Carpaccio (Rosenthal)/06

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Henri Laurens, éditeur (p. 44-55).
VI

Peintre merveilleux, fait pour traduire la vie et amoureux de sa ville, s’il eût vécu plus tard, Carpaccio aurait été, à côté de Canaletto et de Guardi et peut-être plus complètement qu’eux, l’interprète des pierres et de la vie de Venise. Ses contemporains ignoraient encore ces contemplations désintéressées, mais ils en approchaient involontairement en mêlant Venise à leurs sujets religieux et en multipliant les toiles officielles auxquelles la ville servait de décor.

Deux fois au moins, Carpaccio, sans dénaturer le sujet, put exécuter des vues littérales de Venise.

Chargé par les camerlingues de peindre un étendard et de renouveler l’image démodée de Jacobello del Fiore, il ne se contente pas d’alléger les formes un peu lourdes de l’animal apocalyptique, il double la glorification en déroulant derrière le symbole traditionnel une vue du canal Saint-Marc.

Le Bucentaure est amarré devant la Piazzetta que domine le Campanile ; on devine l’Horloge : les coupoles de Saint-Marc se profilent derrière le palais ducal, dont les sveltes harmonies chantent légères et subtiles.

Puis c’est la lagune avec les caravelles aux voiles gonflées qui glissent doucement vers l’horizon doré, et Saint-Georges Majeur. Tout baigne dans la délicatesse d’une atmosphère limpide et rose, les tons se nuancent, rares et exacts, hommage discret rehaussé d’une sorte
Cliché Alinari.


LA VIE DE SAINTE URSULE : LE PRINCE PREND CONGÉ DU ROI SON PÈRE.
(Académie de Venise)
d’ampleur sereine qui mêle à l’évocation le sens grave de la patrie.

La Venise de l’étendard n’était qu’une apparition charmante mais voilée et lointaine ; à présent nous voici au cœur de la ville : Carpaccio a été chargé de peindre pour la confrérie de Saint-Jean l’Évangéliste un panneau dans la série de ceux qu’exécutent Gentil Bellin, Mansueti, Benedetto Diana et son maître Lazare Bastian.

Le sujet, la guérison d’un démoniaque par le patriarche de Grado, l’inspire peu et, sans s’arrêter au miracle même qu’il relègue dans un coin de sa toile, il ne voit plus que le cadre : le grand canal près du Rialto, et tout s’efface devant une transposition synthétique de la cité et de la vie vénitiennes.

Un ciel admirable, rouge, violet, avec des cirrus harmonieux, forme le fond léger vers lequel s’élancent les hautes cheminées si curieuses avec leurs couronnements rouges et leurs montants incrustés d’arabesques. Les maisons se pressent, étroites ; leurs façades, où les arceaux blancs des fenêtres s’unissent parfois en trilobe, chantent le poème de la brique.

Le grain luisant de la terre brille en quelques endroits, plus loin il est adouci et mat ; l’une d’elles est d’un corail cendré ; celle-ci enfin, rongée d’humidité, n’a plus qu’un rose défaillant sous la couche grise des années.

L’une des demeures s’incruste de marbres où jouent des arabesques colorées.

Gamme précieuse, mais discrète ; c’est le fond sur lequel se détache le Rialto pittoresque du xve siècle, non pas l’arche de marbre que nous admirons, mais le pont de bois qui subsista, vermoulu, jusqu’en 1588 : une charpente fruste jetée sur six pilotis solides et qui s’ouvre au milieu par un pont levis. Cette image surprend et ravit par son originalité inaccoutumée. Seul le vieux pont de Lucerne pourrait en évoquer la saveur. Le bois est sombre, verdi. L’aspect est rude, primitif, tout de contraste avec le lieu du miracle.

Ici, l’élégance du style lombardesque est mêlée de richesse. Au-dessus de colonnes de stuc, des médaillons à buste d’empereur surmontent des chapiteaux dorés. L’or des grandes croix penchées vers le possédé, les surplis blancs des frères, au bas, les brocarts amples, les damas, les toques de velours des seigneurs massés au premier plan, répondent à la somptuosité du cadre. Mais l’œil se détache de ce groupe, appelé par l’acuité d’un spectacle plus rare : sur l’eau du canal, sombre sans doute et poussée au noir par le temps, un cortège de gondoles glisse avec légèreté.

Elles sont menées avec une grâce incomparable par des adolescents dont la sveltesse se dessine sous la fantaisie charmante du costume. Vestes roses ou bleues aux manches à crevés et à bouffettes, toques à aigrettes, capuchons, justaucorps brochés, on dirait plutôt des pages ; parmi eux, un nègre conduit un grave personnage qui est un admirable portrait. Tout auprès, dans une autre gondole, un grillon blanc frisé forme une tache amusante auprès d’un patricien drapé de velours cerise.

Cliché Alinari.


LES ADIEUX DE SAINTE URSULE À SES PARENTS.
(Collection Cappello Layard à Venise)

Sur la rive on découvre les épisodes familiers d’un quartier animé. Tandis qu’un barbier, au seuil de sa boutique, essuie son rasoir et que des groupes de promeneurs vénitiens ou musulmans s’arrêtent pour causer, un nègre se courbe sous le poids d’un tonneau, un portefaix en manœuvre un autre, des enseignes de feuillage s’accrochent aux murs, des chemises sèchent, au haut d’une maison, en plein air sur une hampe de bois. Petit coin délicieux de vie prise sur le vif et notée avec amour, il complète le spectacle ordonné avec un sens si délicat de la beauté et du pittoresque.

Ces portraits vivants, pensant, cette résurrection architecturale du vieux Venise donnent à la Sainte Croix la saveur originale d’une œuvre de terroir.

L’Étendard et la Sainte Croix furent, pour ne point parler des œuvres disparues, les deux seules occasions données à Carpaccio de célébrer directement Venise. Peut-être aussi, un jour, échappant à la contrainte des commandes, nous dit-il, dans un tableau de chevalet : les Deux Courtisanes au musée Correr, un des aspects intimes de la vie Vénitienne.

Sur une terrasse de marbres précieux, deux jeunes femmes sont assises nonchalamment, le regard dirigé au delà du cadre. Leurs chairs grasses, d’une pâleur dorée, sont mises en valeur par leurs costumes somptueux : robes compliquées, l’une d’un rouge mat, l’autre vert-prune s’ouvrant sur un tablier vieil or ; elles ont des manches à crevés brodées de perles et de pierres : des perles aussi cernent la décolleture : de lourds colliers pendent sur leurs gorges. Leurs cheveux encadrent le visage et, noués sur la tête en forme de calotte, sont d’un blond récent. Près d’elles, un jeune page n’est pas vêtu avec une moindre recherche : il joue avec un tétras. Deux chiens, une perruche deux tourterelles rosées sont les familiers de celle terrasse.

L’air abandonné de ces femmes dont les socques traînent à terre, la serviette que l’une d’elles tient à la main, ont autorisé à interpréter cette scène comme un épisode de la toilette de deux courtisanes qui laissent sécher leurs cheveux au soleil après les avoir blondis.

Rien de moins assuré que cette hypothèse. On en a émis d’autres, dont quelques-unes fort singulières. Il semble qu’il y ait anachronisme véritable à attribuer à Carpaccio une scène de genre, et peut-être ce tableau Célèbre n’est-il qu’un fragment précieux d’un ensemble disparu.

L’esprit dans lequel Carpaccio a traité les sujets religieux donne à cette hypothèse la plus grande vraisemblance. Jamais légende, fût-elle miraculeuse ou mystique, ne l’a écarté de la réalité et ne lui a fait oublier complètement sa chère Venise. La Vierge, sainte Ursule, saint Jérôme ou saint Georges vécurent au milieu des hommes, parmi des paysages, dans les villes. Carpaccio voit leur vie se dérouler devant ses yeux. Il assiste aux scènes édifiantes que la tradition a conservées ; il ne s’arrête pas à leur beauté spirituelle ; il n’en scrute pas le sens profond.

Cliché Alinari.


LA VIE DE SAINTE URSULE : LE SONGE DE LA SAINTE.
(Académie de Venise)
belles lui apparaissent comme une succession d’images pittoresques.

Le récit et les personnages demeurent imprégnés de Venise, les costumes sont à la mode du jour, les palais et les panoramas, sans être empruntés littéralement à la réalité, n’unissent les traits distinctifs de l’originalité vénitienne.

Carpaccio, celles, n’apporte pas dans ces récits une grande onction, mais il ne faut point non plus l’accuser de frivolité. Ce n’est pas un enfant qu’étourdissent le mouvement et la couleur. Dans les spectacles, c’est la vie qu’il aime, avez ferveur, avec passion, et s’il en traduit con amore les aspects éclatants, il sait aussi exprimer la confidence discrète des pénombres intimes. Des sonorités bruyantes aux tonalités apaisées, il parcourt le clavier d’une main souple et, sur la trame des légendes, compose des suites variées.

La plus riche de ces séries est la vie de sainte Ursule.