Carpaccio (Rosenthal)/08

La bibliothèque libre.
Henri Laurens, éditeur (p. 75-87).

VIII


Lorsque l’on vient, à l’Académie, de feuilleter une à une les pages de poème magnifique, parmi les réflexions qu’il suggère se présente impérieusement le souvenir de la châsse de sainte Ursule de Memlinc et, de même, il n’est sans doute pas un pèlerin d’art à Bruges qui n’ait, à l’hôpital Saint-Jean, reporté sa pensée vers Carpaccio.

Cette confrontation instinctive provoque d’abord le sentiment d’une opposition totale. L’ampleur de l’œuvre vénitienne fait paraître la châsse plus exiguë encore, et le mysticisme de Memlinc souligne le naturalisme de Carpaccio. Pourtant, si l’on ne s’arrête pas à celle impression première, une réflexion plus attentive nous avertit que cette opposition est plus apparente que réelle et qu’elle n’offre rien d absolu.

Il ne faut pas se laisser surprendre par le contraste des dimensions. Ce n’est pas de propos délibéré que Memlinc a adopté des proportions si réduites : la châsse qu’il avait mission de peindre lui offrait des surfaces strictement délimitées. Il eût été évidemment capable d’exécuter ses compositions sur un champ pus considérable ; mainte de ses œuvres en témoigne, et, tout près de la châsse même, le triptyque d’autel de l’hôpital Saint-Jean. Ni lui ni les artistes qui l’entouraient ne reculaient devant l’ampleur d’une commande et l’Adoration des Bergers d’Hugo Van der Goes présente des dimensions analogues aux toiles de

Carpaccio. Dans l’œuvre de Carpaccio, par contre, la vie de sainte Ursule offre un développement inusité. Dans la vie de la Vierge, dans celles de saint Georges et de saint Étienne, il se rapproche sensiblement des proportions familières de flamands. Ce sont donc des hasards malheureux qui rendent difficile la comparaison entre les deux cycles.

Il ne faut pas trop s’attarder, non plus, au contraste des factures. La minutie de Memlinc ne lui est pas plus particulière, parmi les flamands, que la liberté de Carpaccio n’est une exception à Venise : les opposer, serait faire le procès de deux écoles plutôt que de deux artistes. Ces impressions préjudicielles écartées, des ressemblances apparaissent, résultats d’une nécessite logique.

Les deux œuvres sont absolument contemporaines : elles sont issues de milieux artistiques et sociaux analogues. L’art vénitien ainsi que l’art flamand étaient alors dans celle période d’ascension qui, dans tous les âges, réunit la conscience et la véracité. De là, chez les deux maîtres, un semblable instinct de transposer dans la réalité contemporaine la légende plusieurs fois séculaire qu’ils avaient à traiter : de là aussi une semblable fidélité dans l’étude des monuments et des costumes, un besoin aigu d’analyse, l’importance attachée aux moindres détails. Surtout, cette réalité s’offrait à eux avec une exceptionnelle parité d’aspect. Deux villes fastueuses, enrichies par le commerce maritime, répandant au loin leur activité, et, toutes deux, orgueilleuses des flottes qui les animaient : Venise, reine

Cliché Alinari.


LA VIE DE SAINT GEORGES : LE BAPTÊME DU ROI AYA.
(Saint-Georges-des-Esclavons à Venise)
de l’adriatique : Bruges, reliée par ses canaux féconds à la mer du Nord

Influencés par des suggestions analogues, Carpaccio et Memlinc ont, avec l’histoire de sainte Ursule, conté l’activité dont ils étaient les témoins. Le Flamand dépeint comme le Vénitien les navires qui accostent, la manœuvre des matelots, les ballots que l’on décharge. L’arrivée à Cologne offre, chez les deux maîtres, une ressemblance indéniable.

Ceci n’atténue sans doute pas les différence qui sont considérables. Encore ne faut-il pas s’y méprendre. Parfois, — alors qu’ils paraissent s’éloigner le plus, — les deux artistes appliquent simplement à des spectacles différents les mêmes procédés et les mêmes qualités d’observation. L’un vit parmi le triomphe de l’art gothique, l’autre près de Saint-Marc, de la Ca d’Oro et des fantaisies colorées des Lombardi, et c’est parce qu’ils rendent ces ambiances avec la fidélité la plus scrupuleuse qu’ils donnent à leurs œuvres des physionomies si tranchées. Amenés à représenter Rome qu’ils n’ont visité ni l’un ni l’autre, tous deux essayent de l’imaginer, et si Memlinc est moins heureux, c’est qu’il est moins bien préparé par son milieu à évoquer l’art antique et qu’il est privé des documents qui ne manquent pas à Carpaccio.

La vraie divergence, et celle-ci capitale, ne réside pas dans la technique ni dans la conception picturale, elle est tout entière psychologique. Carpaccio et Memlinc expriment, dans des langages qui ne sont pas sans parenté, des tempérament dont l’opposition est irréductible.

Carpaccio est amoureux de la vie extérieure, il en savoure les joies, le monde est pour lui rempli de merveilles ; Memlinc n’a pas le sens des spectacles profanes ; il n’ouvre qu’à regret les yeux sur l’univers : son âme, par contre, est exaltée par des élévations intimes auxquelles son émule vénitien est étranger. Dans l’histoire de sainte Ursule, Memlinc supprime tous les épisodes profanes auxquels Carpaccio s’est complu. Il commence son récit au départ de Cologne, omet les missions diplomatiques

à la cour de Bretagne ou à celle d’Angleterre. Est-ce à dire que Bruges lui refusât les éléments pour imaginer une réception brillante ? Non, assurément. Les palais de Bruges, la grand’place, le Tonlieu fournissaient des cadres magnifiques et Memlinc a pu assister aux noces de Charles le Téméraire avec Marguerite d’York, aux fêtes célébrées pour la naissance de Philippe le Beau, aux funérailles de Marie de Bourgogne. Il élimine des scènes semblables parce que, vides de sens intime, il ne sait pas leur découvrir d’autre intérêt. Les sentiments purement humains ne sont pas davantage capables de le fixer. La délibération d’Ursule et de père qui inspire si dignement Carpaccio, il n’a pas songé à en tirer parti, et les doubles adieux du jeune prince de Bretagne à son père, des deux fiancés à leurs parents, il ne daigne pas s’en inquiéter. Enfin il est une scène dans laquelle Carpaccio a déployé toute la pureté d’une imagination chaste et dont il a fait un chef-d’œuvre, c’est le sommeil de la sainte visitée par l’ange : Memlinc n’en a compris ni le charme ni la douceur : il n’a pu
Cliché Alinari.


SAINT JÉRÔME DANS SON ORATOIRE.
(Saint-Georges-des-Esclavons à Venise)
l’éliminer, mais il l’a réduite et l’a présentée comme par prétérition dans un coin de l’Arrivée à Cologne. Par contre, la communion de la sainte et de ses compagnes à Rome lui offre un thème où son âme s’épanche et que Carpaccio n’a pas aperçu, sur lequel, d’ailleurs, il se serait trainé. S’il est permis de s’arrêter à un détail minuscule, nous avons dit, tout à l’heure, le soin avec lequel Carpaccio avait varié les costumes et les atours de sainte Ursule : Memlinc la représente toujours vêtue de la même jupe et de la même tunique.

Les deux artistes se rapprochent par une même inexpérience à concevoir et à exprimer une scène de violence. Carpaccio, nous le savons, malgré un effort sensible, a donné du massacre une image outrée et maladroite ; Memlinc s’est dérobé à l’idée même d’un effet dramatique : les martyrs parfaitement résignés, les mains jointes, attendent la mort sans qu’aucune émotion apparaisse sur leur visage candide et inexpressif, et leurs bourreaux les frappent avec la même placidité que s’ils s’exerçaient à la cible. Comme Carpaccio, Memlinc s’est réfugié dans l’épisode d’amour qui ajoute une saveur si particulière à la mort de la sainte et il lui consacre une page séparée. C’est ici que les deux artistes se rapprochent le plus par la composition et par le sentiment. Tous deux, ils ont placé un archer qui vise droite, sainte Ursule à gauche, le fils du Roi au centre : tous deux ont essayé de traduire dans l’attitude et sur le visage du jeune prince l’expression de la pitié et de la sympathie et, si Carpaccio y a mieux réussi, Memlinc retrouve l’avantage pour la sainte, insignifiante chez son rival et, chez lui, belle d’héroïsme et de résignation. Ainsi, à comparer les d’œuvres de Carpaccio et de Memlinc on les pénètre davantage et l’on goûte mieux l’émotion intime de deux âmes.

Le cycle de sainte Ursule est la plus connue et la seule populaire des œuvres de Carpaccio, et cette popularité se justifie par la place réelle qu’il occupe dans l’ensemhle de sa production. Mais, il convient aussi de l’ajouter, l’artiste a bénéficié des circonstances les plus favorables. S’il eût peint à Florence, on pourrait lui opposer mainte entreprise semblable à la sienne. La Toscane, au xve siècle, a fourni à ses peintres de multiples occasions de développer leur pensée sur des champs aussi ou plus importants. Les parois énormes de l’abside de Santa Maria Novella se sont offertes à Ghirlandajo ; Prato a reçu Filippo Lippi ; San Gimigniano, le Campo Santo de Pise, la chapelle du palais Riccardi ont occupé tour à tour, sans l’épuiser, l’activité de Benozzo Gozzoli ; Rome a été hospitalière aux Florentins et Ghirlandajo comme Botticelli ont travaillé à la Sixtine. Fra Angelico dans les appartements du Vatican. Pinturicchio y décorait les appartements des Borgia, il allait entreprendre à la libreria de Sienne la biographie d’Eneas-Sylvius Piccolomini, dans ces années mêmes où Carpaccio élaborait la vie de sainte Ursule. Bien près de Venise, Padoue, qui avait accueilli jadis Giotto et Altichieri,

Cliché Alinari.


L’ENSEVELISSEMENT DU CHRIST.
(Musée de Berlin)
confiait à Mantegna, pour ses début, la chapelle des Eremitani.

Venise se montra plus parcimonieuse. Elle réservait les murailles des églises aux tombeaux des doges. Les travaux les plus importants qu’elle ait confié à ses peintres ont été détruits par le temps ou les accidents.

Les décorations extérieures des palais ont complètement disparu, rongées par l’air marin. L’incendie du Palais ducal, en 1577, a aboli l’effort décoratif le plus important du XVe siècle vénitien.

Par tous ces hasards, la Vie de sainte Ursule demeure, avant la génération triomphale des Titien et des Véronèse, l’exemple unique d’un ensemble décoratif conduit à bien par un artiste de Venise. Elle a donc privilégié des productions sans rivales. Il serait vain de la comparer aux œuvres du XVIe siècle vénitien, plus inutile encore de la rapprocher des pages florentines. Elle reste isolée dans notre mémoire et dans notre estime.

Jamais Carpaccio ne retrouvera l’occasion de ces larges développements, jamais il n’aura plus à décrire tant de candeur et tant de grâce.

Cependant, il n’est pas ici tout entier : il tracera des pages plus âpres, plus exubérantes, d’autres d’un recueillement grave, et il déploiera sa verve dans des turqueries. La décoration de Saint-Georges des Esclavons, la vie de saint Étienne vont nous enrichir de nouvelles joies.