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Carnets de voyage, 1897/Cette (1863)

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. 98-103).


CETTE


Je suis monté sur la colline Saint-Clair. Un vrai paysage du Midi ; un coteau âpre, encombré de pierres effondrées, rayé de longs murs secs en pierres entassées ; rien que de la pierre et des amas de pierres, tout cela au hasard et négligé. Derrière les clôtures, des jardins en étages où luit la feuille roussie et dorée d’une vigne, où sur le bord des murs vient se poser la lourde feuille dentelée du figuier, où parfois les pins, collés l’un contre l’autre, laissent échapper sous l’ardent soleil leurs senteurs pénétrantes.

Du sommet s’étale tout d’un coup, toute ouverte, la magnifique mer bleue, d’un bleu doux et tendre, tout matinal et virginal ; on ne voit pas de vapeurs, il y en a pourtant, mais leur mousseline est si finement diaphane qu’elles ne marquent leur présence qu’en confondant la mer et le ciel à l’horizon. Le soleil qui monte fait un lac d’or ruisselant et tremblotant sur la soie azurée de l’eau immobile. Tout est azur, azur tendre, l’immense mer, le grand ciel ouvert ; de petites barques lointaines, grisâtres, y remuent imperceptiblement comme des mouettes.

On descend par une longue ruelle tortueuse où les entassements de pierres rougeâtres et brunes sont encore roussis par le soleil ; c’est un calvaire, les stations sont marquées. — Cette aridité n’a rien de repoussant, les longues lignes des murailles découpent des pans de ciel riant. On se sent peintre dans ce pays. — Au tournant apparaissent les lointains du côté de la terre, longues et hautes collines onduleuses et vaporeuses, veloutées par la distance, sèches, mais cependant si belles ! Ces grandes formes baignées d’air et de lumière s’allongent si paisiblement et si noblement ! À leur pied, l’étang de Thau, petite mer laissée par la mer, luit comme une glace de métal poli. — Cette splendeur rejaillit et fait contraste avec la douceur des montagnes. Comme on sent ici la noblesse de la beauté, et comme le Midi offre le Paradis tout fait aux sens qui savent le comprendre !

Les plantes ont un parfum étrange et enivrant ; les fruits sont savoureux, les raisins énormes sont dorés et veloutés ; il y en a tant, que les plus pauvres enfants en ont les mains pleines dans la rue.

Il faut ici avoir une vigne, comme disaient les Italiens du XVIe siècle, avec le voluptueux accompagnement des tableaux et de tous les arts.

Nous nous sommes assis sur les quartiers de roche, fendue à mi-côte. J’y suis resté seul une demi-heure ; c’est la plus vive et la plus complète sensation heureuse que j’aie eue depuis longtemps. La mer immense en face, d’un bleu divin ; le ciel est presque blanc en comparaison. Cette mer est calme comme le Paradis ; seulement, sur la large nappe étincelante où le soleil épanche son incendie et sa gloire, on aperçoit un petit frétillement, des myriades presque imperceptibles d’écailles d’or, comme d’un beau poisson bienheureux, divin, endormi dans l’azur. Deux ou trois bandes minces d’un bleu plus pâle marquent l’endroit où tout d’un coup la profondeur augmente, et le ciel avec la mer ainsi veinée ressemblent aux deux valves lustrées, marbrées, d’une coquille de nacre.

Plus près, le port ; une trentaine de petits navires s’approchent lentement de l’ouverture ; les trois jetées dessinent avec un vif contour noir leur bande étroite ; le phare monte net, en relief ; une vieille forteresse fauve, sur une croupe, fait saillie sur la droite ; cette netteté des arêtes, cet admirable contraste des teintes claires, lumineuses et des formes âpres et tranchées, font un plaisir qu’on n’imaginait pas. Le port lui-même, protégé, luit comme une coupe de diamants. — Comme on comprend, en pareil pays, l’origine de la peinture.

Tout le long de la côte descendent et tournoient les rayures des chemins rougeâtres ; on se retourne et l’on voit l’escarpement abrupt de la montagne fauve et brûlée, puis, tout au loin, les chaînes des Pyrénées qui nagent bleuies, dorées, enveloppées de violet pâle dans le jeune et immuable azur.

Tout sort du climat ; la tête humaine ne fait que reproduire et concentrer la nature qui l’environne. Vous voyez bien que des hommes ainsi entourés ne peuvent pas avoir la même âme que des gens du Nord.

Négligence et saleté quand on rentre, les premières rues sont des dépotoirs ; les enfants sont crasseux et vont pieds nus. — La ville s’allonge au bord de ses canaux ; cela fait une petite Venise ; elle aussi est bâtie sur des lagunes, entre un énorme étang qui est un morceau de mer devenu intérieur et de l’autre côté la mer. — C’est l’entrepôt des vins du Midi ; les tonneaux, les foudres sont partout.

Les plus grands spectacles sont imprévus. Quelle vision la nuit, à l’arrivée dans cette ville inconnue, avec la mer et le lac à demi devinés dans une demi-lueur douteuse, puis, du haut de l’impériale de la diligence, ces canaux blafards, ces rues noires, silencieuses, léchées çà et là par une lumière, ce port, et, au bout, la noirceur énorme sans dimensions ni limites, une file de navires avec leurs agrès, et les mâts comme la toile d’une araignée monstrueuse ; au centre, un bateau toueur, horriblement noir, lentement promène avec une respiration rauque, sans but visible, son fanal rouge et menaçant comme le fanal du dieu des morts ; puis, au-dessus, l’escadron obscurci des silencieuses étoiles !