César Borgia (Charles Benoist)/02

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César Borgia (Charles Benoist)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 36 (p. 878-911).
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CÉSAR BORGIA

II.[1]
L’ORIGINAL DU PRINCE


I

Après avoir fait étape à Pesaro et à Fano, Machiavel, suivant l’armée ducale, était parti de bonne heure, le matin du 31 décembre 1502, pour Sinigaglia, dont les Orsini et Vitellozzo s’étaient emparés au nom de César. Le jour même, il écrit : « Ils lui ont fait escorte (les condottieri), et quand il a été entré, eux à ses côtés, dans la terre, il s’est tourné vers sa garde et les a fait prendre prisonniers ; et ainsi il les a tous pris, et la terre est encore à sac ; et nous sommes à vingt-trois heures (à onze heures du soir). Je suis dans un très grand souci : je ne sais si je pourrai expédier ma lettre, car je ne trouve personne qui s’en vienne. Je vous écrirai au long par ailleurs, et, selon mon opinion, ils ne seront pas en vie demain matin. »

Sommairement, par cette première dépêche, le secrétaire florentin annonce aux Dix ce qui lui apparaîtra bientôt, ce qui lui apparaît peut-être déjà comme un chef-d’œuvre de la ruse Elle est brève, sèche, émue pourtant, et il semble qu’on y sente trembler cette main qui tracera imperturbablement tant de maximes qui dans la suite des temps seront réputées effroyables. Il demeure en tout cas plongé en une admiration étonnée, — « pour la qualité de la chose, qui lui paraît rare et mémorable, » — ; et il éprouve un irrésistible besoin de l’écrire : la plume se colle à ses doigts. Il passe la nuit entière du 31 décembre à fixer pour la Seigneurie et pour lui-même, pendant que sont présentes à ses yeux les figures des hommes et des choses, les circonstances du drame rapide. On conserve, pense-t-on, dans une cassette de la Bibliothèque nationale de Florence l’original autographe, et inédit jusqu’en 1875, de ce récit tout frais, ou tout chaud ; malheureusement, la fin manque, mais il n’est pas impossible d’y suppléer, puisque Machiavel, soit qu’il voulût être sûr que la Seigneurie serait exactement informée, soit qu’il ne pût vraiment détacher sa pensée d’un événement aussi considérable, en a rédigé coup sur coup plusieurs versions qu’il confia à diverses estafettes. L’une de ces versions, imprimée dans toutes les éditions de ses œuvres, et la plus connue, sinon la seule généralement connue, est devenue classique sous le titre de : Descrizione del modo tenuto dal duca Valentino nell’ ammazzare Vitellozzo Vitelli, Oliverotto da Fermo, il signor Pagolo e il duca di Gravina, Orsini. Elle est probablement postérieure aux autres, écrite plutôt pour l’histoire que pour les Dix, plus littéraire, plus « faite, » moins spontanée, moins frémissante. Le début suffit à montrer que c’est une composition : « Le duc de Valentinois était revenu de Lombardie… » La lettre incomplète, qu’on croit pouvoir dater du 31 décembre, vibre et vit bien davantage. Elle commence :


Ce Seigneur avait pressenti, après le départ que les Français firent de Cesena, comment ses ennemis réconciliés cherchaient, sous ombre d’acquérir Sinigaglia en son nom, à lui mettre les mains dessus et à s’assurer de lui ; jugeant pouvoir sous couleur de telle entreprise réunir leurs forces ensemble ; pensant qu’il n’était pas resté au duc autant de monde qu’il en avait, et que, pour ce motif, leurs desseins seraient plus faciles. D’où ce Seigneur pensa qu’il les devait prévenir…


La même considération, on s’en souvient, avait armé les meurtriers de Girolamo Riario : « Mieux vaut le lui faire qu’il ne nous le fasse. » César le fera donc aux condottieri qui voudraient le lui faire. Pour bien tendre le piège, il dissimule et disperse ses troupes :

Il leur permit l’entreprise de Sinigaglia et fit attention à cacher ses forces, afin de les faire venir plus volontiers et de plus grand cœur.

C’est une poursuite lente, une chasse à la trace, les pas dans les pas.


Ainsi, quand ils se mûrent pour aller à Sinigaglia, il partit de Cesena, et quand il arriva à Pesaro, des nouvelles vinrent que Sinigaglia avait été occupée par les Orsini… à l’exception de la citadelle.


La ville prise, les condottieri déclaraient vouloir la tenir pour le duc, et, comme la forteresse résistait, ils sollicitaient Son Excellence de s’avancer avec ses gens et artilleries pour la réduire. César voit là une contre-mine qui coupe et évente la sienne, un autre piège dressé contre le sien ; il feint d’y tomber. Pour ne pas affaiblir l’opinion où ils étaient qu’ils pourraient le tromper, dans la marche de Cesena à Fano, « il avait fait venir ses gens disséminés à ce point que personne ne les avait pu compter ni savoir même à peu près leur quantité ; et, entre autres moyens dont il avait usé pour les cacher, il n’avait pas assigné de chef à plus de 100 hommes d’armes et 100 arbalétriers à cheval, qu’il avait « égrenés » — fatti spicciolati — et envoyés loger en divers endroits par ses terres. » Très secret et mystérieux jusqu’au dernier moment, ce n’est qu’à son départ de Cesena qu’il leur indique où ils doivent se rendre près de Fano et à qui ils doivent obéir. Le « grand ordre, » que l’évêque de Volterra signalait naguère, avec le « grand secret » et la « grande rapidité, » comme l’une des qualités caractéristiques de César, règne plus que jamais dans cette armée qui va le duc seul sait où.


Arrivé à Fano le 30 du mois passé avec toute l’armée autour de lui, et voulant le matin de bonne heure chevaucher vers Sinigaglia, il ordonna à tous ses chefs que chacun fît en sorte d’être le matin à dix-huit heures avec ses compagnies rangé sur le bord du fleuve qui se trouve à six milles de Fano : et ayant disposé qui aurait à former l’avant-garde et qui, l’arrière, et où devraient être les infanteries, le matin à l’heure dite, chaque homme fut à son poste.


A l’avant-garde, Ludovico della Mirandola, Raffaello de Pazzi, et deux autres condottieri avec quelque 500 chevaux ; puis une bande de plus de mille Gascons et Suisses, « et puis Son Excellence en armure, sur un cheval bardé, au milieu de son escadron ; et puis, après, tout le reste de ses gens d’armes et chevaux ; sur la main droite, vers les monts, tout le reste de ses infanteries. » Cet ordre était arrêté si minutieusement que César avait pu le pousser jusqu’à l’apparence du désordre, toujours dans la même intention, pour inspirer, par son étalage de confiance, une pleine confiante à ces alliés qui étaient des adversaires, à ces conspirateurs qui se présentaient en amis :


Pour donner plus de cœur à ses ennemis et pour montrer peu d’ordre dans sa venue, il n’avait point assigné de place aux chariots dont cette armée est très copieusement munie, mais il les avait laissés avancer à la défilade.


Ici, la narration de Machiavel se fait précise comme un procès-verbal ; il décrit les lieux, mesure les distances, relève les points de repère.


De Fano à Sinigaglia, comme le peuvent savoir Vos Seigneuries, il y a environ 15 milles. Chacune de ces villes est au bord de la mer et le chemin qu’on fait de l’une à l’autre est tout droit (tout plan, tutto piano), placé entre la mer et les monts qui se resserrent en tel endroit avec la mer de sorte que, de leurs racines aux eaux, il n’y a pas trente brasses d’espace, et le plus que cet espace s’élargisse ne fait pas tant de terrain qu’un demi-mille ne soit davantage. Sinigaglia a du côté de la tramontane la mer, duquel côté est la rocca ; elle a, du côté du couchant, un gros fleuve qui passe au pied de ses murailles, et qu’il faut traverser à ceux qui partent de Fano pour aller là. Il n’y a sur ce fleuve qu’un pont de bois qui n’aboutit pas à la porte de la ville, mais aux murailles et loin de celles-ci environ trois lances. Sur la main gauche, le pont passé, il y a une petite porte, loin comme quelque six lances ; et sur la main droite, loin comme deux portées d’arbalète, — il faut tourner la muraille pour y arriver et s’éloigner davantage du fleuve, — est une autre grande porte avec ponts-levis et autres engins accoutumés. En avant de cette porte qui est proche du côté qui regarde le midi, sont beaucoup de maisons, non en forme de bourg, mais détachées l’une de l’autre, si bien qu’elles laissent une place au milieu, laquelle, par un de ses côtés, s’étend jusqu’au fleuve que j’ai dit ci-dessus.


Les lieux ainsi dépeints, voici maintenant les hommes :


Se trouvaient à Sinigaglia, quand le duc se trouvait à Fano, Vitellozzo, le seigneur Paulo Orsino, le duc de Gravina, et Liverotto da Fermo avec 2 000 fantassins et environ 300 « escopettiers » (scoppiettieri) à cheval : et le reste de tous leurs gens d’armes et fantassins était par certains châteaux d’alentour, à une distance de plus de six milles.


Grave imprudence, car César, qui connaît les uns et les autres, les lieux et les hommes, a pris de près ses précautions :


Et parce que ceux-ci (les condottieri) pensaient à pouvoir forcer le duc, il était nécessaire qu’il pensât à les forcer. Et sachant bien quels étaient leurs desseins, et le site de la terre comme il était, et comment il pouvait être attaqué et attaquer les autres, il écrivit, le soir précédant le matin où il partit de Fano, à ces Orsini qu’il voulait qu’ils retirassent tous leurs gens de Sinigaglia et qu’ils se logeassent hors la ville dans ces maisons que je dis ci-dessus qui sont près de la porte, et, quant à leurs personnes, s’ils voulaient loger dans la ville même, il s’en remettait à eux.


Ce qu’il craint par-dessus tout, c’est d’éveiller leurs craintes ; et ce en quoi il se confie surtout, c’est dans la confiance qu’il travaille à leur inspirer. Au surplus, tout, jusqu’aux plus petits détails, est prémédité, réglé.


Il écrivit etiam qu’il voulait que toutes les portes de la ville fussent fermées, à l’exception de celle qui regardait vers ces maisons, afin qu’il ne pût entrer que les gens seulement qu’il voulait.


Avant donc qu’il parte de Fano, il donne à ses soldats des ordres pour la route, aux Orsini des ordres pour sa réception ; et quand il part le matin, au jour, il s’en va vers Sinigaglia, lentement, passo passa, au pas, « comme peuvent marcher les infanteries en ordonnance. » Ce sont de belles troupes, c’est un beau paysage, et cela fait un beau spectacle dont Machiavel jouit vivement. « Et vraiment, pour la quantité et qualité des gens, et pour l’humanité (per la umanità) du site qui les découvrait tous et ne gâtait pas leur ordre (la route étant toute droite, toute plane entre la mer et les monts), il me parut un rare spectacle de les voir. »

Les condottieri se portent à la rencontre du duc, alors que la tête de l’armée est encore à trois milles de Sinigaglia : Orsini et Vitelli commencent à se présenter, non pas tous ensemble, mais un à un ; « d’où l’on présume qu’ils y étaient allés, non par délibération commune, mais au hasard, forcés par la nécessité et par la honte, ou bien par la bonne fortune d’autrui, et par leur mauvaise. » Parmi eux Vitellozzo, qui « vint sur une petite mule, sans armure, avec, au dos, un sarrau étroit, noir et usé, et, par-dessus, une pelisse noire doublée de vert ; et qui l’eût vu n’aurait jamais jugé que ce fût celui sous les auspices de qui deux fois cette année on avait cherché à chasser d’Italie le roi de France. Son visage était pâle et hébété, ce qui dénotait à chacun facilement sa future mort. » A lui et aux autres César fit le meilleur accueil, et ils s’en retournèrent vers Sinigaglia, causant tantôt avec le duc, tantôt avec ses compagnons.

Cependant l’avant-garde des gens d’armes avait franchi le pont ; selon l’ordre de César, elle s’était arrêtée entre le pont et la porte, et elle avait fait former la haie à ses chevaux, dont une partie tournait la croupe aux murs de la ville et l’autre au fleuve, laissant au milieu un chemin par où passerait le reste de l’armée :


Ce que fit le duc, — qui n’oubliait rien, — pour être maître de ce pont et pouvoir s’en servir à tout événement. Les mille Suisses et Gascons qui marchaient derrière l’avant-garde entrèrent alors dans la ville, et derrière eux vint le duc au milieu des Orsini et Vitelli ; pour qu’ils ne pussent plus s’en aller, une fois qu’ils seraient venus au-devant de lui, il avait ordonné à huit de ses confidens les plus intimes d’entretenir deux par deux chacun des condottieri, et dans…


Brusquement, la lettre s’interrompt ; la lacune s’ouvre au moment le plus pathétique, et ce serait une perte irréparable si la Descrizione, quoique plus guindée et plus froide, ne permettait pas de la combler. Les deux Orsini, Paulo et le duc de Gravina, et Vitellozzo Vitelli s’avancent, devisant de choses et d’autres, encadrés chacun de deux hommes sûrs.


Mais le duc, ayant vu qu’Oliverotto manquait, — car il était resté avec ses gens à Sinigaglia et s’occupait, devant la place où il était logé sur le fleuve, à les ranger et à les exercer, — fit de l’œil signe à don Michèle, à qui la charge d’Oliverotto avait été donnée, qu’il pourvût à ce qu’Oliverotto ne s’échappât point. Aussi don Michèle poussa-t-il son cheval, et, arrivé près d’Oliverotto, lui dit-il que ce n’était pas l’heure de rassembler son monde hors de ses logemens, parce qu’ils leur seraient enlevés par ceux du duc, qu’il l’engageait donc à les y faire rentrer, et à venir avec lui à la rencontre du duc. Et, Oliverotto ayant exécuté cet ordre, le duc survint, qui le vit et l’appela : Oliverotto lui fit révérence et l’accompagna avec les autres ; ils entrèrent avec lui à Sinigaglia, et descendirent tous de cheval au logement du duc ; et, étant entrés avec lui dans une chambre secrète, ils furent par le duc faits prisonniers. Lequel duc aussitôt monta à cheval et commanda que fussent dévalisés les gens de Liverotto et des Orsini. Ceux de Liverotto furent tous mis à sac, car ils étaient proches ; ceux des Orsini et Vitelli, étant loin et ayant pressenti la ruine de leurs maîtres, eurent le temps de se réunir ; et s’étant souvenus de la vertu et discipline de la maison Vitellesca, serrés ensemble, contre le gré du pays et des hommes ennemis, ils se sauvèrent. Mais les soldats du duc, non contens du sac des gens de Liverotto, commencèrent à saccager Sinigaglia, et si ce n’eût été que le duc, par la mort de beaucoup, réprima leur insolence, ils l’eussent saccagée toute. Mais, la nuit venue et les tumultes arrêtés, il parut à propos au duc de faire tuer Vitellozzo et Liverotto ; et les ayant conduits tous deux en un même lieu, il les fit étrangler. Où il ne fut usé par aucun d’eux de paroles dignes de leur vie passée ; puisque Vitellozzo demanda qu’on suppliât le Pape de lui donner de ses péchés indulgence plénière ; et Liverotto, en pleurant, rejetait sur le dos de Vitellozzo toute la faute des injures faites au duc. Pagolo et le duc de Gravina Orsini furent laissés en vie jusqu’à ce que le duc eût entendu qu’à Rome le Pape avait pris le cardinal Orsini, l’archevêque de Florence et Messer Jacopo da Sauta Croce. Sur cette nouvelle, le 18 janvier, à Castel della Pieve, ils furent eux aussi étranglés de la même manière.


II

Tel fut le coup de Sinigaglia, dont un doux et docte prélat, Mgr Paul Jove de Côme, évêque de Nocera, a dit que c’était une « très belle tromperie, » — bellissimo inganno, la tromperie par excellence, la tromperie des tromperies. Comme Machiavel, toute l’Italie d’alors trouva la chose stupenda, objet ou sujet à la fois d’admiration et d’étonnement ; ce sentiment fut si fort qu’il rendit muettes toutes les bouches qui d’habitude parlaient : les grandes admirations sont comme les grandes douleurs ! Ni Machiavel, en effet, soit dans une de ses rédactions, soit dans le célèbre chapitre VII du Prince où il a concentré plus tard en formules les faits et gestes de César Borgia pour les proposer en exemple aux princes, ni Guichardin, qui n’était pas aussi près du duc que l’était Machiavel, n’ont là-dessus un mot de blâme. Machiavel se borne à remarquer la semplicità des conjurés qui étaient allés se mettre aux mains du duc, et Guichardin, à déclarer qu’une telle fin était bien due à Oliverotto da Fermo, qui, peu de temps auparavant, avait fait mourir par trahison son oncle, Giovanni Frangiani. Peut-être aussi, quoique celui-là dépassât les autres par la soudaineté foudroyante du dénouement comme par le nombre et la qualité des victimes, était-ce un de ces spectacles semblables, quant au fond, à ce qui se voyait très souvent : mais la forme était un miracle de l’art : la pièce, cette fois, était supérieure et supérieurement jouée !

César est plus que content de lui-même, il est ravi, il exulte. « Tandis qu’il courait ensuite avec ses gens la cité pour tailler en morceaux quelques fantassins de Liverotto, qui étaient dedans, ayant rencontré un envoyé de la République florentine, le duc dit : « Voilà ce que j’ai voulu dire, à Urbin, à Mgr de Volterra (Francesco Soderini) ; mais je ne me fiai pas à lui découvrir le secret ; à présent, l’occasion venue, j’ai su en user, et j’ai fait grand plaisir à Vos Seigneurs. » Le plaisir qu’il a fait à la Seigneurie, le service qu’il lui a rendu, c’est la note que César va faire sonner de plus en plus haut à l’oreille du secrétaire florenlin, car cet envoyé qui, tout de suite, reçoit la confidence de la joie de César, — confidence « d’après, » peu commune encore de la part d’un homme qui ne connut jamais les confidences « d’avant, » — c’est Machiavel en personne. « Le duc m’a appelé vers deux heures de nuit, et avec le meilleur visage du monde il s’est réjoui avec moi de ce succès, disant qu’il m’en avait parlé la veille, mais non découvert le tout, comme il était vrai. Il y ajouta des paroles sages et plus affectionnées qu’on ne saurait croire envers cette cité ; énumérant toutes les raisons qui lui font désirer votre amitié, pourvu que de votre côté elle ne manque pas : si bien qu’il me fit demeurer ammirato. »

Machiavel, si j’ose ainsi parler, n’en revient pas. Comment ! voilà seulement quelques heures qu’Oliverotto et Vitellozzo ont été étranglés ; les Orsini sont à deux pas de là, en prison, attendant leur sort, et César accueille Machiavel « avec le meilleur visage du monde ! » Il est pleinement maître de lui, en pleine possession de ses moyens, il a toute sa tranquillité d’âme, toute sa lucidité d’esprit : il ne perd pas une minute, et il n’est déjà plus à l’événement passé, mais à ses suites, à ses conséquences, à l’avenir : il y est de toute sa diplomatie fertile en ressources, de toute sa dialectique abondante en argumens. « Il conclut en me chargeant d’écrire de sa part trois choses à Vos Seigneuries. La première, que je me réjouisse avec elles de son succès, puisqu’il a éteint les ennemis très capitaux du Roi, de lui et de vous, et balayé toute semence de scandale, et cette zizanie qui était pour gâter l’Italie ; de quoi Vos Seigneuries lui devaient avoir obligation. » La deuxième recommandation de César est de prier la Seigneurie qu’il lui plaise « de montrer à tout le monde qu’elle est son amie, » surtout qu’elle fasse toute démonstration de l’être ; — et il ne le cache nullement : il ne suffit pas qu’elle le soit, il faut qu’elle le montre : au besoin, il préférerait qu’elle le fût moins et qu’elle le montrât davantage, car chez lui, derrière tout cet étalage de sentimens, il n’y a pas trace de sentiment : il n’est que politique et calcul. Il n’était que politique et calcul avant l’affaire de Sinigaglia, quand il travaillait, avec tant d’ingéniosité et de ténacité, à mettre Florence dans son jeu, en tout cas à s’assurer sa neutralité bienveillante, à obtenir la condotta, et à regarder s’ouvrir ainsi une porte en Toscane. — Politique et calcul après l’affaire de Sinigaglia, quand il voudra du moins se faire payer le service rendu, obtenir de la Seigneurie une sorte d’approbation publique, afin d’enlever tout point d’appui à ce qui reste de ses ennemis, au duc d’Urbin, à Pandolfo Petrucci de Sienne, à tous ces « petits tyrans débridés, » à cette nichée d’oiseaux de proie, à ce vol de gerfauts, qui plane aux environs de Florence. C’est, de sa part, tout le secret de cette intrigue de trois mois et demi, dont tout l’objet, de la part de Florence, est de l’amuser sans lui rien donner. L’amitié de Florence, l’alliance de Florence, là est vraiment la clef de la situation. Des Orsini, des Vitelli, et puis de Pandolfo Petrucci ou de César, qui l’emportera ? Politique et calcul encore, quand, devant l’Italie et à l’intention du Pape futur, il compose son attitude, se proclame « venu pour éteindre les tyrans et restaurer le domaine de l’Eglise. » Sans doute, dans la première ivresse du succès, il lui arrivera de parler de « son État, » mais il ne bannira jamais complètement cette arrière-pensée angoissante de la fragilité, de la précarité de sa puissance, et toute sa force, toute sa ruse, le lion et le renard qu’il est, tendront à la consolider. En vue de construire, il déblaie le terrain d’un geste énergique, qui, de la Romagne, va s’élargissant. Il brûle les guêpiers, il arrache les ronces, il rase les vieilles huttes qui encombrent le sol où il rêve de bâtir. Après les Orsini et les Vitelli, le duc d’Urbin détrôné, la Préfétesse en fuite, vient le tour de Pérouse et des Baglioni, de Sienne et de Pandolfo Petrucci. Le duc gagne de proche en proche ; il « mange l’artichaut feuille à feuille. » Aux Florentins il ne cesse de faire dire : « Ni crainte, ni soupçon ne peuvent à présent vous arrêter ; » car il est bien armé, et leurs ennemis sont pris.

Pris, non pas tous. Comme il ne pense déjà plus au passé, César ne pense déjà plus à Vitellozzo et à Liverotto, dont il s’est défait ou va se défaire cette nuit même, ni aux deux Orsini qu’il tient et dont il se défera quand il le voudra ; mais il pense aux autres, qui sont libres, intriguent, conspirent, ou simplement existent, et par conséquent le gênent ou l’inquiètent encore. La troisième commission dont il charge le secrétaire est donc tout bonnement d’écrire aux Dix « qu’il désirerait que si, à la nouvelle de la prise de Vitellozzo, le duc Guido (d’Urbin), qui est à Castello, se réfugiait sur votre domaine, Vos Seigneuries le détinssent. » À cette proposition, Machiavel, — tout Machiavel qu’il est ou quel que soit l’homme qu’on devait prétendre qu’il fût, — ne peut s’empêcher de se récrier : il ne serait pas de la dignité de la cité de livrer ainsi Guido, et elle ne le ferait jamais ! — Tu parles bien ! répond ironiquement César, mais il n’est que de s’entendre ; je ne vous demande pas de me le livrer ; c’est assez que les Seigneurs le détiennent et ne le lâchent pas, avant qu’il ait fait accord avec moi.

Non seulement le duc est parfaitement calme, mais lui seul est calme dans l’universel désarroi. Aux environs de Sinigaglia, ce ne sont que paysans qui fuient, soldats qui pillent, gens qui se terrent d’épouvante : impossible d’expédier un courrier : « La lettre que j’ai écrite hier soir, je l’ai encore in petto, et je ne sais si je pourrai l’envoyer aujourd’hui. » Mais le ton est donné dans l’entourage de César ; Machiavel étant rentré en conversation avec l’amico, — l’ami qui parle pour le duc qui se tait, lorsque, tout en parlant, ils ne se taisent pas tous les deux, — cet ami lui tient le même langage que le duc, en amplifiant et en renchérissant. Son Excellence n’a rien de plus cher que d’être agréable à la Seigneurie florentine. Quant à ce qu’Elle va faire, voici : — il n’y a plus de motifs d’en faire mystère, car on doit être déjà « après, » si le Pape a su, comme César, « se servir de l’occasion. » — Vitellozzo et Oliverotto sont morts « comme tyrans et assassins et traîtres ; » quant au seigneur Paolo et au duc de Gravina, le duc veut les conduire à Rome, espérant à coup sûr que le Pape a dans les mains à cette heure le cardinal Orsino et le seigneur Julio. » Là on procédera dans les formes, « on ouvrira le procès contre eux, et ils seront jugés juridiquement. » C’est un scrupule qui prend par intermittence le père et le fils, plutôt, il est vrai, au lendemain qu’à la veille des exécutions considérées par eux comme nécessaires ou utiles (ainsi pour Catherine Sforza, dont Alexandre VI voulut justifier la dépossession par une accusation inventée de tentative d’empoisonnement) et l’on voit alors qu’en leur jeunesse, avant le pontificat et avant le duché, ils furent « aux études » de droit. Ainsi l’on jugera, quand on les aura tous, les Orsini et le reste des collegati ; pour Oliverotto et Vitellozzo, ils sont jugés. La vérité, — et ce sera encore la source d’un précepte machiavélique, — est que César, avant d’expédier les deux Orsini qu’il tient, veut être sûr que le Pape tient tous les autres, afin de ne pas laisser derrière lui un vivant qui venge les morts : tant que l’on n’est pas certain de tout tenir, et de tout écraser, mieux valent les semblans de la clémence, — ou du moins de la justice, de la justice juridique, qui a cet avantage d’être lente en sa procédure et de permettre, en gagnant du temps, de profiter de l’occasion.

Tandis qu’il parle et parce qu’il parle, « l’ami qui parle » s’échauffe peu à peu : — Que veut le duc ? Qu’a-t-il en tête ? — Délivrer toutes les terres de l’Eglise des factions et des tyrans, les restituer au Pontife, et solum retenir la Romagne pour soi. S’il le fait, — en cette phrase transparaît et reperce le souci profond de César, — un nouveau pape devra lui en être obligé, ne se trouvant plus serf des Colonna, comme l’ont toujours été les Papes par le passé. Pour ce qui est de la Romagne et de la Toscane, depuis beau temps le duc ne pensait qu’au moyen de les pacifier, et il lui semble l’avoir fait par la prise et la mort de ceux qui étaient la pierre du scandale : ce qui reste, à son avis, n’est que feu à éteindre avec une goutte d’eau. Enfin, arrivant à la conclusion, la Seigneurie peut maintenant asseoir ses dispositions : qu’elle envoie à César un ambassadeur, qui traitera à l’honneur et au profit des deux parties ; qu’elle fasse, — ici l’amico récite sa leçon mot à mot, — « toute démonstration d’amitié avec lui, » et laisse de côté les longueurs et les égards.

Personne ne s’y tromperait : à plus forte raison Machiavel ne s’y trompe-t-il point ; si le duc de Valentinois aime la Seigneurie florentine, il ne l’aime pas pour elle-même, et, comme on dirait vulgairement, sans dot. Mais les Dix entendent ne pas donner de dot, et, même sans dot, aiment mieux ne pas se donner. Ils voudraient bien ne se mettre en frais que de complimens ; encore les mesureraient-ils. Ils ont appris, le 1er janvier, l’acquisition de Sinigaglia par le duc, et il leur paraît tout d’abord poli de l’en féliciter. Mais, le 3 et le 4, quand des bruits commencent à courir confusément à Florence, où les uns disent que Paolo Orsino, le duc de Gravina, Vitellozzo, messer Oliverotto ont été « taillés en pièces » par les gens du Valentinois, les autres qu’ils ont seulement été faits prisonniers, dans la diversité des racontars, la Seigneurie croit pouvoir retenir que le duc « a obtenu contre ses adversaires ou tout ou une grande partie de ce qu’il avait projeté. » En conséquence, elle prescrit à ses envoyés de se transporter auprès de Son Excellence et de se congratuler avec Elle de son bonheur, « en notre nom, » officiellement, « avec modestie néanmoins, et en montrant que nous présupposons que la chose s’est faite convenablement et parce qu’ils (les condottieri) y avaient donné motif, afin que nous n’ayons pas l’air de nous réjouir indûment. » Mais ces félicitations ne tombent que du bord des lèvres : la Seigneurie sait ou devine la trahison, et elle peut, comme d’autres, étant de son temps et de son pays, la trouver « élégante, » mais, au fond du cœur, elle la juge sévèrement : « Nous avons idée que tout ce qui est arrivé s’est tenu et fait sans égard de loi ni d’honneur. » La politique pourtant est la politique : elle exige parfois des hommes qu’ils soient aveugles et sourds. « Vous ajouterez à votre discours toutes les circonstances qui pourront donner lieu de croire que nous sommes contens etiam pour notre intérêt ; il y en a deux principales : la ruine de nos ennemis, et l’amour que nous portons à Sa Sainteté le pape et à Son Excellence le duc. »

Le lendemain, les bruits se sont précisés, ou la nuit a porté conseil : quelqu’un des Dix s’est avisé peut-être qu’il n’était pas prudent de laisser voir le fond de sa pensée dans des lettres qui pouvaient être interceptées, ou bien l’on estime plus sage de prendre en l’irréparable ce qu’il y a d’heureux, puisque de toute façon il est irréparable, et la Seigneurie fait écrire : « Tu verras par notre lettre d’hier la commission que nous te donnons de féliciter cet illustrissime Seigneur de ses succès, et en quelle manière. Par celle-ci, nous te confirmons ce que nous avons dit, et d’autant plus vivement que nous avons entendu depuis entre les autres choses la mort de Vitellozzo, de laquelle cette cité a des raisons d’être très contente. » Le 8, Machiavel n’a encore rien dit, parce qu’il n’a encore rien reçu de Florence, et il s’impatiente, car « chacun ici commence à s’émerveiller que Vos Seigneuries n’aient pas écrit ou fait entendre quelque chose à ce prince en congratulation de la chose nouvellement faite par lui à votre bénéfice. » César s’en « émerveille » plus que tout autre. Il a passé cette première semaine de janvier 1503 à rôder de Corinaldo à Sassoferrato et de là à Gualdo, guettant « l’occasion de pouvoir œuvrer aux dépens de ses ennemis, » se roidissant dans son attitude, promenant et roulant non de vains remords d’hier, mais dévastes desseins pour demain.

La situation se débrouille. Les villes de Castello et de Pérouse se sont offertes au duc, l’une après la fuite des Vitelli et de l’évêque, l’autre après celle des Baglioni. Il a refusé l’une et l’autre. Du moins ne les a-t-il point acceptées pour lui-même. Il les reçoit uniquement, — il le dit et le fait dire, — pour les arracher aux tyrans et les restituer à l’Eglise.

Non nobis, Domine, non nobis… C’est, chez César, à cette heure, une affectation de désintéressement curieuse, et qui se relie tout droit au souci dont il est rongé, sur la caducité de son pouvoir qui n’a de « fondement » que dans le pontificat de son père, lui-même éphémère et qui passera, — on en a solennellement et symboliquement prévenu le Pape au jour de son exaltation, — comme passe toute gloire de ce monde. Ce fondamento qui lui manque, le duc est obligé de le chercher dans la gratitude des successeurs d’Alexandre VI, et dans les titres qu’il se crée à la reconnaissance de l’Eglise, en attendant qu’il puisse s’en dispenser, ayant trouvé dans sa propre force, dans ses armes, comme aime à le dire Machiavel, le vrai fondamento de son État. Et déjà il médite une entreprise sur Sienne, où domine celui qui fut l’âme des conjurés de la Magione, l’astucieux Pandolfo Petrucci. C’est sur lui désormais qu’il va dériver toutes les rancunes, contre lui qu’il va concentrer toute son action. Il lâche pour l’instant le duc d’Urbin, qu’il ne craint plus ; mais de quels ongles, de quelle griffe il s’attache à Pandolfo ! Bon gré, mal gré, il faut qu’il ait avec lui dans cette chasse tous ses voisins, que tous lui servent de rabatteurs. Ainsi Florence. Il lui a rendu un fameux service ! L’avoir débarrassée des Orsini et des Vitelli, c’est un service appréciable, qui se peut évaluer et rétribuer en espèces, qui, en tout cas, appelle une contre-partie matérielle ; cela vaut bien quelque chose, et une assez belle chose : voyons, cela vaut bien 200 000 ducats ! Cela les eût bien coûtés à la Seigneurie, si elle avait voulu faire cette besogne, et, pour 200 000 ducats, elle ne l’eût pas faite « aussi proprement (si netto) ! »

Présentement, il s’agit de Sienne et de Pandolfo Petrucci ; César s’en va poursuivre par là sa campagne libératrice, pour l’Eglise, contre les factions qui déchirent les villes et les tyrans qui les oppriment ; se refusant à remplacer imparti par l’autre et à rappeler les bannis d’exil, de peur « de n’ôter un tyran que pour en remettre dix. » Derrière le libérateur, le gonfalonier de la sainte Eglise romaine, serviteur des Souverains Pontifes, on dirait, — quelques grandes âmes dès lors en tressaillent, — que se lève enfin l’homme qui doit venir pour l’unité de l’Italie ; le libérateur semble devoir s’achever dans l’unificateur. Il marche ; il est aujourd’hui à Ascesi, demain il sera à Torsiano, après-demain à Chiusi, en territoire siennois, et il y entrera, fût-ce de force. Une députation de la Commune accourt le saluer, solliciter une explication ; pourquoi veut-il leur faire la guerre, comme on le dit publiquement ? que leur reproche-t-il ? ils sont prêts à s’en justifier. Mais lui : ce n’est pas à la Commune qu’il en veut ; il les tient pour ses bons amis ; jamais il n’a été dans son intention de leur faire la guerre ; ah ! par exemple, il a une grande haine contre Pandolfo Petrucci, qui est son ennemi mortel, parce qu’il a été d’accord avec les autres à vouloir le chasser de ses États, lui César. Que la Commune s’arrange pour le renvoyer, et la paix est faite : sinon, son armée est ici pour cela ; il lui en coûte, pour atteindre Pandolfo, d’avoir à en offenser d’autres, mais il s’en excuse devant Dieu, devant les hommes et devant eux, « comme celui qui est vaincu par la nécessité et par une juste colère contre un homme à qui il ne suffit pas de tyranniser une des premières cités d’Italie, mais qui veut encore, par la ruine d’autrui, pouvoir donner des lois à tous ses voisins. »

Les bourgeois de Sienne sont terrifiés : les simples spectateurs (mais personne n’est assuré, avec un tel prince, d’être longtemps un simple spectateur) déclarent que « les choses restent ambiguës et que nul n’oserait en prédire la fin. » D’un côté, « une fortune inouïe, un courage et une espérance plus qu’humaine de pouvoir accomplir tout son désir, » — ainsi apparaît à Machiavel le César triomphant du bellissimo inganno, un surhomme, le Prince. De l’autre côté, Pandolfo : « un homme de beaucoup de prudence dans un État tenu par lui avec une grande réputation, et sans avoir, au dedans ou au dehors, d’ennemis de beaucoup d’importance, pour les avoir tués ou s’être réconcilié avec eux, et avec beaucoup de forces et de bonnes, si Giovanpaolo s’est retiré près de lui, comme on le dit, et non sans argent ; et s’ils sont privés d’espoir de secours à cette heure, le temps l’envoie souvent : aussi n’est-il rien de mieux que de s’en tenir à en voir la fin, — qu’on devra voir sous peu de jours. »

Cette fois, César Borgia est aux prises avec le plus redoutable, ou du moins le plus difficile de ses ennemis, et l’on doit lui rendre cette justice qu’il ne le méconnaît pas. Regardez, parmi les gravures dont on a orné, d’après le musée que l’évêque de Nocera avait formé à Côme, les Vies et les Éloges de Paul Jove, cette tête bien équilibrée, bien construite, à l’œil droit demi-clos, à la bouche spirituelle, où il y a tout à la fois de l’homme de loi et de l’homme d’Eglise, et qui dit la méditation, la réflexion. Lisez la notice qu’elle illustre : Pandulphus Petrucius, Senensium tyrannus. Celui-ci n’est point un tyran ordinaire, qui s’est imposé et se maintient par la force de son bras : et, comme un tyran ordinaire, il ne vit pas dans le luxe et dans la débauche : il n’a pas usurpé le pouvoir pour en tirer autant de jouissances que la vie humaine en peut épuiser. C’est une sorte de bonhomme Pandolfo, tout au plus Messer Pandolfo, toujours vêtu du costume commun des Siennois, le manteau noir, si ce n’est aux jours solennels ; frugal en ses repas et dédaignant les plaisirs de la table ; peu emporté à bâtir, et bâtissant plutôt commodément que somptueusement ou élégamment ; ne le cédant ni en politesse ni en modestie au plus humble des citoyens ; n’ayant pas l’ambition de rechercher à l’extérieur des mariages puissans ou opulens, mais seulement, à Sienne même, des mariages égaux de fortune et de naissance ; par-dessus tout, attaché à détourner l’envie. Peu de monde autour de lui ; point de bruit, point d’éclat : tout à couvert et en dessous : l’art accompli de dissimuler, le don de s’insinuer, de se glisser dans la faveur publique, une habileté magistrale à avancer doucement, en se servant des partis qu’il paraissait servir. Homme de main au besoin presque autant qu’homme de tôle. Proscrit de Sienne avec les Nonarii par le parti adverse des « Réformateurs, » il réunit trois cents hommes de son parti à lui, escalade de nuit les murailles, brise la porte, s’empare de la ville et du palais, expulse à son tour ses adversaires, et, acclamé ou approuvé dans les conseils, chef de son ordre, soutenu par l’affection populaire, devient le maître. Son beau-père, Niccoló Borghese, est jaloux de sa puissance, et tente de la lui faire perdre. Le placide Pandolfo n’en marque aucun dépit, mais un beau jour on trouve Niccoló mort sur la grand’place. L’opinion désigne le coupable, s’effraie et s’indigne. Pandolfo apporte un soin infini à la regagner. On pourra désormais attenter à sa vie : il ne répondra que par le pardon. La tyrannie qu’il s’applique à instaurer est elle-même d’une forme moins directe, moins brutale, plus ingénieuse, plus subtile qu’elle ne l’est généralement ailleurs : elle aussi, elle dissimule, et se dissimule sous des apparences régulières, légales, quasi constitutionnelles : ailleurs, c’est un état de fait ; il l’élève presque jusqu’à un état de droit. Un triumvirat, dont il est, avec deux collègues ; mais, de ces deux collègues, il achète l’un, et il choisit l’autre d’une intelligence si épaisse qu’il n’a pas à en prendre ombrage : ainsi, dès la fin du XVe, ou tout au début du XVIe siècle, il trouve la formule du consulat à trois. Indulgent aux batailleurs, large aux besogneux, disposant des magistratures, adroit à se chercher et à se créer des amis au-delà de son parti, dans les rangs mêmes de ses adversaires, étendant sans cesse sa clientèle par des caresses, par des libéralités, s’il le faut par des lois agraires, il pacifie la cité, la réorganise, l’organise réellement sous sa famille et pour lui, l’acquiert plus qu’il ne la conquiert.

Au moment où il va subir l’assaut du duc de Valentinois, le point faible de sa position, c’est que la conjuration des Orsini et des Vitelli, dont il a été l’inventeur et l’inspirateur, a échoué. Mais il a avec lui un vrai guerrier, Giovanpaolo Baglioni, sur le rude visage duquel on retrouve la trace de son origine germanique, et qu’anime l’ardeur de passions sauvages. Et il se possède pleinement. Les préliminaires du combat, — d’abord diplomatique, — s’engagent au sujet de l’alliance florentine. Qui l’obtiendra définitivement, de César ou de Pandolfo ? Entre les deux Florence fait la coquette, comme une belle qui ne se déclare pas, ou plutôt se déclare à droite et à gauche, mais ne se donne point, sentant qu’elle aimera plus fort le plus fort. C’est pourquoi le duc ne néglige aucun artifice pour la convaincre qu’il est celui-là. Il est, à son habitude, éloquent, démonstratif, inventif. « Quant à ses intentions à l’égard de Vos Seigneuries, les paroles, remarque Machiavel, ont toujours été et sont aussi bonnes que je l’ai écrit et dit, et parlées avec raison, et si vivement dans la manière, que si on les prenait pour vraies comme il les dit, il y aurait à se reposer sur elles ; » néanmoins ce qui est advenu à d’autres doit servir de leçon. A l’entendre, il est pour Florence tout feu, tout flamme : il ne récrimine pas, ne s’en plaint pas, ne l’accuse pas : il s’accuserait plutôt. C’est son procédé, c’est son style, et c’est ainsi qu’il a embobeliné les Orsini : « Maladroit (parlant de lui-même) qui n’a pas su distinguer de si bons amis ! » Il coule de ses lèvres un miel abondant, des paroles très chaudes et très douces, dolcissime parole. Tant qu’il parle, il est non seulement le plus accommodant, mais le plus donnant, voire le plus abandonnant des hommes. Mais, quand on en vient au faire et au prendre, il ne cède pas un pouce du terrain sur lequel il s’est établi. En janvier 1503, il en est toujours, vis-à-vis de Florence, à l’ancienne condotta ; et, si on ne la lui accorde pas, c’est bien : qu’il ne soit plus alors question que de généralités ! Il feint d’en prendre aisément son parti, il s’en tire par une pirouette, il « tourne au large, » l’expression revient une fois de plus, — lui sempre ha girato largo. Il a le temps : il lui suffit que les Florentins ne puissent faire contre lui acte d’hostilité, par égard pour la France, par crainte ou par haine de ses ennemis, par suite de leur propre faiblesse. Mais le temps viendra où Florence devra se décider, et ce temps sera venu, — le perspicace secrétaire en avertit la Seigneurie, en s’excusant toujours humblement de l’audace grande, — lorsque César aura mené à bien l’entreprise de Sienne, s’il y réussit.

Au reste, pour si douces que continuent d’être les paroles, la voix n’a plus le même accent. On devine que plus que jamais il a, comme il le disait volontiers, « une suprême confiance dans la Fortune, » qui vient de lui être si propice. Le joueur forcené qu’il est au « jeu de ce monde » a le sentiment très vif qu’il joue avec la chance. César fait le duc, le prince, le demi-roi ; il se redresse et toise le voisin : — Eh ! quoi, la Seigneurie ne l’a ni félicité, ni fait féliciter ! Il s’en étonne. Et peu à peu le diapason s’élève : il dit tout franc à présent : « mon État, stato mio » (ce n’est plus seulement la Romagne, par opposition aux terres de l’Eglise ; le duc se garde d’en circonscrire les limites). Il prise et estime Florence, parce que Florence lui paraît être « un des premiers fondemens, » — la pensée qui le hante et l’obsède ! — de son État en Italie. A la Seigneurie, dont il est l’ami, il n’a rien à cacher. Elle sait où il en est avec leurs ennemis communs, où sont les collegati de la Magione, morts, fugitifs, ou assiégés dans leurs repaires. Reste Pandolfo, qui sera « leur dernière fatigue : » — il ne dit pas sa, il dit leur, comme pour les engager en sa compagnie. — Celui-là a de la cervelle, il a de l’argent, il est au centre de l’action : ce sera, « si on le laisse sur pied, une étincelle à faire craindre de grands incendies. » Il faut l’assaillir de concert, totis viribus, et tout de suite, fondre dessus. L’expulser de Sienne n’est rien ; César voudrait l’avoir entre les mains. A cet effet, « le Pape s’ingénie à rendormir avec des brefs… Pendant ce temps, je m’avance avec l’armée, car il est bien de tromper ceux qui ont été les maîtres des trahisons. »

Le père et le fils sont là-dessus du même avis, car là-dedans la complicité d’Alexandre VI est plus que passive : les deux Borgia travaillent l’un pour l’autre : « Le Pontife, écrit Guichardin, au sujet de l’affaire de Sinigaglia, avait plaisanté (fait des mots, motteggiato) avec une argutie espagnole sur ce qu’avait fait son fils ; il soutient que, Pagolo Orsino et les autres ayant été les premiers à lui manquer de foi, puisqu’ils s’étaient obligés à aller à lui un à un, et qu’ils y étaient allés tous ensemble, il ne lui avait pas été moins licite, à lui, de leur en manquer. » Au surplus, César n’appuie pas : il laisse tomber cette proposition, qui fait maxime, comme une chose toute naturelle. Il n’insiste que sur ceci. Ce n’est pas à la liberté de Sienne qu’il en veut : il aurait peur de fâcher le « patron, » le « maître de la boutique, — il maestro della bottega, » — le roi de France, protecteur de la Commune et son propre protecteur. Mais il en veut à Pandolfo : il le veut ! Maintenant qu’il a enlevé à ses ennemis leurs armes, — les condottieri, — il veut leur enlever aussi « la cervelle, qui consistait toute en Pandolfo et en ses tours. » Si les Siennois veulent l’en croire, c’est bien. Et s’ils ne l’en croient pas, il est prêt à faire ultimum de polentia, non seulement pour abattre ce Petrucci, mais pour le prendre.

Et voici maintenant qui regarde spécialement Florence. — Le service que je vous ai rendu en vous débarrassant des Orsini vaut bien quelque chose, avait dit César ; il vaut bien 200 000 florins, — La Seigneurie avait feint de ne pas entendre ou de ne pas comprendre. Le duc y revient, avec un rabais. Ce service vaut toujours bien 100 000 ducats. En tout cas et à tout le moins, une alliance. Mais une alliance, c’est la condotta, et la condotta, c’est de l’argent. César peut être un grand artiste dans son genre, mais son talent se double de ce qu’il n’oublie jamais les réalités positives. Si l’on eût promis à la Seigneurie, il y a un an, d’éteindre Vitellozzo et Liverotto, n’eût-elle pas volontiers souscrit obligation de ces 100 000 ducats ? Elle ne l’a pas fait, il n’y a pas d’écrit, mais, tacitement, l’obligation n’existe-t-elle pas ? Ce n’est pas Florence qui voudra passer pour ingrate : cela ne lui ressemblerait pas ; cela serait trop « contre sa coutume et nature ! » Toutes les objections sont prévues, sont réfutées d’avance, et toutes les échappatoires sont fermées. « Le temps est venu de se décider, » ainsi que Machiavel en prévenait les Dix. Il va falloir que la Seigneurie saute le pas. César entend lui démontrer qu’à l’entreprise contre Pandolfo Petrucci, elle ne doit pas être moins animée que lui-même, pour trois raisons : son intérêt, sa vengeance, l’intérêt du Roi Très-Chrétien, qui est de les rendre libres, Florence et lui, d’aller le servir en Lombardie ; mais ils n’en seront libres que quand Pandolfo ne sera plus. Si l’affaire ne regardait que le duc, il s’en chargerait seul. Et ce n’est pas qu’il se défie de ses forces, mais c’est cause commune, et il désire que, voyant la Seigneurie marcher avec lui au grand jour, « toute l’Italie soit certaine de leur amitié. »

A la vérité, la fin, — en trois points, — de ce discours est un peu trop classique, rappelle un peu trop les harangues dont, à l’imitation des anciens, Machiavel a orné les Istorie florentine, et fait un peu suspecter son affirmation qu’il reproduit textuellement les paroles de César ; mais il n’importe : c’est certainement sa pensée ; bien plus, c’est certainement son mouvement, son allure, son intonation ; c’est certainement son esprit, et plus encore, c’est certainement sa manière. Une seconde dépêche du secrétaire florentin ne permet, à cet égard, aucun doute. Vitellozzo et Liverotto étant morts, les Orsini en mauvais point, Giovanpaolo chassé de Pérouse, les Bentivogli ramenés par une alliance de famille, il reste à « dénicher » de Sienne Pandolfo Petrucci, qui est homme « à allumer avec le temps un feu capable de brûler plus d’une ville, » et à offrir, pour les lancer de là aux rapines, « un nid à tous ces petits seigneurs débridés qui n’ont point de vergogne. » Dans un autre entretien, qui sera le dernier, Machiavel présente enfin au duc les félicitations de la Seigneurie ; il semble même qu’il y joigne des promesses en ce qui concerne la participation éventuelle de Florence à un coup de main sur Castello. Mais le gros gibier, dont la chasse ne se détourne pas, est, pour César, ce Petrucci. De toute façon, et à tout prix, qu’on l’y aide ou qu’on ne l’y aide pas, il se dit résolu à le forcer. Mais peut-être pas si vite : que chuchote-t-on d’un accord très avantageux, bien « gras, » entre le duc et Pandolfo, au moins provisoirement, parce que, Sienne et les Orsini, cela pourrait faire « trop à mâcher » en même temps ? Point d’accord ! continue à jurer César. Sus à la bête ! Le Pape joue : le duc agit. Ces prétendues négociations ne sont que passes d’Alexandre VI, pour « endormir » l’ennemi et l’empêcher de s’enfuir !

Mais Pandolfo est un vieux renard que ne saurait « endormir » même un pape avec des brefs. Quinze jours plus tard, dans la nuit du vendredi 27 au samedi 28 janvier, il quitte Sienne, accompagné de regrets et de pleurs, non sans avoir hautement fait valoir dans un discours public qu’il se sacrifiait à ses concitoyens, n’ayant rien de plus cher que le salut de la patrie ; et, avant de partir, il dicte des « commentaires » où il trace les règles de conduite qui doivent procurer ce salut. C’est pour César une demi-satisfaction, dont il fait, en attendant mieux, une satisfaction ; Pandolfo parti, le prétexte lui manque pour attaquer Sienne, après les déclarations d’amour pour la Commune qu’il a multipliées. Mais sa main opiniâtre s’acharne sur le triumvir. Il lui remet des lettres de recommandation pour Lucques, où Pandolfo désire se retirer, et secrètement il envoie cinquante cavaliers pour l’occire en chemin. Le guet-apens est évité, grâce au commissaire florentin de Cascina qui retient les sbires quelque temps. Et, au bout de deux mois, ayant raffermi ses affaires, par l’intermédiaire du roi de France et du consentement des Florentins, Pandolfo rentre à Sienne, le 29 mars.

Suivant sa politique de bascule, la Seigneurie voudrait être bien avec lui, sans se mettre mal avec le duc, et en tachant de gagner des deux côtés, ou du moins, sans perdre de l’un, de gagner de l’autre. Si donc, elle est près de se rendre aux avances de César, elle en avise Pandolfo, pour qu’il prenne ses précautions, et elle en profite pour se faire restituer Montepulciano, dont la possession lui était disputée par Sienne. Trop de complaisance à lui être agréable fut la seule faute de Pandolfo, mais cette seule faute faillit le perdre. A son retour, l’affection populaire s’était changée en une sorte d’adoration ; mais que ce sont d’inconstantes amours ! On accusa le chef hier adulé de préférer ses intérêts privés à ceux de la Commune, et, minée par dessous, sans racines, sans « fondemens, » comme eût dit l’autre, sa domination allait être à la merci d’un caprice du duc, quand, le 18 août, le pape Alexandre VI mourut d’une mort longtemps suspecte et demeurée mystérieuse.

C’était la première infidélité que la Fortune faisait à César : elle l’abattit d’un coup.


III

Est-ce l’effet du poison, préparé pour d’autres, qu’ils auraient bu, son père et lui, par erreur, le soir du souper dans la vigne du cardinal de Corneto, dont le Pape serait mort, et dont lui-même ne se serait remis, et mal remis, que par une médication aussi étrange qu’énergique ? Dès qu’Alexandre VI n’est plus, César n’est plus que l’ombre de César. Tout d’abord, quoique très affaibli et alangui, pendant les vingt-six jours du pontificat de Pie III et les préparatifs du conclave de Jules II, il se redresse contre le destin. Du Castello, du château Saint-Ange où il s’est enfermé, il voit, sans trop s’en émouvoir, s’embrouiller et se brouiller ses affaires en Romagne. Les Riario-Sforza et les Ordelaffi se disputent Forli, les Manfredi sont rappelés à Faenza : tout ce vol de tyrans qu’il se flattait d’avoir dénichés et étouffés retourne à son aire. Mais ses gouverneurs tiennent bon, et du reste, comme il le disait du duché d’Urbin, s’il perd ses bonnes villes, il sait le chemin pour y revenir et le moyen de les reprendre. Il se plaint, — un peu pour la forme, — que ceux qui lui prodiguaient naguère les démonstrations affectueuses soient subitement devenus si froids depuis qu’il est comme en suspens : au fond, « il a plus d’espoir que jamais de faire de grandes choses, en supposant qu’il ait un pape selon le désir de ses amis. » Cet espoir est tenace en lui, et il s’en peut donner des raisons, une du moins qui lui paraît bonne : une notable fraction du Sacré-Collège est composée de cardinaux qu’on sait être ses créatures à ce point qu’on le courtise pour les avoir. Avec ses Espagnols, il peut ou faire le pape qu’il veut, ou empêcher de faire le pape qu’il ne voudrait pas. Fait par lui ou non empêché par lui, le pape lui devra la papauté ; il lui en aura de l’obligation, et César vit donc dans l’irréductible et indéfectible espérance d’être nécessairement, comme il aura été nécessaire à l’élection, « favorisé par le pontife nouveau. »

Même si ce pontife nouveau était auparavant en d’autres dispositions ; même si c’était un ennemi ; même Julien de La Rovere. Par une erreur psychologique due à un choc physiologique, ou par une de ces inspirations hardies qui lui ont ailleurs réussi, le duc s’est rallié à cette candidature : peut-être a-t-il pensé que le cardinal de Saint-Pierre-aux-Liens paierait son concours plus cher que tout autre, étant pour lui plus que pour tout autre inattendu ; et peut-être s’est-il rappelé que le roi de France ne vengeait pas les injures du duc d’Orléans. C’était se tromper d’homme et de pays, mais il s’y trompe, et tandis que tout le monde doute, lui seul a l’air de ne pas douter. Il y va, suivant une de ses locutions familières, « de bonnes jambes, » il pousse à la roue de toutes ses forces, si bien que le cardinal peut « tirer cette poste, » et que le voilà Jules II. Qu’est-ce que César a obtenu en échange de ses voix ? Des mots. On raconte que le Pape s’est engagé à le rétablir en Romagne, à lui donner pour sa sûreté Ostie où le duc entretient Mottino et deux navires. En attendant, César est au palais apostolique, logé dans les Stanze nuove, avec une suite de quarante personnes. Personne ne sait ce qu’il va faire, s’il va partir ou demeurer.


Il y en a qui disent qu’il va s’en aller à Gênes, où il a la plus grosse partie de son argent, et de là en Lombardie, où il recrutera du monde, pour revenir en Romagne ; et il semble qu’il le puisse faire, puisqu’il lui reste encore en argent deux cent mille ducats ou davantage, qui sont pour la plus grande partie entre les mains de marchands génois. D’autres disent qu’il n’est pas près de partir de Rome, qu’il y attendra le couronnement du Pape pour y être fait par lui gonfalonier de la Sainte Eglise, selon les promesses, et, sous ce titre, récupérer son État. D’autres encore croient, — qui ne sont pas des moins prudens, — que, ce pontife ayant eu pour sa création besoin du duc et lui ayant fait de grandes promesses, il lui faut bien l’entretenir ainsi, et souvent, si César prend d’autre parti que de rester à Rome, qu’il reste longtemps ; parce qu’on connaît la haine naturelle que Sa Sainteté lui a toujours portée, et qu’Elle ne peut sitôt avoir oublié l’exil où elle a été dix ans. Quant au duc, il se laisse transporter par cette courageuse confiance qui n’est qu’à lui, — da quella sua animosa confidenza ; — il croit que les paroles d’autrui seront plus fermes que n’ont été les siennes, et que la foi donnée des mariages doit tenir, car on annonce la confirmation du mariage entre Fabio Orsino et la sœur de Borgia, et aussi que la fille du duc épousera le Prefettino. Je ne puis vous en dire plus de ses affaires, ni me déterminer à une fin certaine : il faut attendre le temps, qui est père de la vérité.


Ainsi, ce qui domine d’abord chez César, c’est « un grand espoir, » une « confiance courageuse, » qui surprennent et donnent encore à réfléchir. La Seigneurie de Florence croirait-elle à un retour de la Fortune ? Un instant, elle redevient gracieuse, se réclame de son amour du roi de France et du duc, auquel elle a toujours souhaité et toujours voulu faire du bien. Pour César, dans le même entretien, on le voit, on l’entend gémir, gronder, se faire humble, se faire terrible ; se faire tout petit, se hausser ; se tapir, rugir et bondir ; éclater de son rire sarcastique et déborder, ce n’est pas trop dire, « en paroles pleines de poison et de passion. » Machiavel le calme de son mieux, mais il a hâte d’être dehors : « Je n’aurais pas manqué de quoi lui répondre ; mais je me résolus à aller l’adoucissant, et, le plus adroitement que je pus, je pris congé de lui ; ce qui me parut mille ans. » Le duc accuse Florence : « Mes ennemis, ce ne sont pas les Vénitiens, c’est vous ! » Il accuse la France, il accuse tout le monde. Mais demain est à lui : demain il sera de nouveau, par le nouveau Pape, fait gonfalonier de l’Église, c’est-à-dire que, par la continuation de sa charge, il pourra assurer la perpétuité de son Etat, dont les fondemens ébranlés se raffermiront : le passage dangereux, — la mort du Pape son père, — sera franchi ! Le lendemain se tient en effet la congrégation plénière des cardinaux : il n’y est pas question de lui. Alors il est comme précipité du haut de ce grand espoir qu’il avait gardé. Il projette encore, de se rendre en Romague, avec des gens d’armes levés en Lombardie, partout, n’importe où, et de barrer la route aux Vénitiens : c’est là-dessus qu’il table quand il parle à Florence. Mais Florence ne l’écoute plus que d’une oreille distraite : elle ne croit plus à son bonheur, et ses défauts lui apparaissent seuls. Qui vaut le mieux, de Venise ou de lui, « natura periculosa, nature périlleuse ? » Celui qui vaut le mieux, pour Florence, ne vaut rien ; mais celui-ci est à terre ou presque, déjà sur les genoux, à demi renversé : qu’on se garde de le relever.

Au fait, on ne reconnaît point César. L’évêque de Volterra, maintenant cardinal, Francesco Soderini, qui fut en ambassade près de lui, aux jours de splendeur, le trouve « changeant, irrésolu, soupçonneux, stupéfié. » Le protonotaire Bentivoglio confie à Machiavel qu’il tient du cardinal d’Euna, un Borgia, qu’à sa famille même César fait l’effet d’être « hors d’esprit, — uscito del cervello, — de ne pas savoir ce qu’il veut faire, d’être égaré, incapable de se décider. » Le secrétaire florentin emploie ici une image saisissante : « peu habitué à essuyer les coups de la Fortune, écrit-il du duc, il tournoie dedans. » C’est cela même : un tourbillon, et chaque petit coup de la Fortune, — dont cent petits coups suivent toujours les grands coups, — ajoute un cercle de plus au remous où se débat cet homme qui se noie. Sa perte, d’ailleurs, soulage trop, délivre trop pour qu’on lui tende une main secourable. Aussi, quelque crainte jalouse qu’ait Florence d’avoir pour voisine une Venise mise en appétit par ses conquêtes, et bien qu’ « il leur en cuise jusqu’à l’Ame, » les Dix se défendent-ils de tendre à César, même nue et vide, la main où il se raccrocherait. Il est trop tard, prétextent-ils ; les choses de Romagne en sont à ce point que, quand le duc volerait, il n’arriverait point à temps, pour sauver ses capitaines et ses châteaux qui n’en peuvent mais ! Ils en sont marris, mais ne lui donneront rien, pas d’argent et pas d’hommes, bien entendu ; moins que rien, pas un sauf-conduit qui lui serve à traverser leur territoire, s’il a de l’argent et s’il trouve des hommes ailleurs, « son dernier passage, — l’incursion de 1 ? >01, — ayant laissé un trop mauvais souvenir. »

Jules II, quoique les contemporains s’accordent à le peindre comme « une nature sensible à l’honneur et colérique, » caractère « brusque et impétueux, » « homme cassant et sans égards, » mais tout l’opposé de la duplicité, approuve en secret le refus de ce sauf-conduit, qu’ostensiblement, pour le public ou plutôt pour César lui-même, il fait demander et recommander. Au contraire, il prendrait mal que la Seigneurie, — qui a eu soin de lui faire tracer par Machiavel un portrait de César sur qui le secrétaire est plus que quiconque documenté, — fît quoi que ce fût en faveur du duc. Il va plus loin. Ce que les Florentins ou d’autres pourront faire contre César, il n’en a cure. Comme il n’est pas le plus fort, ou que, trop récemment couronné, il n’a pu encore rassembler et connaître ses forces, il temporise, il use du temps, il use par le temps.

En vain, le duc fait rage, et comme dans un éclair reparaît le vrai César, tel qu’il fut de 1498 à 1502. En vain, il crie et il jure : Si Florence va bronchant et boitant sous lui, il fera accord avec Venise, avec le diable : il ira à Pise ! — Ses colères ne sont plus que des spasmes qui n’effraient personne : « Que Vos Seigneuries, dit Machiavel après avoir vu Georges d’Amboise, en fassent à leur commodité ! » Le Pape ne veut du duc que son bien, et ne lui veut pas de bien : la France l’abandonne à son sort ; ses serviteurs, ses confidens s’en vont l’un après l’autre ; Agapito, Romolino se vendent pour des charges de cour. Autour de lui, à chacun de ces petits coups dont à nouveau la Fortune l’accable, s’élargissent les cercles de mort. Uscito del cervello, irrésolu, changeant, ne sachant où aller, il s’en va à Ostie, et peut-être de là ira-t-il, sur les navires de Mottino, vers la Spezzia : en ce cas, gare à Pise ! avertit Machiavel. César, pourtant, n’est plus bien redoutable : il sort de Rome en litière, un page à ses côtés tenant un cheval en main ; le cas échéant, il ferait le suprême effort de le monter, mais ce serait un effort pénible, et qu’il désire s’épargner.

Ce que, personnellement, le Pape a par-dessus tout à cœur, c’est de se défaire de cet homme gênant. « Qu’il aille avec Dieu ! Qu’il s’en aille : le plus tôt sera le mieux ; » mais non pas cependant avant que ce fidèle gonfalonier de l’Église lui ait remis à lui, le Pape, les forteresses qu’il occupe au nom de l’Église. Ces forteresses rendues, s’il passe en Toscane, que la Seigneurie, encore une fois, fasse de lui ce qui lui plaira ; ce qui plairait le plus au Pape, ce serait qu’elle « lui donnât la poussée. » Les gens d’armes du duc sont partis par terre sans savoir comment ils seront reçus ; Govanpaolo et les Siennois les guettent ; lui-même ne sait ni où il ira, ni comment il ira. C’est une épave lamentable, ballottée de flot en flot : « On verra où le vent le portera. » Le vent le porte à Ostie, où le Pape le fait arrêter. Dans les premières heures, on ignore ce qu’il est devenu ou va devenir : « On ne croit pas, écrit Machiavel en langage chiffré, qu’il lui soit fait d’autre mal pour le moment, et l’on n’entend pas de source sûre que le Pape ait envoyé dévaliser ceux de ses hommes qui sont venus par terre, mais on croit que la nature opérera d’elle-même, s’ils viennent par ici sans sauf-conduit de personne. »

De fausses nouvelles, toutes sortes de bruits circulent : les gens bien informés, ceux qui arrivent de tel endroit, ceux qui écoutent aux portes, bavardent. On dit que le duc a été jeté dans le Tibre. Sur quoi Machiavel remarque, avec une horrible tranquillité : « Je ne le garantis pas et je ne le nie pas ; je crois bien que, si cela n’est pas, cela sera, et l’on voit que le Pape commence à payer ses dettes très honorablement et qu’il les efface avec le coton de l’encrier (con la bambagia del calamaio) ; de tous néanmoins ses mains sont bénies, et elles le seront d’autant plus qu’il ira plus avant : puisqu’il est pris (le duc), qu’il soit mort ou vif, on peut marcher sans s’inquiéter de lui. » C’est une infortune si soudaine que Romolino est saisi de pitié, il se jette en larmes aux pieds de Jules II, implorant grâce. Mais le Saint-Père, inflexible, veut les forteresses de l’Église. Sa garde, par son ordre, se rend à Ostie, d’où elle ramène César captif. On le voit, sur la crête des vagues qui l’enveloppent, successivement à Saint-Paul, à Magliana (à sept milles de Rome), au Vatican. Les racontars reprennent de plus belle ; tantôt on dit qu’il s’est enfui, et tantôt qu’il est rattrapé. Machiavel est gai, il plaisante : « Si vede che questo Papa lo fa seco ad ferri puliti. » Ce qu’il a annoncé pourra bien se vérifier du tout au tout. Les péchés de César « l’ont peu à peu conduit à la pénitence : que Dieu laisse aller les choses pour le mieux ! » Jules II lui aussi, sous la gravité et la majesté pontificales, se déride. Quand il entend dire que don Michele, l’un des vieux complices du duc, a été pris par les Florentins, il insiste pour qu’on le lui remette : « Je veux, dit-il, apprendre de lui à gouverner l’Eglise. » A travers « mille mutations, les affaires de César vont toujours déclinant. » On n’ose se risquer à prédire quelle conclusion aura son histoire, mais « on la conjecture triste. » Probablement, lorsque le cardinal d’Amboise sera parti, on le transférera du Vatican au château Saint-Ange, à bonne fin, la fin que, par lui, eurent tant d’autres. Ce qui n’empêche pas que des combinaisons s’ébauchent ; on continue à vouloir marier la fille du duc au Prefettino, neveu du Saint-Père. En même temps, et à tout événement, on instruit le procès des Borgia ; on recherche leurs crimes, à propos de la capture d’un des auteurs de l’empoisonnement du cardinal de Santo Angiolo ; on suppute leurs déprédations, on suscite les réclamations.

Enfin, vaincu, brisé physiquement et intellectuellement, César cède : César, ou plutôt cet on ne sait quoi, d’aspect encore élégant et puissant, qui, à vingt-sept ans, n’est plus que le fantôme de César. Aut Cæsar, aut nihil… Incipit esse nihil. Voici qu’il commence à n’être rien. Ainsi s’en va, à la dérive, le cadavre du Prince. « Qu’il s’en aille où Dieu voudra ; le plus tôt sera le mieux ! » Il s’en va à Naples, auprès de Gonzalve de Cordoue, qui lui a donné sa parole. Quelle dérision ! César Borgia de France, duc de Valentinois, croyant qu’une parole humaine a une valeur, et que ce que la sienne n’a pas valu, celle d’un autre le vaudra ! Par un juste retour des choses, — laudabilis perfidia ! s’écriera encore, un siècle après, le président de Thou, — le Grand Capitaine s’assure de sa personne et l’envoie prisonnier en Espagne, à la mota de Medina. Il s’en échappe pour aller, dans un fossé de Viana, mourir, soldat sans nom, d’une mort sans gloire. « Mort, à la vérité, qui semble trop honorable et trop heureuse pour une personne qui méritait une fin plus désastreuse ! » dira quand même son historien Tommaso Tommasi ; et si ce n’est pas sa seule épitaphe, — les poètes lui en ont consacré beaucoup, — c’est la moins dure.

La faute du Valentinois, énorme au jugement de Machiavel, fut d’avoir cru que le pape Jules II oublierait les injures du cardinal de La Rovere.

On le peut seulement accuser dans la création de Jules II, dans laquelle il eut mauvaise élection ; parce que, comme on l’a dit, ne pouvant faire un pape de sa façon, il pouvait tenir à ce qu’un tel ne fût point pape, et il ne devait jamais consentir à la papauté de ces cardinaux qu’il avait offensés ou qui, devenus pontifes, eussent à avoir peur de lui. Car les hommes offensent ou par peur, ou par haine. Ceux qu’il avait offensés étaient, entre autres, San Pietro ad Vincula, Colonna, San Giorgio, Ascanio. Tous les autres, élevés au pontificat, avaient à le craindre, excepté Rouen et les Espagnols : ceux-ci par alliance et obligation, celui-là par puissance, ayant conjoint avec lui le royaume de France. C’est pourquoi le duc, avant toute chose, devait créer pape un Espagnol, et, ne le pouvant pas, il devait consentir à ce que ce fût Rouen, et non San Pietro ad Vincula. Et quiconque croit que chez les grands personnages les bienfaits récens font oublier les vieilles injures, il se trompe. Le duc se trompa donc en cette élection, et ce fut la cause de sa ruine définitive.


C’est la même faute qu’avaient jadis commise les condottieri, quand ils étaient venus se mettre en ses mains à Sinigaglia : ils avaient payé de leur vie leur crédulité ; c’est la même leçon que Machiavel en tire dans la Descrizione : « Comment on ne doit pas offenser un prince, et ensuite se fier en lui ; » c’est la même oraison funèbre que l’évêque de Nocera, Paul Jove, adressera à la mémoire de Vitellozzo : Meritas certo jure pœnas pendens, quod se a sanguinario nefarioque tyranno sincere in fidem receptum imprudentissime putarit. » Que les Orsini et les Vitelli s’y soient laissé prendre, passe encore, et pourtant ils étaient ce qu’ils étaient ; mais que César, étant César, et y ayant pris les Orsini et les Vitelli, se soit confié « en la parole d’un prince qu’il avait offensé ; » qu’il ait cru bonnement que ce qu’il avait fait aux autres, un autre ne le lui ferait pas à lui-même : une pareille défaillance, une pareille aberration ne peut s’expliquer par le seul sentiment d’une personnalité plus forte, qui fait dire : « Oui, mais je suis César ! » par le seul orgueil qui fait dire : « Ils n’oseraient ! » Pour ne pas son apercevoir, il fallait que César méritât alors toutes les épithètes dont l’accable Machiavel dans sa correspondance ; qu’il fût avviluppato, uscito del cervello, et qu’il le fût pour la raison qu’il en donnait lui-même et que Machiavel, l’ayant reçue de lui, tenait pour vraie : l’état de maladie où la mort de son père le laissait : « Mais si, à la mort d’Alexandre, il eût été en bonne santé, toute chose lui était facile. Et il me dit, dans les jours où fut créé Jules II, qu’il avait pensé à tout ce qui pouvait arriver à la mort de son père et qu’à tout il avait trouvé remède, sauf qu’il n’avait jamais pensé que, lorsque son père mourrait, il serait, lui aussi, à la mort. »

Ou bien, si cette raison n’était pas la vraie, on serait obligé de supposer que la tête de César était en Alexandre VI, et que, de même qu’en ôtant à ses adversaires Pandolfo Petrucci, il se vantait de leur ôter « la cervelle, » de même on lui avait enlevé la sienne, en lui enlevant Alexandre. Le fait est qu’il joua comme un enfant cette dernière partie, et que l’idée en vient : comme un enfant sans père. Mais trop de témoignages authentiques attestent ses brillantes facultés, la netteté de ses vues, la rapidité de ses résolutions, dans des circonstances où il ne pouvait matériellement consulter personne et où il devait trouver en lui-même tout son ressort et tirer de lui seul toutes ses ressources, où il devait penser, parler, décider, agir tout seul et tout de suite… Non ; sa cervelle était bien en lui-même et en lui seul, à la veille de la mort de son père ; et si, au lendemain de cette mort, elle parut en être « sortie, » c’est que, de poison ou de maladie, quand son père mourut, il était, comme il le dit, lui aussi touché par la mort. Il avait déjà plus d’une fois traversé des crises graves ; avant Sinigaglia, lors de la diète de la Magione, il eût pu avoir peur, perdre son sang-froid, tandis que, le Pape étant à Rome, il était lui, à Imola, « tout près de la guerre et désarmé, » c’est-à-dire sans armée. Jamais pourtant la grandeur du danger ne lui avait troublé ni le cœur ni l’esprit ; ni sa prudence ni son ingéniosité ne lui avaient fait défaut ; ni l’une ni l’autre de ses deux compagnes ne l’avait trahi, ni la force ni la ruse. Et il avait été surpris ! Cette fois il ne l’était pas ; il avait eu le temps d’y penser ; il y avait pensé ; il ne pensait qu’à cela depuis des mois et peut-être depuis des années. Mais celle en qui il s’était réfugié et reposé, cette suprême et souveraine Fortune, jusque-là propice aux Borgia dans toutes leurs affaires, avait subitement déserté leur maison, et, frappant le fils avec le père, avait voulu que, lorsqu’il était resté seul, il ne fût pas resté lui-même. De là sa chute, foudroyé, dans l’abîme.

Quoi qu’il en soit, la faute qu’avait commise César fit qu’il expia chèrement ses crimes. C’est nous, modernes, qui parlons de « ses crimes ; » ce ne sont pas les contemporains ; ce n’est pas Guichardin, et c’est encore moins Machiavel. Sans doute des libelles couraient sous le manteau, mais leurs auteurs, quand ils étaient découverts ou seulement soupçonnés, étaient punis de façon à ne pouvoir recommencer. Une lettre anonyme, destinée à Silvio Savelli, alors auprès de l’Empereur en Allemagne, avait dénoncé les forfaits d’Alexandre et de son fils ; mais c’étaient des libelles, et l’on pouvait soutenir que c’était du pamphlet. Sans doute aussi, Paul Jove, dans sa biographie résumée de César, Tommaso Tommasi, dans son histoire, ne ménagent pas les expressions d’une réprobation qui va jusqu’à l’horreur ; mais le premier est postérieur d’un demi-siècle, et le second de plus d’un siècle et demi. Et ce sont des religieux. Les politiques, Guichardin, Machiavel surtout, demeurent impassibles. Pour parler vulgairement, ils en ont vu bien d’autres ! et, sinon de plus grands crimes, ils en ont vu d’égaux ou de pareils. Ces crimes de César, dont les uns sont certains, les autres probables, et tous possibles, n’ont pour eux rien d’inédit, parce que c’est leur métier de regarder autour d’eux. Il serait aussi fastidieux que facile de dresser d’interminables listes rouges. Au bout de ces listes, on serait conduit à conclure qu’en fait de scélératesse, les Borgia n’ont rien inventé ; et que, s’ils se sont, en ce sinistre genre, distingués entre tous, ce n’est pas par la « qualité morale » de leurs actes ; je veux dire : ce n’est pas que leurs actes fussent pires que ceux qui se perpétraient ailleurs ; mais c’est par la « qualité artistique » de leur exécution ; ce n’est pas qu’ils fussent plus abominables, mais c’est qu’ils étaient « plus beaux ; » qu’on me pardonne de prendre tous ces mots, — qui ont coutume de signifier d’autres choses, et des choses nobles, — en ce sens, retourné, renversé et presque blasphématoire.

Ce que je veux dire, c’est que, quelque odieux, et détestables, et raffinés ou bestiaux que soient ces crimes, ils ne sont ni plus bestiaux, ni plus détestables, ni plus odieux que tant d’autres crimes de ce temps-là ; peut-être seulement raffinent-ils sur le raffinement, et sont-ils, dans le manque de foi, dans l’exaction, dans la luxure, dans l’assassinat, comme le fin du fin. Peut-être aussi se distinguaient-ils un peu ratione personæ, ainsi qu’on dit en droit, parce qu’ils avaient pour auteur César Borgia, fils de Rodrigue Borgia, qui était pape sous le nom d’Alexandre VI. Mais, pour ce qui est du manque de foi, avant Alexandre VI et César, avant les Borgia, ou de leur temps, d’autres princes, des papes même, Sixte IV (della Rovere) envers Lorenzo Colonna, dans l’affaire de Marino, Innocent VII (Cibo) à plusieurs reprises, n’ont pas craint d’en donner l’exemple, et cet exemple avait si bien fructifié que Comines pouvait écrire, parlant en général : « Nous sommes affaiblis de toute foy et loyauté. » Pour ce qui est des exactions, ni le même Ludovic Sforza, avec Cicco Simonetta, ni de plus minces seigneurs, des tyranneaux de village, comme les Riari d’Imola, n’avaient à l’apprendre de personne. Que dire des crimes contre la femme ? Ni le rapt ni les violences n’étaient une nouveauté ou une singularité. Une des vilaines actions qu’on ait le plus reprochées à César est l’enlèvement, traîtreusement opéré, de la femme du capitaine vénitien Giambattista Caracciolo ; mais l’enlèvement de « la belle comtesse » par Bernardino da Polenta est un fait de tout point semblable ; et l’histoire des quarante jeunes femmes ou jeunes filles de Capoue doit elle-même avoir des précédens.

Quoi encore ! L’assassinat ? Qui donc alors hésitait à tuer, et le sang n’était-il pas le prix du sang ? Le drame ou la tragédie de famille ? Certes, la fin du duc de Gandia, celle du duc de Bisceglie, l’un frère, l’autre beau-frère de César, sont des scènes à donner le frisson ; mais les Manfredi de Faenza, les Malatesta de Rimini, les Este de Ferrare, les Baglioni de Pérouse, les Ordelaffi de Forli, les Visconti et les Sforza de Milan, sont-ils des pères, des mères, des fils, des filles, des frères, des sœurs moins tragiques ? Non seulement assassin, empoisonneur : le poison des Borgia, la poudre blanche qui ressemblait à du sucre, le vin et les pêches homicides ! Mais, comme c’est double plaisir de tromper un trompeur, le cardinal Gil Albornoz et Guido da Polenta n’avaient-ils pas joué déjà, avec le vin et les pêches, à l’empoisonneur empoisonné ? N’avait-on pas une fois déjà pu dire : « Le chien d’Espagne en sait plus que les renards de Romagne ? » Il n’est pas jusqu’au bellissimo inganno qui n’ait été devancé par quelque bello inganno, et vraisemblablement par plusieurs. De quoi enfin est chargée la mémoire du Valentinois ? D’incestes ? À supposer qu’ils soient prouvés, la demeure des Baglioni en était pleine. Aucun des ennemis atteints et éteints par César n’est digne de beaucoup d’intérêt. Assassin de son oncle, Oliverotto da Fermo ! Assassin de son beau-père, Pandolfo Petrucci ! Empoisonneurs, ce Pandolfo, qui aurait fait verser du poison sur les emplâtres du pape Pie III, et Vitellozzo qui en aurait fait verser dans les plaies des blessés !

Aussi, quand Guichardin ou Machiavel ont regardé César, entre ses crimes et ceux des autres, entre ceux qu’il a commis contre les autres et ceux que les autres ont tentés ou étaient capables s’il n’avait pris les devans, de tenter contre lui, — entre lui et les autres, — n’ont-ils pu voir une différence de nature : ils n’ont vu tout au plus qu’une différence de degré. Et parce qu’ils étaient de leur siècle, et parce qu’ils étaient de leur pays, ils l’ont vue dans la perfection de l’art. C’était autant de mal fait, mais du mal mieux fait. Ici l’horrible touchait au sublime, et le scandale s’évanouissait ou s’enveloppait dans la beauté. Comme l’a dit tout près de nous, quatre cents après Machiavel, un écrivain qui est le plus galant des hommes : « Fu Alessandro papa scandaloso anche per que tempi, ma… era bello ! »

Dieu me garde de soutenir ou seulement de paraître accepter que Machiavel et Guichardin n’aient pas eu tort de perdre de vue le crime derrière la « perfection artistique » de la forme, car il ne saurait y avoir d’art qui puisse changer la valeur morale d’un acte et transmuer de la boue en lumière, une laideur en beauté ; de prétendre même qu’ils n’aient pas eu tort de séparer si radicalement la politique de la morale, de la vicier de toute morale. Je ne plaide pas, — non point pour César Borgia, cela va sans dire, mais pour Machiavel et Guichardin, — l’acquittement, mais les circonstances atténuantes, et je les plaide en fait. Qu’étaient-ils ? Des politiques italiens de la fin du XVe et du commencement du XVIe siècle. Au reste, ils n’ont édifié, ni ébauché, ou esquissé nulle part, une théorie de la beauté du crime. Guichardin s’est borné à noter que César « ne voulait pas avoir été scélérat senza premio. » Traduisons : « sans utilité. » C’est vrai de presque tous ses crimes, ou de la plupart, sauf naturellement ceux où le poussent soit la vengeance, soit la folie de la chair. C’est vrai du meurtre de son frère le duc de Gandia, qui, en faisant de lui l’aîné, lui permet de quitter l’état ecclésiastique, de troquer le chapeau de cardinal contre le béret de capitaine général de l’Eglise et la couronne ducale ; c’est vrai du meurtre du duc de Bisceglie, son beau-frère, qui lui permet de remarier Lucrèce sa sœur, ainsi faite veuve, à Alphonse d’Este, de s’assurer ou se rassurer du côté de Ferrare, et de consolider par là l’un des fondamenti de son État ; c’est vrai du meurtre de tant de cardinaux, protonotaires et prélats, qui lui fournit l’argent dont il a besoin moins pour ses plaisirs que pour son agrandissement ; c’est vrai, à plus forte raison, du meurtre des Varano, qui lui donne Camerino ; du meurtre d’Astorre Manfredi (moins l’ignominie dont il est souillé), qui lui garantit Faenza ; du meurtre de Vitellozzo, d’Oliverotto, et des Orsini, qui le délivre d’une perpétuelle menace. — C’est vrai, mais il n’importe, car c’est le cas ordinaire : il est peu de crimes gratuits, et, hors de ceux qu’inspire la passion, il n’en est pas qui n’aient l’intérêt pour mobile. Cela ne peut pas être et Guichardin n’essaie pas d’en faire une justification.

Des crimes de César, Machiavel, lui, ne dit même pas cela. Il n’en dit rien. Volontairement il les ignore. Ils sont pour lui comme s’ils n’étaient pas, parce qu’ils n’étaient pas « son sujet, » à l’exception de deux : le meurtre de Ramiro d’Orco et le guet-apens de Sinigaglia. Ce n’est pas à cause d’eux, de ces crimes, qu’il propose César pour modèle aux princes : seulement, à cause d’eux, il ne se retient pas de le leur donner pour modèle ; et il serait permis de trouver dans la façon dont il en parle comme un éloge sous-entendu, faute de l’expression d’un blâme, s’il n’était évident qu’il ne s’occupe que de l’efficacité politique, et non de la qualité morale de l’acte ; choses qu’il ne confond jamais. Il semble même que, prévoyant le parti que de ce chapitre on pourrait tirer contre lui, Machiavel ait voulu préciser et bien faire sentir son intention en cette phrase : « Celui donc qui juge nécessaire dans son Principat nouveau de s’assurer de ses ennemis, de se gagner des amis, de vaincre ou par force ou par fraude, de se faire aimer et craindre des peuples, suivre et révérer des soldats, d’éteindre ceux qui le peuvent ou le doivent offenser, de rénover par de nouvelles dispositions les institutions anciennes, d’être sévère et agréable, magnanime et libéral, de détruire la milice infidèle, d’en créer de la nouvelle, de se conserver l’amitié des rois et des princes, de sorte qu’ils aient à lui faire du bien avec grâce, ou à l’offenser avec égard, ne peut trouver d’exemples plus frais que les actions de celui-ci. »

Celui qui juge nécessaire de vaincre ou par force ou par ruse, et en qui, d’ailleurs, la nécessité supprime le scrupule : — Si tu n’es pas celui-là, n’imite pas César ! Mais voilà ce que Machiavel admire en César et offre à l’admiration, à l’imitation du Prince. A reprendre ligne à ligne ce chapitre VII, qui est à peu près le seul passage où il en traite explicitement, ce qu’il admire en César, c’est que César « ait mis tout en œuvre, ait fait tout ce qu’un homme prudent et virtuoso, — ce qui ne signifie « vertueux » qu’au sens où l’Italie de la Renaissance connut la virtù, — devait faire pour s’enraciner dans des États que les armes et la fortune d’autrui lui avaient concédés. » C’est, que justement, dépendant, à son origine et par l’origine de sa puissance, des armes et de la fortune d’autrui, il n’ait rien négligé pour s’en affranchir. C’est qu’à cet effet il ait imaginé et employé tous les moyens qui pouvaient réussir ; qu’il n’ait reculé devant aucun ; qu’il ait jeté le désordre dans les États voisins, afin de se faire seigneur sûrement d’un morceau au moins de ces États ; qu’il ait été « grand connaisseur de l’occasion, » et que, « quand elle lui est venue bien, il en ait usé mieux ; » qu’il ait été aussi « grand dissimulateur, » ce qui est un renforcement, un redoublement de « très secret ; » qu’il ait su « se tourner aux ruses et cacher si bien son esprit » que « la simplicité » de ses adversaires les ait amenés à sa discrétion ; c’est qu’il ait bien connu comment on gagne et on perd les hommes, qu’il ait compris que, tenant de la conquête la Romagne et le duché d’Urbin, il devait s’en attacher les peuples par le bien-être, qu’il ait senti que ce pays, jusque-là mal gouverné par des seigneurs impuissans, volé par eux, divisé, plein de brigues et de brigandage, ne se réduirait que par un bon gouvernement à être pacifique et obéissant ; qu’après la justice sommaire du début, — les cruautés des commencemens de règne, — il y ait installé une justice régulière, et qu’en se débarrassant de l’exécuteur, il ait rejeté sur ce ministre seul la responsabilité des exécutions. C’est qu’il se soit détourné des Français et retourné vers les Espagnols, quand il a cru qu’il lui fallait changer d’amis pour n’avoir plus de protecteurs, et n’avoir plus de protecteurs pour n’avoir plus de tuteurs gênans ou avides. C’est qu’il se soit, ayant réglé les choses présentes, inquiété de préparer les choses futures, et que, ayant trouvé le point faible de sa domination, il n’ait eu de repos qu’il ne lui eût donné des fondemens plus durables : 1° en éteignant la race des seigneurs qu’il avait dépouillés ; 2° en gagnant à soi tous les gentilshommes romains ; 3° en faisant sien autant que possible le Sacré-Collège ; 4° enfin, en acquérant tant de solidité avant la mort du Pape qu’il pût, après cette mort, résister par lui-même à un premier assaut. Tout cela, tant de virtù, tant de ferocia, de fierté, tant d’activité, tant de choses en si peu de temps, dans si peu d’espace, pour pouvoir « se diriger » sans dépendre de la fortune ou de la force d’autrui, mais seulement de sa puissance à lui et de sa virtù à lui.

Et tout cela, que Machiavel admire, qu’il propose à l’admiration, à l’imitation des Princes, pêle-mêle, en bloc, sans choisir, n’est pas moral, est en partie immoral, est amoral. Mais ce ne sont pas les crimes de César que Machiavel admire et conseille d’imiter : c’est le sens que César, suivant lui, eut du rôle et de la conduite du Prince. Peut-être l’a-t-il grandi outre mesure ; peut-être a-t-il mis en lui plus qu’il n’y avait ; mais, l’y ayant mis, il l’y a vu, et, l’y ayant vu, il l’a dit. Peut-être est-ce l’imagination de Machiavel qui a fait de César le libérateur, l’unificateur attendu ; peut-être le duc de Valentinois, réduit à lui seul, n’eut-il pas ce « grand esprit, » cette « haute intention » que lui prête le secrétaire florentin ; peut-être n’eut-il, ni sur la résurrection de la patrie, ni sur le gouvernement des hommes, tant de vues, ni de si fermes, ni de si vastes ; peut-être ne vit-il, lui, l’Italie que dans la Romagne, et dans la Romagne que lui-même ; peut-être ne conçut-il l’Etat que pour le prince, et, sous ce rapport, ne dépassa-t-il pas le niveau moyen des princes aventuriers de son temps, pour qui le pouvoir était surtout comme un réservoir de jouissances. En ce cas, peut-être Machiavel a-t-il eu tort de grandir César Borgia : et, en tout cas, certainement il a eu tort de le donner en modèle sans réticence, sans réserve, sans quelque chose de plus, sans blâme pour ses crimes, et, quant à ces crimes, sans condamnation formelle.

Mais, politique, systématiquement, aveuglément, les yeux fermés à tout le reste, il n’a voulu considérer, il a voulu ne considérer en César que le politique. Et nous, dont tout le dessein est de le bien comprendre, nous ne cherchons pas si Machiavel a eu tort moralement, ou en morale, d’admirer César et de l’offrir à l’imitation des princes, mais pourquoi et par quoi César, politiquement, et si l’on veut en géométrie, en arithmétique politique, a paru à Machiavel susceptible d’être donné en modèle au Prince ; pourquoi et par quoi il a mérité, aux yeux de Machiavel, qui l’a étudié jour par jour, heure par heure, pendant des mois, dans la grandeur et dans la décadence, d’être le type et l’exemplaire, l’une des sources, l’original du Prince.


CHARLES BENOIST.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre 1906.