Dante et les origines de la langue et de la littérature italienne

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Dante et les origines de la langue et de la littérature italienne
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 12 (p. 1389-1390).


DANTE ET LES ORIGINES DE LA LANGUE ET DE LA LITTERATURE ITALIENNES[1]. — Ce fut le sort de M. Fauriel de devancer sur presque tous les points les investigations de la critique moderne dans le vaste champ de l’histoire littéraire, et de ne recueillir presque jamais aux yeux du public le bénéfice de ses créations. Passionné pour la recherche, plus soucieux de trouver que de mettre en œuvre, il reculait trop souvent devant le pénible travail de la composition, et, entraîné par son ardente curiosité, il ne songeait guère à se faire lui-même l’interprète de ses propres découvertes. Faut-il s’en plaindre, et son action sur le mouvement des esprits en a-t-elle été diminuée ? Non, certes. Débarrassé de la préoccupation du style et des immenses sacrifiées de temps et de pensée que coûte le soin d’écrire, il put avec une entière liberté poursuivre les nombreuses séries de recherches que la sagacité de son esprit lui révélait. Accueillies par des disciples ingénieux, ses idées fructifiaient entre les mains d’autrui, et c’est ainsi que, sans avoir beaucoup écrit, M. Fauriel est sans contredit l’homme de notre siècle qui a mis en circulation le plus d’idées, inauguré le plus de branches d’étude, aperçu dans l’ordre des travaux historiques le plus de résultats nouveaux.

L’ouvrage récemment publié par la pieuse amitié de l’héritière des papiers de M. Fauriel est la meilleure preuve de cet honorable oubli de soi-même, de ce parfait désintéressement scientifique, qui caractérisaient l’illustre professeur. Dans aucune branche d’étude, M. Fauriel n’a été plus créateur que dans tout ce qui tient aux origines des littératures romanes et en particulier de la littérature italienne. C’était là le point central de ses recherches, celui auquel presque toutes ses études aboutissaient. L’importance et la vraie physionomie de Dante, à la fois le créateur et le dernier terme de la littérature italienne, il l’a d’abord aperçue. Or sur tous ces points, où il fut si éminemment inventeur, il a l’air de venir le dernier, et son livre, plein d’idées neuves il y a vingt ans, se présente devant nous comme un écho du mouvement qu’il a créé. Les lacunes mêmes et les imperfections qui s’y remarquent sont reflet de la libéralité de l’auteur. M. Fauriel prêtait ses manuscrits avec la plus grande facilité ; ni les abus par lesquels sa confiance fut trop souvent payée, ni les représentations de ses amis ne purent jamais vaincre sur ce point ses habitudes généreuses, il s’en est suivi qu’après la mort de l’auteur quelques-unes des parties les plus importantes de son œuvre manquaient : les appels adressés aux détenteurs de ces travaux sont restés sans effet. Il était dans la destinée de M. Fauriel de servir aux progrès de la science aux dépens de sa propre renommée ; la joie de poursuivre le vrai et de le découvrir lui suffisait.

Et pourtant ces deux volumes, tout incomplets et surannés qu’ils peuvent paraître, n’en restent pas moins d’un très grand prix. Sur une foule de points, l’exposition de M. Fauriel n’a été ni dépassée, ni même égalée. Les développemens relatifs à la formation des langues romanes et aux lois générales qui président dans la famille indo-européenne à la formation des idiomes dérivés n’ont jamais été mieux exposés. Après les progrès accomplis depuis vingt ans en linguistique, ces pages demeurent éclatantes de vérité. Là encore M. Fauriel se montre au premier rang, sinon des inventeurs, du moins de ceux qui naturalisèrent en France et appliquèrent avec sagacité les grandes méthodes découvertes en Allemagne. Le goût et le sentiment des origines le dirigeaient dans tous ses travaux, et lui faisaient deviner les nuances les plus délicates dans les sujets les plus divers. Qu’il se soit trompé parfois, que dans cet océan de l’histoire littéraire, où l’on ne trouve, le vrai qu’à la condition d’être entièrement dégagé de préventions nationales et provinciales, il ait parfois obéi à certains partis pris, faut-il s’en étonner ? On ne crée qu’avec l’amour, et, si j’ose le dire, avec la passion ; on ne jette les fondemens d’une étude qu’en tranchant bien des points sur lesquels la critique est loin d’avoir dit son dernier mot. Il est toujours facile, en reprenant par l’analyse et le détail l’œuvre des maîtres, d’y montrer des inexactitudes, des vues anticipées, des conjectures moins heureuses que d’autres ; mais cela même est un hommage, et la plus belle récompense du vrai chercheur est d’avoir su produire un mouvement d’études par suite duquel il est dépassé. ernest renan.

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V. de Mars.

  1. 2 volumes in-8o ; Paris, chez Durand.