur une suprême indifférence à cet égard. Avec Beaumarchais, le dénoûment devient une partie essentielle de la pièce ; tout y converge et le prépare ; on compte sur lui pour faire oublier les invraisemblances de l’action, s’il y en a. Petite habileté, mais fort utile, puisque la dernière impression au théâtre est celle qui décide du succès.

Une telle esthétique ne saurait négliger les moyens matériels ; aussi Beaumarchais est-il un metteur en scène très soigneux. Il prévoit et règle tout : entrée et sortie des personnages, position et mouvemens sur le théâtre. Diderot lui avait donné l’exemple de cette sorte d’indications ; il y joint la description détaillée des costumes et des décors. Enfin, il parle aux yeux et met dans chaque acte un tableau pittoresque : la sérénade sous le balcon de Rosine, le déguisement du comte en cavalier, l’orage du dernier acte et l’entrée par escalade du comte et de Figaro, en longs manteaux ruisselans de pluie. Avec cela, une profusion de jeux de scène, qui font passer sur le théâtre comme un vent de joyeuse folie.

Dernier exemple offert par Beaumarchais à nos auteurs modernes : ils peuvent lui emprunter encore d’ingénieux moyens de provoquer et de prolonger le succès. Avant la représentation, Beaumarchais entretient la curiosité publique par ses lectures dans les salons à la mode, le récit des obstacles suscités par les censeurs, l’histoire de la pièce, la distribution des rôles, les rivalités des comédiens. Le rideau tombé sur les applaudissemens du premier soir, il soutient des polémiques, écrit des lettres aux journaux et une préface à la pièce, prolonge l’agitation par tous les moyens en son pouvoir. Que n’eût-il pas fait avec une presse comme la nôtre ! Avec celle dont il disposait, ce fut un virtuose de la réclame ; on l’a peut-être égalé, on ne l’a pas surpassé.

VI

Suite du Barbier de Séville, qu’il suivit à neuf ans de distance, le 27 avril 1784, le Mariage de Figaro fut le résultat d’une gageure avec le prince de Conti. Si, dans le premier, la satire avait pu sembler anodine aux grands seigneurs, le second les servit à souhait : de hardie qu’elle était, elle devenait insolente. La pièce devait par cela même avoir un succès prodigieux ; elle l’eut tel que l’histoire du théâtre n’en offre pas de pareil. Avant la représentation, on vit « les cordons bleus confondus dans la foule, se coudoyant, se pressant avec les Savoyards, la garde dispersée, les portes enfoncées, les grilles de fer brisées, » les grandes dames sollicitant la protection des actrices et l’hospitalité de leurs loges ; dans la salle, tout ce qui portait un nom célèbre par la naissance ou le rang, la gloire ou le scandale : le comte d’Artois et le bailli de Suffren, Mme de Polignac et Mlle Carline ; l’auteur, au fond d’une avant-scène, entre deux abbés, pour l’administrer au besoin, disait-il. Puis, un triomphe irrésistible et fou, un enivrement de plaisir et de scandale.

Il faut bien le dire, néanmoins : la pièce n’était pas pour démentir cette règle souvent vérifiée que la suite d’un bon ouvrage lui est rarement supérieure. L’invention a beau être plus originale que dans le Barbier, malgré de nombreuses réminiscences d’après la Précaution inutile de Scarron, le George Dandin de Molière, les Plaideurs de Racine, et surtout le Ruy Blas de Le Sage dans le rôle de Figaro et le grand monologue de la fin, etc., sans parler de Vadé et de Sedaine ; avec de nouveaux rôles très heureux, un second acte qui est à lui seul un chef-d’œuvre, un pétillement continu d’esprit et de comique, le Mariage, au total, ne vaut pas le Barbier. L’ampleur excessive du principal rôle, l’extrême complication de l’intrigue, l’introduction du mélodrame, et surtout l’outrance de la satire en détruisent l’équilibre. Ce n’est plus, seulement, un pas vers la révolution, c’est déjà, suivant une parole célèbre, « la révolution en action. » Mais, comme si l’aveuglement de cette société croissait en raison même du danger, tout le monde, la reine et ses amis, la cour, les censeurs, avait conspiré pour faire éclater le brûlot. Le roi seul résistait : le désir de revoir Figaro l’emporta sur le pouvoir absolu du roi de France.

Car c’est Figaro que l’on voulait. Il répondit à l’attente générale. Déjà, dans le Barbier, il était presque toujours présent ; cette fois, il remplit la scène et se subordonne de plus en plus tous les autres personnages. Sa situation n’a pourtant pas changé ; de barbier-factotum, il est devenu majordome et il s’agit de le marier, chose assez ordinaire et commune. Mais au mouvement qu’il se donne, à l’importance dont il est plein, on dirait, pour parler son langage, qu’il a sur les bras le gouvernement de toutes les Espagnes. Tantôt monologuant, tantôt dirigeant les conversations à son gré, mettant l’irrévérence et la fatuité en formules, il se campe de face, de profil, de trois quarts, s’admire jusque dans ses maladresses, qui sont nombreuses, et, au dernier acte, dressant une véritable tribune sous les fameux marronniers, il prononce sur lui-même le plus long discours de l’ancien répertoire : ni Auguste, ni Mithridate, ni Théramène n’avaient fait couler pareils flots d’éloquence. Enfin, après avoir dit sa façon de penser au hasard qui conduit le monde, aux abus, aux gens en place, vanté l’économie politique et demandé la liberté de la presse, il tire d’un prodigieux pêle-mêle d’idées une conclusion tout à fait inattendue : il s’interroge sur la personnalité humaine et l’essence du moi. Malgré l’éternelle gravité de ces questions, on a plus envie de sourire que de réfléchir en voyant Figaro se draper dans le manteau d’Hamlet.

A vrai dire, ce n’est pas lui qui parle, c’est l’auteur. Le défaut déjà sensible dans le Barbier, saute aux yeux dans le Mariage : à la fois aigri et infatué par la vie et les événemens, Beaumarchais s’est incarné de plus en plus en la personne de son héros favori ; à chaque instant, nous reconnaissons sa voix et son visage comme au travers d’un masque transparent. Aussi, au bout de quelques scènes, Figaro n’est-il plus qu’un prête-nom ; ses aventures, ses échecs mérités ou immérités, ses démêlés avec la justice, ses aspirations légitimes, son outrecuidance, sa bonté, sa rouerie, son amour de l’argent, son fonds sérieux et son incurable légèreté, tous les contrastes de sa nature, c’est Beaumarchais se racontant et se démontrant. Encore Figaro ne lui suffit-il pas. D’autres personnages ne sont là que pour lui offrir une savoureuse et publique vengeance. Ainsi l’infortuné don Guzman Brid’oison, caricature du juge Goezman en particulier et des magistrats en général, qui reçoit les verges avec tant de sérénité et assiste, impassible, à la singulière audience où Figaro conduit à son gré les débats.

Le comte, du moins, est resté dans la suite logique de son caractère. L’aventureux cavalier qui donnait des sérénades sous les balcons de Séville, devenu « grand corrégidor d’Andalousie, » sauvegarde les apparences, mais il est resté galant. Au reste ; même distinction, même sentiment de sa supériorité, tempéré par un spirituel scepticisme. L’intrigue de la pièce tourne à son détriment, et, malgré tout, à côté de l’effronté factotum qu’il a eu le tort de garder à son service, au milieu des aigres-fins, des sots et des pieds-plats qui l’assiègent, il conserve la sympathie du spectateur, car il n’a rien de vil ni de bas, alors que vilenie et bassesse grouillent autour de lui. Son règne finit et celui de Figaro commence, mais le vaincu vaut mieux que le vainqueur. Même son intrigue avec Suzanne, même la querelle, un moment très violente, qu’il fait à la comtesse, ne parviennent pas à le rendre ridicule.

Tout autre le « deviendrait vite entre ces deux femmes qui s’entendent pour le jouer : « Je ne suis plus cette Rosine que vous avez tant poursuivie, dit l’une ; je suis la pauvre comtesse Almaviva. » Pour les besoins de la cause, elle se fait un peu trop dolente ; mais elle a raison : chez elle comme chez tant d’autres, le mariage a produit une métamorphose complète. L’ingénue d’autrefois est maintenant une vraie grande dame, aussi noble que son noble époux. « Imposante, » comme le dit Chérubin, digne jusque dans l’intrigue, mais toujours « sensible, » elle ne retient de son ancien rôle que l’expérience de l’amour défendu et elle commence à s’en servir. Beaumarchais la définit « aimable et vertueuse ; » aimable, certes, vertueuse peut-être, mais dans le sens très large que le XVIIIe siècle donnait à ce mot.

Pour Suzanne, il n’y aurait pas dans tout son rôle, selon le même Beaumarchais, « une phrase, un mot qui ne respire la sagesse et l’attachement à ses devoirs. » C’est beaucoup dire, et il ne faut voir là qu’un argument en faveur d’une thèse. Admettons qu’au moment où le rideau se lève, cette soubrette, devenue la plus singulière des ingénues, ait encore tous les droits à la couronne virginale qu’elle essaie gracieusement ; Figaro n’en court, pas moins de grands risques. Elle est de celles, en effet, dont les résistances ne durent pas toujours, et, si le comte était moins pressé, il en viendrait à ses fins peu après la cérémonie. A défaut d’expérience, elle a trop de science, comme le prouve l’empressement avec lequel elle organise, pour l’agrément de sa maîtresse et le sien propre, un jeu très dangereux avec le petit page, et sa réflexion en le voyant sauter délibérément par la fenêtre : « Si celui-là manque de femmes… »

Telles qu’elles sont, avec leurs qualités et leurs défauts, maîtresse et soubrette représentent bien l’idée que Beaumarchais et ses contemporains se faisaient des femmes et de l’amour : les femmes, des créatures nullement farouches, plus désireuses d’intrigue que de passion, sensibles, c’est-à-dire ne se refusant rien lorsqu’elles y trouvaient leur plaisir et laissant beaucoup espérer même par leurs résistances ; l’amour, un sentiment où la tête avait autant de part que le cœur, propre à égayer l’existence, mais pas à la remplir, réaliste, rapide et sans remords. Le siècle, en effet, ne voit guère dans l’amour que ce qu’il a d’aimable et il traite les femmes avec un mélange d’adoration, d’insouciance et d’ironie. On avait affecté, sous la régence, de les réduire au rôle d’amusement ; plus tard, on avait semblé les prendre plus au sérieux : grâce à la Nouvelle Héloïse, la passion était devenue moins superficielle, et, grâce à l’Émile, on leur avait su gré d’être mères et d’aimer leurs enfans. Cette mode n’avait guère duré et l’on s’était remis bien vite à leur demander seulement l’ivresse rapide du plaisir. Il était admis qu’après avoir obtenu d’elles le plus possible, on ne leur devait pas une reconnaissance trop respectueuse, encore moins la fidélité. Les entourer d’égards, les plaindre à l’occasion, chercher des excuses à leur défaite et ne pas les railler trop fort après les avoir vaincues, tels étaient les devoirs des hommes envers elles. De leur côté, elles ne se plaignaient pas du sort qui leur était fait et s’attribuaient sans scrupules le droit au changement. Somme toute, et pour les deux sexes, la philosophie de l’amour, telle que l’exprime le Mariage de Figaro, est contenue dans cette réflexion du comte Almaviva : « L’amour n’est que le roman du cœur ; c’est le plaisir qui en est l’histoire. »

A côté des personnages de premier plan que je viens d’analyser, plusieurs autres encore mériteraient la même étude. Jusqu’aux plus secondaires, tous ils ont leur intérêt et contribuent à l’effet général, depuis Basile, ce cousin-germain de Tartufe tombé, dans la domesticité, jusqu’au jardinier Antonio ; depuis Fanchette, cette ingénue de la Cruche cassée animée et agissante, jusqu’à Grippe-Soleil, le petit gardeur de chèvres. Ne pouvant les énumérer tous, il me suffira de nommer Chérubin, « le page endiablé. » Non qu’il soit entièrement une création : l’histoire du petit Jehan de Saintré et de la dame des Belles-Cousines est pour quelque chose dans son aventure avec sa marraine. Mais l’adaptation est si adroite ! On dirait un motif de la Renaissance traduit par Boucher et repris par Greuze, le premier y mettant son esprit de volupté, le second sa grâce sentimentale. Chérubin était hier un enfant, demain ce sera un jeune homme ; en attendant, il profite avec ivresse des privilèges de l’âgé qu’il n’a plus. Si le rôle offre çà et là quelques mots qui en dépassent l’intention, tout le reste est délicieux. Il fait entrer la poésie, comme un charme suprême, dans un chef-d’œuvre d’esprit et de comique. Elle y était, mais extérieure, avec les costumes, le décor, les grands marronniers du cinquième acte et leurs masses bleuâtres à demi noyées dans les ténèbres transparentes d’une nuit d’Andalousie. Avec Chérubin, sa vieille romance, sa toilette aux mains de Suzanne et de la comtesse, son envolée par la fenêtre, son retour au milieu des jeunes filles, elle circule et se joue dans l’intrigue même, elle s’exhale comme un parfum subtil des paroles qu’il prononce et de celles qu’il inspire. Et cette création si poétique, où il y a de la fantaisie, du rêve, de l’idéal, n’en est pas moins vraie ; elle donne un corps à cette image fuyante et vague que le souvenir de la jeunesse évoque dans tous les cœurs ; elle fait pressentir le don Juan de Byron et le Fortunio de Musset.


VII

Et cependant, malgré l’esprit et la gaîté, la grâce et le charme de tous ces rôles, le Mariage de Figaro produit sur nous une impression mélancolique. Comment ne pas songer au sanglant épilogue que lui a donné l’histoire ? Pendant la cérémonie du quatrième acte, lorsque le cortège nuptial de Suzanne défile en habits de fête, au son de la marche des Folies d’Espagne, c’est une société près de disparaître qui déploie ses élégances dans une dernière fête. On se dit que tous ou presque tous ceux qui le composent sont promis à l’échafaud et l’on songe au tableau de Müller, l’Appel des condamnés ; on revoit, dans une salle de Saint-Lazare, ces personnages de tout sexe, de tout âge et de toute condition que le guichetier appelle et que la guillotine attend, et l’on se dit que le peintre a conclu pour l’auteur comique. Avant dix ans, le comte et la comtesse, Bartholo et Brid’oison, Basile et Double-Main, Chérubin lui-même devenu officier du roi, comparaîtront devant le tribunal révolutionnaire. A peine si deux personnages de la pièce sont à peu près sûrs d’échapper : le jardinier Antonio et Figaro. Le premier, révolté contre son maître, pillera le château d’Aguas-Frescas, puis acquerra sur ses économies un petit domaine taillé dans les terres du comte devenues biens nationaux. Quant à Figaro, il sera l’un des chefs du mouvement et pérorera les jours d’émeute dans le jardin du Palais-Royal.

Qui sait, toutefois, si, la Terreur venue, cet homme de trop d’esprit ne sera pas accusé de « modérantisme » et traité comme tel, au point d’être pour la première fois de sa vie, et, malgré son outrecuidante devise, « inférieur aux événemens ? » La Révolution, en effet, surprit et effraya Beaumarchais ; celui qui avait été si brave devant le parlement et la cour, si familier avec les ministres et le roi, dut se cacher devant la commune de Paris et fuir devant le comité de salut public. Comme bien d’autres, il s’était dit que l’on pourrait réformer sans détruire, que les abus se corrigeraient peu à peu et que tout « finirait par s’arranger ; il se refusait à voir l’évidence, telle qu’elle ressortait des idées de ses contemporains et des siennes propres, de ses actes, de ses écrits judiciaires et de ses pièces de théâtre, à savoir qu’entre les institutions sociales, il n’y en avait pas une seule qui ne fût caduque et condamnée. Et voici que les événemens, allant jusqu’au bout de la logique, sans timidité ni ménagemens d’aucune sorte, tiraient toutes les conséquences des Mémoires, du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro. La vieillesse de Beaumarchais fut donc inquiète et attristée. Il mourut dans son lit, le 19 mai 1799, au cours d’un paisible sommeil ou de sa propre main, mais il n’avait échappé que par miracle à l’échafaud. Plusieurs fois, l’émeute était venue gronder autour de la maison trop voyante qu’il avait préparée pour le repos de ses vieux jours et d’où il espérait contempler tranquillement la démolition de la Bastille. Les destructeurs de la vieille forteresse ne lui surent aucun gré d’en avoir préparé la chute et d’avoir été lui-même un prisonnier d’État. Par là se vérifiait, au détriment d’un révolutionnaire par excellence, cette loi des révolutions que ceux qui les préparent ne sont pas toujours ceux qui en profitent.

En revanche, son œuvre littéraire a recueilli, dans la victoire de la cause qu’il servait, les avantages dont il n’avait pu jouir lui-même. Bien que, par un contraste singulier, au service de cette cause, qui était celle de la dignité humaine, des droits de la pensée, de la justice sociale et de la liberté politique, il ait mis peu de sérieux et d’élévation morale, une médiocre portée de vues et parfois un rare égoïsme. Son courage, son énergie et sa valeur littéraire lui méritent une place d’honneur parmi ceux à qui nous devons la révolution. Toutes différences gardées entre les auteurs, les œuvres et les époques, les Mémoires, le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro furent, pour le XVIIIe siècle, ce que les Provinciales et Tartufe avaient été pour le XVIIe, c’est-à-dire des œuvres capitales, autour desquelles se continue la lutte dont elles furent d’éclatans épisodes et qui leur doit, aux yeux de la postérité, une grande part de sa signification. De même que le siècle de Louis XIV serait très incomplet sans Pascal et Molière, il manquerait presque autant à celui de la révolution, s’il n’avait pas eu Beaumarchais. Les sentimens et les passions, les idées et les doctrines de leur temps, ces hommes les ont amenés à un tel degré de clarté et revêtus d’une telle éloquence que leurs écrits nous passionnent presque autant que leurs contemporains.

D’autant plus que notre société se partage toujours entre les deux grands partis qui attaquent et défendent ce qu’attaquaient et défendaient Molière et Pascal, à côté de Descartes et de Bossuet, comme Beaumarchais à côté de Voltaire et de Rousseau. Plus voisin de nous, et dans la même position que nous-mêmes sur un champ de bataille qui s’est fort déplacé depuis deux cents ans, Beaumarchais nous offre tout un arsenal pour nos batailles ; une grande partie des abus qu’il battait en brèche dure encore, et ceux dont la révolution nous a débarrassés ont disparu depuis trop peu de temps pour que le souvenir en soit éteint. À ces causes d’intérêt social se joint l’espèce d’intérêt littéraire à laquelle nous sommes le plus sensibles, l’intérêt dramatique ; aussi l’importance de l’œuvre de Beaumarchais n’est-elle pas près de diminuer. Ce qu’il y aura toujours d’injustifiable dans les inégalités sociales, les gênes inutiles que nous impose l’autorité, l’infatuation et l’optimisme des gens en place, tout cela subsiste au milieu de nous, comme aussi l’impatience turbulente et l’injustice satirique des gouvernés, l’esprit utopique des réformateurs, l’âpre convoitise des déshérités, des déclassés et des simples ambitieux. Enfin, tant que nous serons sensibles à l’observation ironique de la vie, à l’illusion théâtrale, à l’esprit dialogué, le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro ne cesseront de nous charmer.

De là vient, très diverse dans ses causes, la faveur qui ne cesse d’accueillir les deux pièces de Beaumarchais : on n’a pas besoin de les reprendre, car on ne cesse pas plus de les jouer que Tartufe, et quiconque lit en est pénétré. Mêlées de vrai et de faux, d’excellent et de pire, elles sont une image fidèle de notre esprit national, à un moment particulier de son évolution et de son histoire. Elles ne traduisent pas seulement, comme on l’a dit et redit, le caractère ingouvernable des Français, car, si cela était, il faudrait admettre comme juste en soi tout ce qu’attaquait Beaumarchais, et ce n’est pas possible ; on est même forcé de convenir que la plus grande partie de ce qu’il ébranlait avait mérité d’être renversé ; que, si cette ruine a emporté bien des choses dignes de regrets, la faute n’en est pas à ceux qui l’ont causée ; enfin, que les biens conquis dépassent de beaucoup les pertes. Avec tous les défauts nationaux que l’on voudra, outre ceux de l’auteur, nous retrouvons dans ce théâtre les meilleures qualités de notre race, c’est-à-dire le clair bon sens, la verve spirituelle, le courage, la gaité ; et c’est pour cela que si, dans Beaumarchais, l’homme est du second ordre, l’œuvre est du premier.


GUSTAVE LARROUMET.