Bourses de voyage (1904)/Deuxième partie/Chapitre VI

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Hetzel (Tome 2p. 129-156).

VI

LA BARBADE.

Si elle n’est pas exactement déterminée, la date à laquelle les Portugais découvrirent la Barbade ou les Barbades, il est certain qu’un bâtiment, sous pavillon britannique, vint y relâcher dès l’an 1605. La prise de possession fut alors faite au nom de Jacques Ier, roi d’Angleterre.

Cet acte, d’ailleurs, n’avait été que purement nominal. À cette époque, aucun établissement ne fut fondé sur la Barbade, aucun colon ne s’y installa, même à titre provisoire.

Cette île est, comme Sainte-Lucie, isolée de la chaîne micro-antiliane. Elle ne lui appartient pas, pourrait-on dire, et de profonds abîmes l’en séparent. C’est le plateau supérieur d’une montagne qui s’élève à une quarantaine de lieues de Sainte-Lucie, sa voisine au nord. Entre elles, la mer accuse des profondeurs de deux mille huit cents mètres.

La Barbade est d’origine coralligène. Ce sont les infusoires qui l’ont lentement édifiée et haussée au-dessus du niveau de l’Océan. Son étendue comprend seize lieues en longueur et cinq lieues en largeur. Solide sur son inébranlable base, une ceinture d’énormes récifs défendent les deux tiers de sa circonférence.

Précisément, au début du XVIIe siècle, étant donné son isolement, la possession de la Barbade fut moins disputée que les autres îles des Indes Occidentales. C’est grâce à une circonstance toute fortuite que l’attention des puissances européennes fut appelée sur elle.

Un navire anglais revenant du Brésil, pris par la tempête au large de la Barbade, dut aller chercher refuge à l’embouchure d’une rivière de sa côte ouest. Le commandant et l’équipage de ce navire, retenu là plusieurs jours, eurent le temps de visiter cette île, presque inconnue alors, d’en admirer la fertilité, d’en parcourir les forêts qui la couvraient presque tout entière, et de constater que son sol, une fois défriché, serait très propice à la culture du coton et de la canne à sucre.

Après le retour du bâtiment à Londres, la concession de la Barbade fut accordée au comte de Marlborough et, affaire conclue avec un riche négociant de la Cité, des planteurs vinrent s’installer sur l’île en 1624. Ce sont eux qui construisirent la première ville à laquelle ils donnèrent le nom de James-Town, en l’honneur de leur souverain.

Avant cette époque, il est vrai, le comte Carlisle avait obtenu la concession de toutes les Caraïbes, et il se crut fondé à réclamer la Barbade.

De là naquit une lutte entre les deux lords, qui se prolongea, non sans une extrême vivacité, et amena en 1629 la reconnaissance des droits du comte Carlisle par Charles Ier d’Angleterre.

Pendant la période des troubles religieux de la Grande-Bretagne, le nombre fut considérable de ceux qui voulurent les fuir, et la Barbade profita dans une large mesure de cette émigration dont s’accrurent l’importance et la prospérité de la colonie.

Après le dictatoriat de Cromwell, lorsque la restauration eut rendu à Charles II le trône de son père, ce roi fut prié par les colons d’accepter la souveraineté de l’île en promettant de payer à la couronne un impôt de quatre et demi pour cent qui frapperait tous les produits de l’île. L’offre était trop avantageuse pour être repoussée. Aussi, le 12 décembre 1667, fut signé le traité d’annexion de la Barbade au domaine colonial de la Grande-Bretagne.

La prospérité de l’île ne cessa de s’accroître depuis cette époque. Dès l’année 1674, sa population montait à cent vingt mille habitants, pour diminuer quelque peu ensuite ; les blancs ne comptant que pour un cinquième par rapport aux affranchis et aux esclaves, conséquence de l’avidité des gouverneurs. Toutefois, par sa position même, la Barbade ne fut point troublée par les interminables luttes de l’Angleterre et de la France, et d’ailleurs elle se trouvait protégée par ses défenses naturelles.

Ainsi, alors que la plupart des autres Antilles ont successivement passé sous des dominations diverses, la Barbade, devenue anglaise dès les premiers temps de sa découverte, l’est toujours restée de langage et de mœurs.

Au surplus, parce qu’elle relève de la Couronne, il ne faudrait pas croire qu’elle ne jouit point d’une certaine indépendance. Sa maison d’Assemblée compte vingt-quatre membres nommés par cinq mille électeurs censitaires. Si elle est soumise à l’autorité d’un gouverneur, d’un conseil législatif, et de neuf membres désignés par le souverain, elle est administrée par un conseil exécutif où figurent, avec les principaux fonctionnaires, un membre de la Chambre haute et quatre membres de la Chambre basse. Divisée en onze paroisses, l’île dispose d’un budget dont le total n’est pas inférieur à seize cent mille livres[1].

C’est le gouvernement de la Barbade qui commande toutes les forces navales dans les petites Antilles anglaises. Bien que l’île n’occupe que le cinquième rang avec une étendue de quatre cent trente kilomètres superficiels, elle est au deuxième rang par le chiffre de sa population, et au troisième par l’importance de ses affaires commerciales. Sa population s’élève au chiffre de cent quatre-vingt-trois mille habitants, dont le tiers occupe Bridgetown et ses faubourgs.

La traversée entre le port de Castries, de Sainte-Lucie et Bridgetown de la Barbade exigea près de quarante-huit heures. Avec une brise bien établie, une mer maniable, l’Alert eût franchi cette distance en moitié moins de temps ; mais il se produisit des intermittences et des changements de vent qui ne permirent pas de suivre la route directe. La brise tendit même à haler le nord-ouest, ce qui obligea Harry Markel à s’éloigner des parages de l’Antilie.

On put même craindre de rencontrer, dès le premier jour, les contre-alizés de la partie ouest. Dans ces conditions, l’Alert aurait été entraîné au large. Or, s’il avait fallu louvoyer pendant de longs jours pour rallier les côtes de la Barbade, qui sait si Harry Markel n’eût pas renoncé à cette dernière relâche, si profitable dût-elle être pour ses compagnons et pour lui ?… Qui sait s’il n’aurait pas fui ces dangereux parages, s’il n’eût pas enfin assuré sa sécurité en dirigeant son navire sans passagers vers les mers du Pacifique ?…

Eh bien, non, avec le tempérament audacieux qu’on lui connaissait, Harry Markel, résistant aux instances de son équipage, aurait fait valoir que la Barbade devait être l’étape terminale ; que le voyage serait achevé dans quelques jours, que les périls ne seraient pas plus redoutables dans cette île qu’à Sainte-Lucie ou à la Dominique, anglaises comme elle, et il eût ajouté :

« Au retour, l’Alert vaudra sept mille livres de plus, car je ne jetterai pas ces sept mille livres à la mer, en y jetant ceux qui doivent les toucher à la Barbade ! »

Les modifications atmosphériques que l’on pouvait craindre ne se réalisèrent pas. Dans l’après-midi éclata un de ces gros orages, violents roulements de tonnerre, pluie torrentielle, qui ne sont pas rares dans la région des Antilles et y occasionnent trop souvent d’incalculables désastres. L’Alert dut pousser au large durant quelques heures. Puis le météore prit fin avec le coucher du soleil et la nuit promettait d’être assez calme.

Dans cette première journée, l’Alert n’avait franchi que le quart de la distance qui sépare les deux îles. L’orage l’ayant obligé de se mettre en cape courante, hors de sa route, Harry Markel espérait rattraper la nuit ce qu’il venait de perdre.

C’est ainsi que les choses se passèrent. La direction du vent s’étant modifiée, les alizés reprirent dans l’est, faibles et intermittents. La mer restée dure, la houle déferlante, tout ce que put faire le navire jusqu’à l’aube, ce fut de regagner au vent, et, le matin du 6 septembre, il était à mi-chemin entre les deux îles.

Ce jour-là, la navigation s’effectua en d’assez bonnes conditions avec une vitesse moyenne, et, le soir, l’Alert se trouvait en latitude avec la Barbade.

Cette île ne se laisse pas apercevoir de très loin, comme la Martinique. C’est une terre basse, sans grand relief, qui, ainsi que cela a été observé, est lentement montée à la surface de la mer. Son morne le plus élevé, l’Hillaby, ne dépasse pas trois cent cinquante mètres. Autour, de même qu’à Sainte-Lucie, se continue la croissance des couches coralligènes, et sa ceinture extérieure s’étend en quelques endroits à plusieurs kilomètres.

Harry Markel mit donc le cap à l’ouest, et, comme il n’en était qu’à une quinzaine de milles, l’île serait atteinte en quelques heures. Toutefois, ne voulant pas s’aventurer à proximité des brisants, il resta sous petite voilure, attendant le lever du jour pour entrer dans le port de Bridgetown.

Le lendemain, 7 septembre, l’Alert avait pris son mouillage.

L’impression des jeunes passagers, lorsqu’ils se virent au milieu de ce port, fut bien celle que marque Élisée Reclus dans sa Géographie si documentée. Ils crurent avoir atteint un des ports de l’Angleterre, Belfast ou Liverpool. Plus rien de ce qu’ils avaient observé à Amalia-Charlotte de Saint-Thomas, ni à Pointe-à-Pitre de la Guadeloupe, ni à Saint-Pierre de la Martinique. Suivant la remarque du grand géographe français, il semblait que les palmiers fussent dépaysés en cette île.

Si la Barbade n’a qu’une moyenne superficie, elle possède cependant un certain nombre de villes, assez importantes, fondées sur son littoral, Sperghstown, Hoistingtown, Hobetown, Hastings, village balnéaire assez fréquenté. Toutes sont aussi anglaises que leur nom.

On dirait que le Royaume-Uni les a expédiées en pièces démontables et qu’il n’y a eu qu’à les dresser sur place.

Dès que l’Alert eut envoyé son ancre par le fond, la première personne qui se présenta à bord fut une sorte de gentleman, sérieux et correct, habit noir et chapeau de haute forme.

Ce personnage vint présenter au capitaine Paxton et à ses passagers les compliments de Mrs Kethlen Seymour.

C’était M. Well, l’intendant, qui s’inclina respectueusement, et auquel M. Horatio Patterson rendit un salut non moins respectueux. Puis, après quelques propos échangés, les jeunes lauréats ne cachèrent point le vif désir qu’ils éprouvaient de faire connaissance avec la châtelaine de Nording-House.

À cela, M. Well répondit que, au débarquement, les futurs hôtes de Mrs Kethlen Seymour trouveraient les équipages mis à leur disposition et qu’ils seraient immédiatement conduits à Nording-House où les attendait Mrs Kethlen Seymour.

Puis, M. Well se retira avec une dignité dont M. Patterson apprécia toute la valeur, non sans avoir dit que des chambres étaient préparées pour recevoir les hôtes de Nording-House, et que le déjeuner serait servi à onze heures.

Il était vraisemblable, d’ailleurs, que la relâche de l’Alert à la Barbade se prolongerait plus que dans les autres îles.

N’était-il pas naturel que Mrs Kethlen Seymour désirât garder quelque temps près d’elle les boursiers d’Antilian School, et ceux-ci pourraient-ils se refuser à lui faire ce plaisir ?… N’était-il pas non moins naturel que l’excellente dame voulût leur montrer cette île qu’elle considérait sans doute comme la plus belle des Indes Occidentales ?…

À dix heures et demie, M. Patterson, irréprochablement habillé de noir, ses jeunes compagnons, vêtus de leurs costumes les plus propres, étaient prêts à partir.

Le grand canot de l’Alert les attendait. Après avoir descendu un certain nombre de valises, ils y prirent place, et l’embarcation revint à bord dès qu’elle les eut déposés sur le quai.

Deux équipages étaient là, ainsi que l’avait dit M. Well, cocher sur le siège, valet de pied aux portières.

M. Patterson et ses compagnons montèrent aussitôt dans les voitures, qui partirent au trot des attelages, et, après avoir traversé les rues marchandes voisines du port, elles atteignirent le faubourg de Fontabelle.

C’est ce quartier élégant qu’habitent les riches négociants de Bridgetown. Les superbes habitations, les opulentes villas, s’y élèvent au milieu des arbres, et, de toutes ces résidences, la plus somptueuse était, sans contredit, celle de Mrs Kethlen Seymour.

Il avait été convenu que, pendant le séjour à la Barbade, personne ne reviendrait à bord : on ne reverrait Harry Markel que le jour du départ.

D’une certaine façon, cela ne pouvait que convenir à celui-ci. Les passagers, une fois installés à Nording-House, l’Alert ne recevrait aucun visiteur, et le faux capitaine Paxton courrait moins de risques d’être reconnu.

Mais, d’autre façon, ce qui ne laissait pas de l’inquiéter, c’était la prolongation de la relâche. Si le programme, imposé par Mrs Kethlen Seymour, ne comportait que de deux à trois jours dans les autres Antilles, on ignorait les intentions de cette dame en ce qui concernait la Barbade. Il se pouvait fort bien que l’Alert dût rester une semaine à Bridgetown, peut-être deux, c’est-à-dire jusqu’au 20 septembre. Même en partant à cette date, avec une traversée moyenne de vingt-cinq jours de l’Amérique à l’Europe, les pensionnaires d’Antilian School seraient de retour pour la mi-octobre, presque au début de l’année scolaire. Donc, il était possible que la relâche ne prit fin que vers le 20, ce qui permettrait aux hôtes de Mrs Kethlen Seymour d’explorer complètement l’île.

C’est bien à cela que réfléchissaient Harry Markel et ses compagnons. Après avoir réussi jusqu’alors, après avoir évité la visite de ce matelot du Fire-Fly qui demandait à voir un de ses camarades, puis celle du vieux marin de la Dominique qui voulait serrer la main du capitaine Paxton, la malchance se déclarerait-elle contre eux à la Barbade ?…

En tout cas, Harry Markel se tiendrait plus sévèrement que jamais sur ses gardes. Il refuserait toute invitation qui lui serait adressée pour Nording-House. Pas un seul de ses hommes ne descendrait à terre. Cette fois, ni Morden ni aucun autre n’aurait l’occasion d’aller se griser dans les tavernes de Bridgetown.

Magnifique propriété, ce domaine de Nording-House, et d’une importance considérable. Le château s’élève au milieu d’un parc ombragé des plus beaux arbres de la zone tropicale. Autour s’étendent les plantations de cannes à sucre, les champs de cotonniers, avec un horizon de forêts dans le nord-est. Étangs, rios, y sont alimentés d’eaux toujours fraîches, bien que le défrichement de l’île ait amené la diminution des pluies. Quelques rivières l’arrosent, et nombreux sont les puits ou la couche liquide se rencontre à petite profondeur.

Ce fut dans le vaste hall du château que l’intendant fit entrer M. Patterson et les jeunes garçons, tandis que des domestiques noirs prenaient leurs bagages et les montaient aux chambres destinées à chacun d’eux. Puis, M. Well les introduisit dans le salon où attendait Mrs Kethlen Seymour.

C’était une femme de soixante-deux ans, cheveux blancs, yeux bleus, physionomie avenante, taille élevée, ayant un grand air de noblesse et de bonté, à laquelle M. Horatio Patterson ne manqua pas d’appliquer le patuit incessu Dea de Virgile. Cette dame leur fit à tous l’accueil le plus cordial, et ne cacha point l’extrême joie qu’elle éprouvait à recevoir les lauréats du concours d’Antilian School.

Roger Hinsdale, au nom de ses camarades, répondit par un petit discours bien préparé, bien su, bien récité, dont Mrs Kethlen Seymour se montra charmée. Elle s’exprima à ce sujet en excellents termes, et déclara aux passagers de l’Alert qu’ils seraient ses hôtes pendant toute la durée du séjour à la Barbade.

M. Patterson répondit que les désirs de Mrs Kethlen Seymour étaient pour eux des ordres, et, comme elle lui tendait la main, il y déposa le plus respectueux des baisers.

Mrs Kethlen Seymour, née à la Barbade, appartenait à une riche famille qui avait pris possession de ce domaine dès les débuts de la colonie. Elle comptait parmi ses ancêtres ce comte de Carlisle, l’un des concessionnaires de l’île. À cette époque, tout propriétaire de terres rétrocédées par lui devait verser annuellement la valeur de quarante livres de coton. De là les revenus très considérables que produisaient ces propriétés, et, entre autres, la propriété de Nording-House.

Il n’est pas inutile de noter que le climat de la Barbade est l’un des plus salubres de l’Antilie. La chaleur est quotidiennement tempérée par les brises de mer. Jamais la fièvre jaune, si commune et si désastreuse dans l’archipel, n’y a étendu ses ravages. Cette île ne doit redouter que la violence des ouragans, d’ordinaire terribles et fréquents en ces parages.

Le gouverneur des Antilles anglaises, qui réside à la Barbade, tenait Mrs Kethlen Seymour en haute estime. Femme de grand cœur, généreuse et charitable, les malheureux n’invoquaient pas en vain son inépuisable charité.

Le déjeuner fut servi dans la vaste salle du rez-de-chaussée. Sur la table abondaient les productions de l’île, poissons, gibier, fruits dont la variété égale la saveur, et les convives apprécièrent ce menu comme il le méritait.

S’ils ne purent qu’être satisfaits de l’accueil de leur hôtesse, celle-ci éprouva pleine satisfaction à voir, rangés autour d’elle, ces jeunes voyageurs dont les visages, hâlés par les brises marines, respiraient le contentement et la santé.

Et, pendant le déjeuner, lorsqu’il fut question de la durée de cette relâche à la Barbade :

« Je pense, mes chers enfants, répondit Mrs Kethlen Seymour, qu’elle ne devra pas être moindre d’une quinzaine. C’est aujourd’hui le 7 septembre, et, en partant le 22, il y a tout lieu de croire que vous arriverez en Angleterre vers le milieu du mois d’octobre… J’ai l’espoir que vous ne regretterez pas votre séjour à la Barbade… Que pensez-vous de cette date, monsieur Patterson ?…

— Madame, répondit M. Patterson en s’inclinant sur son assiette, nos jours vous appartiennent, et vous pouvez en disposer à votre convenance…

— Alors, mes jeunes amis, si je n’écoutais que mon cœur, je ne vous laisserais plus retourner en Europe !… Et que diraient vos familles ?… Que dirait, votre femme en ne vous voyant pas revenir, monsieur Patterson ?…

— Le cas est prévu, répondit le mentor. Oui… le cas où l’Alert ayant disparu… des années s’écouleraient sans qu’on eût de mes nouvelles…

— Oh ! cela n’arrivera point ! affirma Mrs Kethlen Seymour… Votre traversée a été heureuse à l’aller, elle le sera au retour. Vous avez un bon navire… Le capitaine Paxton est un excellent marin…

— Certes, ajouta M. Patterson, nous n’avons jamais eu qu’à nous louer de sa conduite !

— Je ne l’oublierai pas, répondit Mrs Kethlen Seymour.

— Pas plus, noble dame, que nous n’oublierons le jour où il nous a été donné de vous présenter nos premiers hommages, ce dies albo notanda lapillo… et, comme l’a dit Martial : hanc lucem lactea gemma notet ; ou, comme l’a dit Horace : cressa ne careat pulchra dies nota ; ou, comme l’a dit Stace : creta signare diem… »

Heureusement, M. Patterson s’arrêta sur cette dernière citation, que les jeunes convives crurent devoir interrompre de leurs joyeux hurrahs.

Que Mrs Kethlen Seymour eût compris ces formules latines, ce n’était pas probable, mais elle ne pouvait se méprendre à l’intention de l’éloquent citateur. Et, d’ailleurs, peut-être les lauréats n’avaient-ils pas tous compris les phrases empruntées à Martial, à Stace, à Horace. En effet, lorsqu’ils furent seuls, voici ce que Roger Hinsdale lui dit :

« Monsieur Patterson, comment traduisez-vous exactement creta signare diem ?…

— Mais noter un jour avec de la craie, ce qui équivaut à noter avec une pierre blanche, lactea gemma Comment, vous, Hinsdale, vous n’aviez pas compris, alors que certainement Mrs Kethlen Seymour a dû…

— Oh ! s’écria Tony Renault…

— Si… si !… affirma le mentor. Cet admirable latin se comprend tout seul…

— Oh ! fit encore ce diable de Tony.

— Pourquoi ce oh ?…

— Parce que le latin, même admirable, ne se comprend pas toujours tout seul, comme vous dites, monsieur Patterson, affirma Tony Renault. Et, tenez, permettez-moi de vous citer une phrase et de vous demander comment vous la traduiriez ?… »

Assurément, cet incorrigible garçon allait encore énoncer quelqu’une de ces plaisanteries dont il était coutumier, et ses camarades ne s’y trompèrent pas.

« Voyons… citez… répondit M. Patterson en ajustant ses lunettes d’un geste doctoral.

— Voici la phrase : Rosam angelum letorum.

— Ah ! fit M. Patterson, qui parut surpris. Et de qui est-elle, cette phrase ?…

— D’un auteur inconnu… mais peu importe !… Que peut-elle signifier ?…

— Elle ne signifie rien, Tony !… Ce sont des mots sans suite… Rosam, la rose, à l’accusatif ; angelum, l’ange, à l’accusatif ; letorum, des heureux, au génitif pluriel…

— Je vous demande pardon, répliqua Tony Renault, dont l’œil brillait de malice. Cette phrase a une signification très précise…

— Que vous connaissez ?…

— Que je connais.

— Ah !… Eh bien, je chercherai… conclut M. Patterson, je chercherai ! »

Et, en effet, il devait chercher… longtemps encore, comme on le verra.

À partir de ce jour, la relâche s’écoula en excursions, — excursions auxquelles Mrs Kethlen Seymour prit souvent part. Il y eut à visiter non seulement le domaine de Nording-House, mais aussi les autres régions de la côte orientale. Bridgetown n’eut pas seule le privilège de posséder les hôtes de l’opulente dame. Ils poussèrent leur exploration jusqu’aux villes du littoral, et vraiment Mrs Kethlen Seymour se réjouissait aux compliments qu’ils lui faisaient de son île.

Il résulte de là que, au cours de cette relâche, l’Alert fut absolument oublié de ses passagers. Pas une seule fois ils n’eurent l’occasion de revenir à bord. D’ailleurs, Harry Markel et les autres étaient toujours sur le qui-vive, et, bien qu’aucun incident ne fût venu les compromettre, il leur tardait d’avoir quitté la Barbade. Alors, en pleine mer, ils seraient à l’abri de toute éventualité et arriveraient au dénouement de ce drame !

On peut dire, sans trop d’exagération, que l’île est un immense jardin, riche en fruits, riche en fleurs. De ce jardin, qui est aussi un potager, l’industrie agricole tire à profusion le riz, le coton de l’espèce « barbadeuse », recherché sur les divers marchés d’Europe. Quant au sucre, sa production est considérable. Il y a lieu d’ajouter que les établissements industriels s’y trouvent en prospérité croissante. En effet on ne compte pas moins de cinq cents usines à la Barbade.

En diverses occasions, lorsque les touristes visitèrent les autres villes, leur excursion se prolongeant, ils ne purent rentrer le jour même à Nording-House. Ce fut l’exception, et, presque tous les soirs, ils se réunissaient dans les salons du château. Plusieurs fois, les notables de Bridgetown, Son Excellence le Gouverneur, les membres du Conseil exécutif, quelques hauts fonctionnaires, vinrent s’asseoir à la table de Mrs Kethlen Seymour.

Le 17, il y eut une grande fête qui ne compta pas moins d’une soixantaine d’invités, — fête que devait terminer un feu d’artifice. Les jeunes lauréats en eurent tous les honneurs, sans distinction de nationalité.

Et Mrs Kethlen Seymour de redire sans cesse :

« Je ne veux voir ici ni Anglais, ni Français, ni Hollandais, ni Suédois, ni Danois… Non ! rien que des Antilians, mes compatriotes ! »

Après un concert où l’on exécuta d’excellente musique, quelques tables de whist furent dressées ; et M. Horatio Patterson, partenaire de Mrs Kethlen Seymour, fit, non sans un très légitime orgueil, un extraordinaire chelem de dix fiches dont on parle encore dans les Indes Occidentales.

Ainsi s’écoula le temps avec une telle rapidité que les hôtes de Nording-House purent en regarder les jours comme des heures, les heures comme des minutes. Le 21 septembre était arrivé sans qu’ils s’en fussent aperçus. Harry Markel ne les avait point revus à bord. Ils ne tarderaient pas à revenir, d’ailleurs, puisque le départ était fixé au 22.

La veille, cependant, Mrs Kethlen Seymour manifesta le désir de visiter l’Alert. Vive satisfaction pour Louis Clodion et ses camarades, heureux de lui faire les honneurs du navire comme elle leur avait fait les honneurs de son château. L’excellente dame voulait connaître le capitaine Paxton, lui exprimer ses remerciements, — d’autant plus qu’elle avait une demande à lui adresser.

Donc, dans la matinée, les équipages quittèrent le domaine et vinrent s’arrêter au quai de Bridgetown.

Le grand canot de la direction maritime, qui attendait à l’escalier de l’appontement, transporta les visiteurs à bord.

Harry Markel avait été prévenu par l’intendant, et ils se fussent bien passés de cette visite, ses compagnons et lui, craignant toujours quelque complication imprévue ! Or, il eût été impossible de l’éviter.

« Au diable tous ces gens-là !… s’était écrié John Carpenter.

— Soit… mais de la tenue », avait répondu Harry Markel.

Mrs Kethlen Seymour fut reçue avec la convenance et le respect que commandait sa grande situation à la Barbade. Et, tout d’abord, elle offrit au capitaine l’expression de sa gratitude.

Harry Markel mit une extrême politesse dans sa réponse. Puis, comme la châtelaine de Nording-House ajouta que, pour reconnaître les bons soins de l’équipage, elle lui accordait une gratification de cinq cents livres, Corty donna le signal de hurrahs dont l’ardeur ne put que la toucher très sincèrement.

Mrs Kethlen Seymour visita alors le carré et les cabines. Conduite dans la dunette, cette installation parut la satisfaire de tous points. Et quels compliments accueillirent M. Horatio Patterson, lorsqu’il montra le terrible serpent disposé dans une attitude effrayante autour du mât d’artimon.

« Quoi ! s’écria Mrs Kethlen Seymour, c’est vous, monsieur Patterson, qui avez tué cet horrible monstre ?…

— Moi-même, répondit M. Patterson, et, s’il est encore si terrible d’aspect après sa mort, vous jugez de ce qu’il devait être pendant sa vie, lorsqu’il dardait sur moi sa langue de trigonocéphale ! »

Et, si Tony Renault ne se tordit pas à cette répartie, c’est que Louis Clodion le pinça jusqu’au sang.

« Il paraît, d’ailleurs, aussi vivant que lorsque je l’ai tué !… déclara M. Patterson.

— Tout autant ! » répondit Tony Renault, que son camarade ne put retenir cette fois.

Revenue sur la dunette, Mrs Kethlen Seymour, rejoignant Harry Markel, lui dit :

« C’est demain que vous prendrez la mer, capitaine Paxton ?…

— Demain, madame, et dès le lever du soleil.

— Eh bien, j’ai une demande à vous faire… Il s’agit d’un jeune marin de vingt-cinq ans, le fils de l’une de mes femmes, un brave garçon, qui va retourner en Angleterre pour occuper les fonctions de second maître sur un bâtiment de commerce… Je vous serais très obligée de lui donner passage à bord de l’Alert. »

Que cette demande convint ou non à Harry Markel, il était évident qu’il ne pouvait refuser, puisque le navire naviguait au compte de Mrs Kethlen Seymour. Il se borna donc à répondre :

« Que ce jeune homme vienne à bord, madame, il y sera bien reçu. »

Mrs Kethlen Seymour renouvela ses remerciements au capitaine. Puis elle lui recommanda, pour la traversée de retour, M. Patterson et les jeunes passagers, dont elle avait la responsabilité vis-à-vis de leurs familles.

Et alors, — point essentiel pour Harry Markel, et en vue duquel ses compagnons et lui s’étaient exposés à de si graves dangers, — Mrs Kethlen Seymour annonça que, le jour même, M. Patterson et les boursiers recevraient la prime de sept cents livres promise à chacun.

M. Patterson, très sincèrement, observa que ce serait abuser de la générosité de la châtelaine de Nording-House. Roger Hinsdale, Louis Clodion, d’autres se joignirent à lui.

Mrs Kethlen Seymour ayant déclaré qu’un refus la désobligerait, il n’y eut pas lieu d’insister, à l’extrême satisfaction de John Carpenter et de tout l’équipage.

Puis, après un amical adieu au capitaine de l’Alert, après des souhaits de bon voyage, la visiteuse et ses hôtes reprirent place dans le canot qui les reconduisit au quai, d’où les voitures les ramenèrent au château pour y passer cette dernière journée.

Et lorsque tous eurent quitté le bord :

« Ça y est !… s’écria Corty.

— Mille et mille diables !… ajouta John Carpenter. J’ai vu le moment où ces imbéciles allaient refuser de toucher leur prime !… C’eût été bien la peine d’avoir risqué sa tête pour s’en retourner la poche vide ! »

Enfin, les passagers ne reviendraient pas sans rapporter la somme qui devait doubler les bénéfices de l’affaire.

« Et ce marin ?… dit alors Corty.

— Bon !… répondit le maître d’équipage. Un de plus… ce n’est pas cela qui nous embarrassera, j’imagine…

— Non, répliqua Corty, et je me charge de lui ! »

Ce soir-là, un grand dîner réunit à Nording-House les notables de la colonie et les hôtes de Mrs Kethlen Seymour. Le repas achevé, de nouveaux adieux furent échangés, et les passagers de l’Alert revinrent à bord. Chacun d’eux avait reçu en guinées, renfermées dans un petit sac de soie, la prime attribuée aux lauréats du concours d’Antilian School.

Une heure auparavant était arrivé le jeune marin pour lequel Mrs Kethlen Seymour avait demandé passage, et il avait été conduit à la cabine qu’il devait occuper.

Tout était prêt pour l’appareillage du lendemain, et, au lever du soleil, l’Alert aurait quitté le port de Bridgetown, sa dernière relâche aux Indes Occidentales.

  1. 40 millions de francs.