Berlioziana : Œuvres diverses publiées du vivant de Berlioz

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BERLIOZIANA

(Suite)

ŒUVRES DIVERSES
PUBLIÉES DU VIVANT DE BERLIOZ (suite)

Le Temple universel, op. 28.

Voici un morceau qui, jusqu’à ces derniers mois, est resté bien ignoré et comme inexistant dans l’œuvre de Berlioz. C’est un chœur pour voix d’hommes, qui fut gravé sous deux formes, n’a peut-être, en quarante-cinq ans, été exécutée sous aucune, et dont nous allons résumer l’histoire.

En 1860, l’institution de l’orphéon était florissante et semblait promettre la formation d’un nouvel art populaire, dont la réalisation a déçu bien des espérances. Quatre mille chanteurs des sociétés chorales françaises, accompagnés de la musique des Guides, étaient allés à Londres où ils avaient donné quatre grands festivals, et reçu un triomphal accueil. Si restreint que soit le répertoire de la bonne musique chorale pour voix d’hommes, ils avaient su constituer un programme dont on pourrait recommander le choix à leurs successeurs ; il s’y trouvait des chœurs (originaux ou transcrits) de Marcello, Hassler, Mozart, Meyerbeer, Mendelssohn, Kucken, ainsi que des compositeurs français contemporains. Halévy et Ambroise Thomas avaient écrit, pour la circonstance, des chœurs dont le second surtout est resté au répertoire orphéonique : France ! France ! Le morceau d’Halévy fut chanté par les 4.000 voix accompagnées par des harpes ; celui de Thomas et quelques autres, avec la musique militaire ; un psaume de Marcello avec l’orgue. Il y avait là une véritable et grande manifestation d’art, au succès de laquelle les meilleurs esprits ne pouvaient qu’applaudir, et dont ils devaient souhaiter le renouvellement.

Aussi, les organisateurs ne manquèrent pas de profiter des bonnes intentions manifestées par le public et les chanteurs des deux grands pays : ils songèrent à recommencer dès l’année suivante. On avait raconté qu’à la fin du dernier festival, comme les quatre mille chanteurs français avaient entonné le God save the Queen, les quinze ou vingt mille spectateurs anglais qui remplissaient le palais de Sydenham s’étaient levés en masse, et, tout d’une voix, avaient répondu par le chant national français[1]. Il fallait profiter de si belles dispositions, et unir méthodiquement les voix des deux peuples. C’est à quoi l’on songea dès le retour ; le fragment de la lettre ci-dessous va nous apprendre qu’au bout de quelques mois tout était déjà préparé pour réaliser cette grande idée, et que pour cela l’on s’était adressé au plus digne :

« Je ne sais si je t’ai dit, écrivait Berlioz à son fils le 14 février 1861, que je venais de faire un double chœur pour deux peuples, chacun chantant dans sa langue. C’est pour les orphéonistes français qui vont au mois de juin faire une seconde visite aux orphéonistes de Londres ; les Anglais chanteront en anglais et les Français en français. On étudie déjà ici le chœur français, et tous ces jeunes gens sont dans un entrain d’enthousiasme que je ne demande qu’à voir se continuer jusqu’au bout. Ce sera curieux, un duo chanté au Palais de Cristal par huit ou dix mille hommes !… »


Le fait est que Berlioz, le représentant du genre colossal en musique, le premier initiateur des grands festivals de l’Industrie à Paris, lui qui avait écrit des pages enthousiastes sur une exécution de musique religieuse par des masses chorales à l’église Saint-Paul à Londres[2], avait, en lisant les comptes rendus du festival de 1860, dû tressaillir d’aise, et peut-être d’un vague regret de n’y avoir pas participé. Or, il s’agissait de faire mieux encore : doubler le nombre des voix, faire chanter deux peuples ! Pouvait-il rester insensible à cette perspective ? Non certes, et quoiqu’il fût déjà bien désenchanté, la lettre dont on a lu les lignes précédentes montre que, pour réaliser une œuvre si conforme à ses tendances, il avait bien vite retrouvé sa belle ardeur.

Le morceau qu’on lui avait donné à mettre en musique avait pour titre le Temple universel : ce temple est celui qui doit un jour réunir sous son toit tous les peuples de l’univers. Les vers étaient de J.-F. Vaudin, directeur du journal l’Orphéon, qui déjà, l’année précédente, avait fourni à Ambroise Thomas et Halévy les paroles de leurs chœurs. La lettre du 14 février 1861 indique qu’à ce moment la musique en était composée et gravée (puisqu’elle était à l’étude), et Berlioz s’y loue de l’enthousiasme des jeunes gens qui l’interprétaient. C’est donc à une époque encore antérieure à cette date que doit être reportée une autre lettre de Berlioz (inédite) qui traite du même sujet, et fait entrevoir déjà des difficultés :

« 
Mardi matin.

Monsieur,

M. Vaudin m’écrit ce matin que vous avez donné de notre chœur à la gravure ; il ne faudrait pourtant pas graver la partie des Anglais avant d’avoir la traduction, car il faudra un double texte dans cette partie. Auriez-vous adopté l’idée de faire une autre édition pour Londres ? Je ne comprends pas bien comment on pourrait éviter ce double emploi si vous gravez à Paris le chœur anglais sans paroles anglaises. Quand vous aurez quelques minutes de loisir, je serais bien heureux que vous voulussiez bien venir causer avec moi de tout cela. Je suis si accablé de travail de toute espèce et de maux de tout genre que je ne vois pas trop que je puisse aller vous trouver ces jours-ci ; sans cela je vous éviterais le voyage.

Mille complimens empressés.

Votre tout dévoué,

H. Berlioz[3].
 »

Le chœur de Berlioz a été en effet gravé sous sa forme originale, c’est-à-dire pour deux chœurs de voix d’hommes, avec accompagnement d’orgue, et avec texte entièrement français : voici le titre de cette édition :

Le Temple universel, double chœur, paroles de J.-F. Vaudin, musique de M. Berlioz. — Op. 28. — Paris, à l’Orphéon, 61, rue Notre-Dame de Nazareth.

Tout semblait donc, au commencement de l’année, s’annoncer à merveille, encore que l’absence du texte anglais pour le chœur anglais pût justifier déjà quelques inquiétudes…

Ces inquiétudes n’étaient que trop fondées. Ce festival franco_anglais n’eut pas lieu : les orphéonistes français ne repassèrent plus la Manche, et n’allèrent jamais chanter avec leurs camarades d’Angleterre un duo à dix mille voix. Toujours la chance de Berlioz !…

Il fallut donc se contenter d’une simple exécution française. Il s’organisait pour l’automne un festival qui devait réunir huit mille orphéonistes au Palais de l’Industrie : c’était déjà assez joli pour un amateur de musique colossale. Le Temple universel de Berlioz fut mis au programme, et annoncé à l’avance avec tous les honneurs. La Gazette musicale du 4 août 1861 en faisait l’objet d’une citation spéciale ; l’Art musical du 19 septembre lui consacrait un filet, dans ce style de réclame qui lui était habituel : « Ce chœur est tout à fait digne de l’auteur de Faust et de l’Enfance du Christ ; chanté par les masses vocales, il doit produire un immense effet. »

Tout semblait donc aller pour le mieux. La date du festival fut, il est vrai, reculée une première fois, et sa date reportée au 17 octobre[4] ; mais ce retard ne semblait pas devoir modifier le programme ni en retrancher le morceau qui formait la principale nouveauté.

Mais voilà qu’une quinzaine de jours avant l’exécution, une querelle éclata entre les organisateurs. Le cas, il est vrai, n’est pas de ceux qui nous étonnent. Ils étaient deux, Vaudin et Delaporte, dirigeant en commun l’Orphéon : ils se séparèrent avec éclat, et Vaudin lança contre son adversaire un violent factum qui, dit un journal, aurait pu s’intituler : M. Delaporte dévoilé et mis à la portée de tous les orphéons de France[5]. Puis il emmena ses troupes fidèles, dont le nombre représentait plus de la moitié de l’armée vocale. Le festival n’en eut pas moins lieu, mais sous la direction du seul Eugène Delaporte, et avec le concours de 3.000 chanteurs seulement, qui ne produisirent pas plus d’effet que cinquante choristes[6]. Et comme Berlioz appartenait au groupe Vaudin, il s’en suivit tout naturellement que son chœur fut rayé du programme : du moins aucun compte rendu n’en fait mention[7]. Ce ne fut peut-être pas pour lui un trop gros crève-cœur : il avait tant l’habitude de ces misères ! Et dans le même temps, il avait sur les bras une autre œuvre qui le préoccupait bien autrement : les Troyens.

Quoi qu’il en soit, le résultat principal de ces incidents fut qu’une œuvre pour l’interprétation de laquelle Berlioz avait encore conçu de belles espérances, destinée à être exécutée magnifiquement par les représentants de deux grands peuples, puis réduite une première fois à des proportions moindres, fut, définitivement, de par la force des événements, plongée dans l’ombre. Toujours la chance de Berlioz !…

Nous avons dit que le Temple universel a été gravé sous sa première forme en double chœur pour voix d’hommes avec accompagnement d’orgue ; l’exemplaire de la Bibliothèque du Conservatoire porte la date de dépôt : 1861, conforme aux indications ci-dessus. Mais il en existe une réduction pour un simple chœur sans accompagnement, paru sous ce titre un peu différent :

Le Temple universel, chœur à 4 voix d’hommes, paroles… musique… Paris, chez H. Rohdé, éditeur, rue Caumartin, 9, et à la France chorale.

La date de dépôt inscrite sur l’exemplaire du Conservatoire est 1868. Est-ce à dire que l’arrangement fut fait si tard ? Cela peut être : nous n’avons aucune preuve du contraire. Cependant, il faut remarquer que l’absence des Anglais à l’audition projetée par l’Orphéon parisien pour 1861 ôtait toute signification à l’idée du double chœur ; en outre, il n’y avait pas d’orgue au Palais de l’Industrie. L’on peut donc supposer que ce fut dès 1861 que le double chœur des peuples fut réduit aux proportions d’un simple chœur d’orphéon.

En tout cas, l’arrangement est bien de Berlioz. M. Rohdé, l’éditeur actuel du morceau, conserve en effet un exemplaire de la première édition gravée sur lequel le maître a lui-même crayonné en bleu les indications nécessaires pour arrêter la nouvelle forme ; son écriture est reconnaissable par quelques mots ajoutés. M. Rohdé, qui a eu l’obligeance de me communiquer ce document, se souvient d’avoir vu faire les corrections par Berlioz lui-même. C’est la seule partie autographe qui soit restée du Temple universel ; c’est peut-être aussi la dernière notation musicale que Berlioz ait tracée, s’il est vrai qu’il l’exécuta seulement en 1868. La partie d’orgue est barrée à larges traits, d’un bout à l’autre ; un épisode dialogué entre les ténors des deux chœurs soutenus par l’instrument est coupé ; dans la suite, où les deux chœurs chantaient constamment ensemble, des parties sont effacées ; d’autres récrites, pour former le simple chœur à quatre voix. Tout l’effet de masses architecturales réalisé dans la première conception est détruit par cette mutilation consentie et exécutée par Berlioz lui-même.

Bref, le Temple universel, une des dernières compositions du maître, est resté inconnu, condamné à d’obscures exécutions orphéoniques — rares, si même il y en eut jamais, car le chœur est difficile et, sous sa forme réduite, de peu d’effet ; — il aurait sans doute été complètement oublié si, par des circonstances dues plutôt à la signification des paroles qu’à la valeur de la musique, il n’avait été tout récemment tiré de son obscurité pour être présenté au public parisien.

Ce n’est pas qu’elles soient d’une rare beauté, ces paroles pour chœur d’orphéon ; mais elles expriment une idée qui, depuis qu’elles ont été écrites, a fait tant de chemin qu’on y pourrait trouver quelque chose de prophétique :

Salut aux peuples de la terre !
Qu’une aube de paix les éclaire,
Soleil de la fraternité !
Dans une immortelle alliance,
Chantons, devant un avenir immense,
Le grand hymne de notre liberté.

Les Anglais répondaient par cette strophe :

Salut à toi, France héroïque,
Héritière de Rome antique,
Foyer d’amour, terre de feu
Non, tu n’es plus notre rivale :
Dans notre marche triomphale
Soyons les vrais soldats de Dieu

Et toutes les voix s’unissaient sur ce vers, fortement accentué par la musique :

Embrassons-nous par-desssus les frontières !

Beaux rêves ! Berlioz fut heureux de mourir une année avant 1870, pour ne pas voir quelle fut la réalité qui leur succéda ! Cependant les années ont passé, et l’idée, naguère chimérique, de la paix et de la fraternité des peuples, a cessé d’appartenir au domaine des utopies. Pour célébrer « l’entente cordiale » établie au XXe siècle entre des nations jadis ennemies, une fête de la Paix a été donnée à Paris, le 20 mai 1905, au Trocadéro, avec le concours musical d’une institution toute récente, l’École de chant choral, dont le noble idéal d’art populaire s’unit à la tendance, non moins louable, de se constituer un répertoire vraiment en rapport avec les tendances de l’esprit et de la vie modernes. Le chœur de Berlioz semblait fait tout exprès pour cette fonction : il fut inscrit au programme, servant ainsi au premier début public d’une association qui ne pouvait, certes, se placer sous un meilleur patronage. Ce fut ainsi que le Temple universel, chant de paix, de Berlioz, écrit vers 1860 pour être chanté à Londres par les deux peuples de France et d’Angleterre, a été pour la première fois exécuté quarante-cinq ans plus tard à Paris pour célébrer l’amitié des deux mêmes peuples, enfin réalisée.

(À suivre.)

Julien Tiersot.

  1. Revue et Gazette musicale du 8 juillet 1860.
  2. Soirée de l’orchestre, p. 259. Cf lettre à d’Ortigue, de Londres, 21 juin 1851 : « … l’impression sans égale que j’ai reçue dernièrement dans la cathédrale de Saint-Paul, en entendant le chœur des six mille cinq cents enfants des écoles de charité… C’est, sans comparaison, la cérémonie la plus imposante, la plus babylonienne, à laquelle il m’ait, jusqu’à présent, été donné d’assister. Je me sens encore ému en t’en parlant. Voilà la réalisation d’une partie de mes rêves et la preuve que la puissance des masses musicales est encore absolument inconnue. »
  3. L’original de cette lettre est relié dans un exemplaire des Groteses de la musique de Berlioz, ayant appartenu au journaliste Teste, et appartenant actuellement à M. Adolphe Jullien. Il en est fait mention dans le catalogue Paul Cornuau, no 3465. Le destinataire n’est pas connu : c’est évidemment un des directeurs de l’Orphéon.
  4. Gazette musicale du 3 septembre 1861.
  5. La France musicale du 13 octobre 1961.
  6. La France musicale du 27 octobre 1861.
  7. La Gazette musicale, le Ménestrel, la France musicale, l’Art musical consacrent à ce festival des articles tantôt sévères, tantôt indifférents. Il semble que la décadence de l’institution, encore si jeune, de l’Orphéon français, ait commencé avec cette scission, qui fut suivie de bien d’autres.