Caliste ou Lettres écrites de Lausanne/Lettre 15

La bibliothèque libre.
◄  Lettre XIV
Lettre XVI  ►


QUINZIÈME LETTRE


Nous vivons comme Cécile l’a demandé, et j’admire qu’on nous fasse accueil dans un monde que nous négligions beaucoup. Nous y sommes une sorte de nouveauté. Cécile, qui a pris de la contenance, assez d’aisance dans les manières, de la prévenance, de l’honnêteté, est assurément une nouveauté très agréable ; et ce qui fait plus que tout cela, c’est que nous rendons à la société quatre hommes qu’on n’est pas fâché d’avoir. Les premières fois que Cécile a joué au whist, le Bernois voulut être son maître comme aux échecs, et l’assiduité qu’il a montrée auprès d’elle a un peu écarté le jeune lord. Les gens ont aussi perdu la pensée qu’il fallût le faire jouer constamment avec Cécile, comme ils l’avaient eue au commencement de l’hiver. Nous avons eu dans un même jour différentes scènes assez singulières, et des moments assez plaisants. Cécile avait dîné chez une parente malade, et j’étais seule à trois heures quand Milord et son parent entrèrent chez moi. — Il faut à présent venir de bien bonne heure pour avoir l’espérance de vous trouver, dit Milord. Il y a eu, avant ce changement, six semaines bien plus agréables que n’ont été ces derniers huit ou dix jours. Me serait-il permis de vous demander, madame, qui, de vous ou de Mademoiselle Cécile, a souhaité qu’on se mît à sortir tous les jours ? — C’est ma fille, ai-je répondu. S’ennuyait-elle ? dit Milord. — Je ne le crois pas, ai-je dit. — Mais pourquoi donc, a-t-il repris, quitter une façon de vivre si commode et si agréable, pour en prendre une pénible et insipide ? Il me semble… — Il me semble à moi, a interrompu son parent, que Mademoiselle Cécile peut en avoir eu trois raisons, c’est-à-dire une raison entre trois, qui chacune, lui feraient honneur. — Et quelles trois raisons ? a dit le jeune homme. — D’abord elle peut avoir craint qu’on ne trouvât à redire à la façon de vivre que nous regrettons, et que des femmes, fâchées de ne plus voir ces deux dames parmi elles, et leur enviant les empressements de tous les hommes qu’elles veulent bien souffrir, ne fissent quelque remarque injuste et maligne. Or, une femme, et encore plus une jeune fille, ne peut prévenir avec trop de soin les mauvais propos et la disposition qui les fait tenir. — Et votre seconde raison ?… voyons, dit Milord, si je la trouverai meilleure que la première. — Mademoiselle Cécile peut avoir inspiré à quelqu’un de ceux qui venaient ici un sentiment auquel elle n’a pas cru qu’il lui convînt de répondre, et que, par conséquent, elle n’a pas voulu encourager. — Et la troisième ? — Il n’est pas impossible qu’elle ne se soit senti elle-même un commencement de préférence auquel elle n’a pas voulu se livrer. — Les hommes vous remercieront de la première et de la dernière conjecture, a dit Milord. C’est dommage qu’elles soient si gratuites, et que nous ayons si peu de raisons de croire que nous attirions de l’envie sur ces dames, ou que nous donnions de l’amour. — Mais, Milord, a dit en souriant son parent, puisque vous voulez qu’on soit si modeste pour vous aussi bien que pour soi, permettez-moi de vous dire qu’il vient deux hommes ici qui sont plus aimables que nous. — Voici Mademoiselle Cécile, a dit Milord : je pense que vous ne seriez pas bien aise que je lui rendisse compte de vos conjectures, quelque honorables que vous les trouviez ? — Comme vous voudrez, lui a-t-on répondu. Cécile était entrée. Le plaisir a brillé dans ses yeux. — Voulons-nous faire encore une pauvre partie d’échecs sans que personne s’en mêle ? a dit Milord. — Je le voudrais, a répondu Cécile, mais cela n’est pas possible. Dans un quart d’heure il faut que j’aille me coiffer et m’habiller pour l’assemblée de Madame de *** (c’était la femme de notre parent, chez qui nous avions été invitées), et j’aime mieux causer un moment que de jouer une demi-partie d’échecs. En effet, elle s’est mise à causer avec nous d’un air si tranquille, si réfléchi, si serein, que je ne l’avais jamais trouvée aussi aimable. Les deux Anglais sont restés pendant qu’elle faisait sa toilette. Elle est revenue simplement et agréablement vêtue ; nous l’avons tous un peu admirée, et nous sommes sortis. A la porte de la maison où nous allions, le parent de Milord a dit qu’il ne fallait pas entrer avec nous, et a voulu faire encore une visite. — Enviera-t-on aussi à ces dames, a dit Milord, le bonheur d’avoir été accompagnées par nous ? — Non, a dit son parent, mais on pourrait envier le nôtre, et je ne voudrais faire de la peine à personne. Nous sommes entrées, ma fille et moi. L’assemblée était nombreuse ; madame de *** avait mis beaucoup de soin à une parure qui devait avoir l’air négligé. Son mari n’est pas resté longtemps dans le salon ; de sorte qu’il n’y était plus quand on a présenté deux jeunes Français, dont l’un avait l’air fort éveillé, l’autre fort taciturne. Je n’ai fait qu’entrevoir le premier ; il était partout. L’autre est resté immobile à la place que le hasard lui avait d’abord donnée. Nos Anglais sont venus. Ils ont demandé à Madame de *** où était son mari. — Demandez à mademoiselle, a-t-elle répondu d’un ton de plaisanterie en montrant ma fille : il n’a parlé qu’à elle ; et, content d’avoir eu ce bonheur, il s’en est allé aussitôt. Les Anglais se sont donc approchés de Cécile : elle a dit, sans se déconcerter, que, son cousin s’étant plaint d’un grand mal de tête, il avait proposé au général d’A… de faire une partie de piquet dans un cabinet éloigné du bruit. Là-dessus, j’ai laissé Cécile sur sa bonne foi, et suis allée trouver mon cousin, à qui j’ai demandé s’il avait aussi mal à la tête que le prétendait Cécile, ou s’il avait trouvé sa situation dans le salon trop embarrassante. — Seriez-vous assez barbare pour me plaisanter ? A-t-il dit (il faut vous dire en passant que le digne général d’A… est un peu sourd) ; mais n’importe, je vous ferai ma confession. J’avais mal à la tête, ma santé ne s’est pas remise de cette piqûre (il montrait sa main) ; cela ne m’aurait pourtant pas obligé à me retirer, mais j’ai senti que je serais très embarrassé ; et puis, j’ai toujours trouvé qu’un homme avait mauvaise grâce chez lui dans une assemblée nombreuse, et j’ai eu la coquetterie de ne pas vouloir que vous me vissiez promener sottement ma figure de femme en femme, de table en table. Ces sortes d’assemblées étant au contraire le triomphe des maîtresses de maison, j’ai voulu laisser jouir Madame de *** de ses avantages, et ne pas courir le risque de gâter son plaisir en lui donnant de l’humeur. Je plaisantais de tout ce raffinement, quand l’un des Français est venu mettre sa tête dans le cabinet. Ouvrant tout-à-fait la porte dès qu’il m’a aperçue : je parierais, madame, a-t-il dit en me saluant, que vous êtes la sœur, la tante, ou la mère d’une jolie personne que je viens de voir là-dedans. — Laquelle ? Ai-je dit. — Ah ! Vous le savez bien, madame, m’a-t-il répondu. J’ai dit : eh bien ! Je suis sa mère ; mais à quoi l’avez-vous deviné ? — Ce n’est pas à ses traits, m’a-t-il dit, c’est à sa contenance et à sa physionomie : mais comment pouvez-vous la laisser en butte aux fureurs vengeresses de la maîtresse du logis ? Je l’ai suppliée de ne pas boire une tasse de thé qu’elle lui donnait, et de dire qu’elle y avait vu tomber une araignée ; mais mademoiselle votre fille a haussé les épaules et a bu. Elle est courageuse, ou bien elle croit à la vertu comme Alexandre ; mais moi, je crois à la jalousie de Madame de ***. Certainement elle lui a enlevé son mari ou son amant ; mais je pense que c’est son mari, car la dame a l’air plus vaine que tendre. Je voudrais bien le voir. Je suis sûr qu’il est très aimable et très amoureux. D’ailleurs, j’ai ouï dire ici et dans la ville où son régiment est en garnison qu’il était le plus aimable comme le plus brave cavalier du monde. Mais, madame, ce n’est pas la seule situation intéressante que mademoiselle votre fille donne lieu aux spectateurs de considérer. Elle a auprès d’elle deux Bernois, un Allemand et un lord anglais, qui est le seul à qui elle ne dise pas grand’chose. Il a l’air d’en être consterné. Il n’est guère fin, à mon avis. Il me semble qu’à sa place j’en serais flatté. Cette distinction en vaut bien une autre. — Vos tableaux me paraissent être d’imagination, lui ai-je dit en souriant ; mais j’étais au fond très peinée. Allons voir tout cela. J’ai fermé la porte du cabinet après en être sortie. — Savez-vous bien, monsieur, ai-je dit, que vous avez parlé devant le maître de la maison, celui qui joue ? — Quoi, lui ! Je suis au désespoir. Je ne le croyais pas si jeune ; et rouvrant aussitôt la porte et me ramenant à la partie de piquet : que faut-il, monsieur, a-t-il dit à mon parent, que fasse un jeune écervelé vis-à-vis d’un galant homme qui a bien voulu faire semblant de ne pas entendre les sottises qui lui sont échappées ? — Ce que vous faites, monsieur, a dit M de *** en se levant. Et, serrant de bonne grâce la main que lui présentait le jeune étranger, il a avancé une chaise, et nous a priés de nous asseoir. Ensuite il a demandé des nouvelles de plusieurs officiers de son régiment et d’autres personnes que le jeune homme avait vues après lui. A mon tour, je l’ai questionné. Il est parent de votre mari ; il vous a vue et votre fille, mais seulement en passant, de sorte que je n’ai pu en tirer grand’chose sur cet intéressant sujet. Il est plus proche parent de l’évêque de B., que nous avons vu ici encore abbé de Th., et il a un peu de sa fine et vive physionomie. Je lui ai demandé ce qu’était son frère. — Officier d’artillerie, m’a-t-il dit, rempli de talents et d’application ; mais aussi il n’est que cela. — Et vous ? lui ai-je dit. — Un étourdi, un espiègle, et je ne suis aussi que cela. J’avais cru que cette profession me suffirait jusqu’à vingt ans ; mais, quoique je n’en aie que dix-sept, j’ai envie d’abdiquer tout de suite. Encore serait-ce trop tard d’un jour. — Et laquelle prendrez-vous à la place ? — Je m’étais toujours promis, m’a-t-il répondu, d’être un héros en cessant d’être un fou. A vingt ans je veux être un héros. J’ai envie d’employer ces trois ans d’intervalle à me préparer à ce métier, mieux que je n’aurais pu faire si je n’avais quitté l’autre dès à présent. — Je vous remercie, lui ai-je dit, et suis très contente de vous et de vos réponses. Allons voir ce que fait ma fille. Je prie l’apprenti héros de penser que la loyauté, la prudence, la discrétion envers les dames faisaient partie de la profession de ses devanciers les plus célèbres, ceux dont les troubadours de son pays chantaient les amours et les exploits. Je le prie de ne pas dire un mot de ma fille qui ne soit digne du preux chevalier le plus discret. — Je vous le promets, non pas en plaisantant, mais tout de bon, m’a-t-il dit. Je ne saurais me taire trop scrupuleusement après l’extravagance avec laquelle j’ai parlé. Nous étions alors dans le salon. Ma fille jouait au whist avec des enfants, princes à la vérité, mais qui n’en étaient pas moins les petits ours les plus mal léchés du monde. — Voyez, m’a dit le français ; le lord anglais et le beau Bernois ont été placés à l’autre extrémité de la chambre. — Point de remarques, lui ai-je dit. — M’est-il donc permis de vous montrer mon frère qui, assis à la même place où nous l’avons laissé, bombarde et canonne encore la même ville ; Gibraltar, par exemple ? Cette table est la forteresse ; ou bien c’est Maëstricht qu’il s’agit de défendre. Ce babil n’aurait jamais fini, si je n’eusse prié qu’on me fît jouer. Je finissais ma partie quand mon cousin est rentré dans le salon. Il s’est approché de moi. — Faut-il, m’a-t-il dit, que ce petit étourdi ait vu en un instant ce que je n’ai su voir malgré toute mon application ! Faut-il qu’il soit venu me tirer d’une incertitude dont à présent je connais tout le prix ! Il s’assit tristement à mes côtés, n’osant s’approcher de ma fille, ne pouvant se résoudre à s’approcher de sa femme ni de Milord. — Je vous laisse croire, lui dis-je ; vous porteriez vos soupçons sur quelque autre, et ils seraient peut-être encore plus fâcheux ; car cet enfant ne me paraît pas d’une figure ni d’un esprit bien distingués. Demandez-vous pourtant s’il est bien raisonnable d’ajouter tant de foi aux observations qu’a pu faire en un demi-quart d’heure un jeune étourdi. — Cet étourdi, m’a-t-il répondu, n’a-t-il pas deviné ma femme ? Nous nous retirâmes ; je laissai mon cousin plongé dans la tristesse. Les Anglais nous ramenèrent, et Milord me pria si instamment de permettre qu’on portât leur souper chez moi, que je ne pus le refuser. Ils me racontèrent tous les mots piquants, les regards malveillants de notre parente. C’était l’explication de cette tasse de thé que le Français ne voulait pas que ma fille bût. On parla de la partie qu’on lui avait fait faire. à tout cela Cécile ne disait pas un mot ; et me tirant à part : ne nous plaignons pas, maman, me dit-elle, et ne nous moquons pas ; à sa place, j’en ferais peut-être tout autant. — Non pas, lui dis-je, comme elle par amour-propre. Le souper fut gai. Le petit lord me parut fort aise de n’avoir point de Bernois, point de Français, point de concurrents autour de lui. En s’en allant, il me dit que cette fois-ci il adopterait les ménagements de son cousin, et ne dirait mot du souper, de peur de se faire porter envie. Je ne lui aurais pas demandé le secret, mais je ne suis pas fâchée que de lui-même il le garde. Mon cousin me fait tout de bon pitié. Les Français repartent demain. Ils ont fait grande sensation ici ; mais, en admirant l’application et les talents de l’aîné, on regrettait qu’il ne parlât pas un peu plus, qu’il ne fût pas comme un autre ; et, en admirant la vivacité d’esprit et la gentillesse du cadet, on aurait voulu qu’il parlât moins, qu’il fût circonspect et modeste, sans penser qu’il n’y aurait alors plus rien à admirer non plus qu’à critiquer chez aucun des deux. On ne voit point assez que, chez nous autres humains, le revers de la médaille est de son essence aussi bien que le beau côté. Changez quelque chose, vous changez tout. Dans l’équilibre des facultés vous trouverez la médiocrité comme la sagesse. Adieu, je vous enverrai, par les parents de votre mari, la silhouette de ma fille.