Les Rayons de l’aube/Chapitre 7
Les Rayons de l’aube
Dernières études philosophiques, Stock, (p. 107-120).
VII
CARTHAGO DELENDA EST
« Monsieur, »
Dans le but d’être utile au développement des idées humanitaires et de la civilisation « la Vita internazionale » (Milan), avec l’appui de l’Humanité Nouvelle » (Paris et Bruxelles), a cru devoir s’intéresser au difficile problème qui dernièrement s’est montré dans toute sa gravité et son importance, à cause de la délicate question pour laquelle la France et le monde entier se sont passionnés si vivement : nous voulons parler du problème de la guerre et du militarisme. À cette fin, nous prions tous ceux qui, en Europe, dans la politique, les sciences, les arts, dans le mouvement ouvrier, parmi les militaires mêmes, occupent la place la plus éminente, de contribuer à cette œuvre hautement civilisatrice en nous envoyant les réponses au questionnaire suivant :
« 1° La guerre parmi les nations civilisées est-elle encore voulue par l’histoire, par le droit, par le progrès ?
» 2° Quels sont les effets intellectuels moraux, physiques, économiques, politiques du militarisme ?
» 3° Quelles sont les solutions qu’il convient de donner, dans l’intérêt de l’avenir de la civilisation mondiale, aux graves problèmes de la guerre et du militarisme ?
» 4° Quels sont les moyens conduisant le plus rapidement possible à ces solutions ? »
Je ne puis cacher le sentiment de dégoût, d’indignation et même de découragement que cette lettre a excité en moi. Les hommes intellectuels, sensés, bons, de notre monde chrétien, qui professent la loi d’amour et de fraternité et considèrent l’assassinat comme un crime affreux, tous ces hommes, incapables, sauf rares exceptions, de tuer un animal, spontanément, dans certaines conditions, quand le crime s’appelle la guerre, croient non seulement bons et obligatoires la violence et le meurtre, mais eux-mêmes contribuent à ces méfaits, s’y préparent, y participent et en sont fiers. Partout et toujours la même chose se produit ; à savoir : que ceux qui commettent les violences et les meurtres et qui en portent toute la responsabilité, c’est-à-dire la majorité des hommes, les travailleurs, ne commencent pas, ne préparent pas, ne veulent pas ces meurtres, mais y prennent part contre leur volonté, parce qu’ils sont placés dans une situation telle que chacun d’eux est convaincu que sa situation sera pire encore s’il refuse son concours à ces violences, à ces meurtres et à leur préparation. Et, la très petite minorité qui vit dans le luxe et l’oisiveté (grâce aux travailleurs) commence et prépare ces crimes et les fait commettre au peuple laborieux. Ce mensonge existe depuis longtemps déjà, mais, dans ces derniers temps, l’audace des imposteurs est arrivée au plus haut degré. Presque tout le fruit du travail des ouvriers leur est enlevé et sert aux préparatifs de pillage et d’assassinat. Dans tous les États constitutionnels de l’Europe, tous les travailleurs sans exception sont convoqués à prendre part à ces crimes ; volontairement se multiplient de plus en plus les relations internationales qui doivent en définitive conduire à la guerre, sans aucune raison, les pays pacifiques sont ravagés ; chaque année, en quelque endroit, on pille et on assassine, et tous vivent dans une crainte perpétuelle du pillage et de l’assassinat réciproques. Il est évident que si de tels faits se produisent, c’est parce que la majorité est trompée par la minorité, pour qui ce mensonge est avantageux. Voilà pourquoi la première chose que doivent faire ceux qui veulent empêcher ces meurtres et ces pillages réciproques, c’est de dévoiler le mensonge dont les masses sont abusées, de leur montrer par qui il est fait, par quoi il se soutient, et comment elles peuvent s’en délivrer.
Mais les intellectuels d’Europe ne font rien de semblable. Sous prétexte d’assurer la paix, ils se réunissent dans telle ou telle capitale ; avec des airs très graves, ils s’asseoient autour d’une table, et voici ce qu’ils discutent : Quel est le meilleur moyen pour obtenir que ces brigands qui ne vivent que de brigandages cessent leurs brigandages et deviennent des citoyens paisibles ? Ensuite, ils abordent les questions profondes, savoir : 1o La guerre est-elle voulue par l’histoire, par le droit, par le progrès ? Comme si les fictions que nous inventons avaient qualité pour nous demander de supprimer les principales lois morales de notre vie. 2o Quelles peuvent être les suites de la guerre ? Comme si l’on pouvait douter qu’elles soient toujours le malheur général, la licence sans bornes. 3o Enfin, Comment résoudre le problème de la guerre ? Comme si l’on pouvait se poser le problème suivant : « Comment peut-on délivrer des hommes trompés par un mensonge que nous voyons très clairement ? »
C’est abominable. Nous voyons très souvent, par exemple, que des hommes heureux, bien portants et tranquilles, viennent, d’une année à l’autre, jouer dans quelque Monte-Carlo et y laissent pour le profit des maîtres de ces mauvais lieux leur santé, leur tranquillité, leur honneur et très souvent leur vie. Ils sont à plaindre, ces hommes ; nous voyons très bien que l’erreur à laquelle ils succombent est due aux tentations qui les attirent, à l’inégalité des chances, à l’entraînement du jeu, et ils ont beau savoir qu’en général ils perdent, ils espèrent, malgré tout, être pour une fois, plus heureux que les autres ; tout cela est absolument clair. Mais voilà, pour délivrer les hommes de ce malheur, au lieu de leur montrer les pièges qui les attirent, au lieu de leur montrer que sans doute ils perdront, au lieu de leur montrer l’immoralité du jeu fondé sur l’espérance du malheur des autres ; au lieu de tout cela, nous nous réunissons en assemblées, avec une mine sérieuse, nous discutons cette question : Comment faire pour que les maîtres des maisons de jeu ferment volontairement leurs établissements ? Et nous écrivons des livres sur ce sujet et nous demandons : L’histoire, le droit et le progrès ne veulent-ils pas ces maisons ? Quelles peuvent être les suites économiques, intellectuelles et morales des roulettes, etc. ?
Si je dis à un ivrogne qu’il peut, qu’il doit cesser de boire, il y a quelque chance pour qu’il m’écoute ; mais si je lui dis que son ivrognerie est un problème difficile et compliqué que nous, hommes savants, tâchons de résoudre dans nos réunions, il y a bien des chances pour que lui, en attendant la résolution du problème, continue de boire. Il en est de même des moyens faux, subtils, scientifiques qu’on emploie pour faire cesser la guerre, tels que : tribunal international, arbitrage et autres sottises, alors que nous taisons avec beaucoup de soin le moyen simple et infaillible de faire cesser la guerre, moyen qui éclate aux yeux de chacun. Pour que les hommes auxquels la guerre n’est pas nécessaire ne combattent pas, il ne faut ni droit international, ni arbitrage, ni tribunaux internationaux, ni discussions, mais il faut seulement éveiller les hommes qui ont cru au mensonge, les délivrer de ce « spell », de ce rêve qui les leurre. Le moyen d’empêcher la guerre, le voici : Que ceux pour qui la guerre n’est pas nécessaire, que ceux qui croient faire mal en se battant, ne se battent pas. Ce moyen a été propage dans les temps anciens par les écrivains chrétiens Tertullien et Origène, par Paolicianes et ses successeurs les Ménonites, par les Quakers, les Guerngoutères ; Daymond, Garrison et Balou en ont écrit. Il y a bientôt vingt ans que moi-même, autant que je le peux, je montre le péché, le malheur et la folie du service militaire. Ce moyen pratiqué autrefois l’a été aussi dans ces derniers temps, très souvent, en Autriche, en Prusse, en Suède, en Hollande, en Suisse, en Russie, soit par des particuliers, soit par des sociétés entières, telles que les Quakers, Ménonites, Nazaréens, et, en dernier lieu, par les Doukhobors, dont la population de 15,000 habitants depuis déjà trois ans, lutte contre le puissant gouvernement russe et qui, malgré les souffrances qu’elle endure, refuse sa complicité au crime du service militaire.
Mais les amis éclairés de la paix, non seulement ne proposent pas ce moyen, mais ne peuvent supporter qu’on l’indique, et, quand ils l’entendent proposer, ils feignent de ne pas s’en apercevoir, ou s’ils veulent bien s’en apercevoir, ils haussent les épaules et prennent un air important et méprisant pour ces hommes grossiers et sots qui emploient des moyens si fantasques et si ridicules, lorsqu’eux en ont un bon : celui qui consiste à mettre du sel sur la queue de l’oiseau que l’on veut attraper, c’est-à-dire à prier le gouvernement, qui ne vit que de violence et de mensonge, de renoncer à ces pratiques.
On dit : les différends entre les gouvernements seront jugés par les tribunaux ou par l’arbitrage. Mais les gouvernements ne veulent pas du tout résoudre ces différends ; au contraire, les gouvernements en font naître s’il n’en existe pas, parce qu’ils n’ont pas d’autres prétextes pour entretenir des armées, soutiens nécessaires de leur puissance. Ainsi les amis éclairés de la paix s’efforcent de détourner l’attention du peuple qui travaille et qui souffre du seul moyen de se délivrer de l’esclavage dans lequel on le tient dès le bas-âge avec les idées patriotiques, et où on le maintient avec l’aide des apôtres vendus du Christianisme, en le liant par le serment et l’effroi des châtiments.
À notre époque d’union intime et pacifique entre gens de diverses nationalités ou États, la fausseté du patriotisme, réclamant toujours la prééminence pour un État ou une nationalité et, par suite, entraînant les hommes dans des guerres inutiles et ruineuses, est trop évidente pour que les hommes sages d’à présent ne s’en délivrent pas. Quant à la fausseté du serment religieux obligatoire, défendu absolument par l’Évangile même que reconnaissent les gouvernements, grâce ai Dieu, on y croit de moins en moins. De sorte que ce qui réellement empêche la majorité des hommes de refuser le service militaire, c’est la crainte des punitions que les gouvernements infligent pour ce refus. Mais cette terreur n’est que la conséquence du mensonge des gouvernements et ne s’explique que par l’hypnotisme.
Les gouvernements peuvent et doivent avoir peur des réfractaires, et, en réalité, ils en ont peur, parce que chaque refus diminue ce prestige artificiel par quoi les gouvernements en imposent à leurs sujets. Mais les réfractaires n’ont aucune raison de redouter un gouvernement qui demande le crime. En refusant le service militaire, chaque homme risque beaucoup moins qu’en l’accomplissant. Le refus et la punition — prison ou déportation — c’est très souvent une assurance très avantageuse contre les dangers de ce service. En entrant dans l’armée, chaque homme risque de prendre part à une guerre et s’y prépare ; en temps de guerre, il sera comme un condamné à mort, assurément tué ou estropié. Je l’ai vu à Sébastopol où notre régiment, remplaçant à un bastion deux régiments décimés, y est resté le temps qu’il a fallu pour le détruire. Hasard plus favorable, un homme entré au service militaire n’y est pas tué, mais meurt par suite de l’insalubrité des établissements et de la vie militaires. Le troisième cas, c’est qu’il ne puisse supporter une insulte de son chef, et commette un crime contre la discipline : il subira alors une punition pire que celle qu’il aurait subie en refusant le service militaire. Autre cas le plus avantageux : au lieu de la prison ou de la déportation à laquelle il eût été condamné en refusant d’aller au régiment, cet homme passe trois ou cinq années de sa vie dans l’exercice de l’assassinat, dans un milieu corrompu, dans un esclavage comparable à celui de la prison, astreint en outre à cette humiliation d’obéir à des hommes pervers.
C’est la première raison. La deuxième, c’est que chaque homme, et cela n’est pas impossible, peut espérer qu’en refusant le service militaire, il ne subira aucune punition, que son refus sera la preuve suprême du mensonge des gouvernements, et qu’on ne pourra pas le punir parce qu’on ne trouvera aucun homme assez stupide pour contribuer à la punition de celui qui a refusé son concours à un crime. L’obéissance à la loi militaire ne s’explique donc que par une force hypnotique de la foule, semblable aux moutons de Panurge se jetant à l’eau pour éviter un péril incertain.
Mais, outre l’intérêt, une autre cause doit inciter tout homme non hypnotisé, et qui comprend l’importance de ses actes, à refuser le service militaire. Un homme ne peut pas vouloir que sa vie soit inutile, ne s’emploie ni au service de Dieu, ni à celui des hommes. Très souvent la vie d’un homme passe sans lui fournir l’occasion d’être utile ; or, de nos jours, l’appel au service militaire est cette occasion offerte à tous. En refusant son concours personnel à l’armée ou en refusant de payer les impôts que le gouvernement lève pour elle, il rend par son refus un grand service à Dieu et aux hommes : par ce refus, il contribue de la façon la plus sûre et la plus puissante au mouvement de l’humanité vers une meilleure organisation sociale.
Non seulement il est avantageux de refuser le service militaire, comme feraient la majorité des hommes de notre temps s’ils n’étaient pas hypnotisés, mais il est inadmissible qu’on ne le refuse pas. Pour tout homme existent des actes moralement impossibles, aussi impossibles que certains actes physiques. Et l’un des actes moralement impossibles pour la plupart des hommes d’à présent, s’ils sont affranchis d’hypnose, c’est la promesse d’obéir aveuglément à des hommes indifférents et immoraux qui se proposent l’assassinat. Ainsi, il est donc non seulement avantageux et obligatoire de refuser d’entrer dans l’armée, mais de plus c’est une chose impossible pour quiconque a l’esprit libre.
« Mais qu’arrivera-t-il quand tous les hommes refuseront d’aller au régiment ? Les méchants ne connaîtront plus ni frein ni loi, ils triompheront ! Nous ne pourrons nous défendre contre les sauvages et les hommes de la race jaune qui viendront et nous conquerront ! »
Ai-je à dire que les méchants triomphent déjà depuis longtemps, et bien que luttant les uns contre les autres, dominent sur les chrétiens ? Doit-on commencer à redouter ce qui existe depuis si longtemps ?
Je ne dirai pas que la crainte des sauvages et des jaunes que nous agaçons avec soin, à qui nous apprenons à combattre, est absurde, et que pour se défendre de ces sauvages et de ces jaunes la centième partie des troupes qui existent actuellement en Europe est suffisante. Je ne parlerai pas de tout cela, parce que la considération du résultat général, pour le monde, de telle ou telle de nos actions, ne peut nous servir de guide pour notre conduite.
À l’homme a été donné un autre manuel, manuel indiscutable, le manuel de sa conscience, d’après lequel il sait absolument ce qu’il fait et ce qu’il doit faire.
Et c’est pourquoi ce danger dont on menace chaque homme s’il refuse le service, comme celui que courrait le monde si ce refus se généralisait, tout cela n’est qu’une partie du grand et affreux mensonge dans lequel erre l’humanité chrétienne et que les gouvernements entretiennent avec soin pour se maintenir.
Que l’homme agisse selon son esprit, sa conscience et son Dieu, ce sera le meilleur pour lui et pour tout le monde.
Les hommes de notre temps se plaignent de la mauvaise direction de la vie dans notre monde chrétien. Peut-il en être autrement quand nous tous, dans notre conscience, reconnaissons depuis des milliers d’années, non seulement la loi divine fondamentale « Ne tue point », mais la loi d’amour et de fraternité, et que pourtant chaque homme du monde européen nie en pratique cette loi de Dieu qu’il reconnaît fondamentale, et par ordre du Président, de l’Empereur, du Ministre, de Nicolas ou de Guillaume, prend l’abject uniforme, les armes de meurtre et dit : « Je suis prêt, je battrai, je ruinerai, je tuerai qui vous voudrez ! »
Quelle peut être la société composée de tels hommes ? Elle doit être abominable, et elle est vraiment abominable.
Éveillez-vous, frères ; n’écoutez pas ce misérable qui, dès l’enfance, vous empoisonne par le diabolique esprit de patriotisme, contraire au bien et à la vérité, et qui n’est bon qu’à vous priver de vos biens, de votre liberté, de votre dignité humaine ! N’écoutez pas ces vieux imposteurs qui vantent la guerre au nom du Dieu cruel et vengeur qu’ils ont inventé, au nom du Christianisme qu’ils ont altéré ! N’écoutez pas ces nouveaux Saducéens qui, au nom de la Science et de l’Instruction, voulant en réalité maintenir le statu quo, se réunissent en assemblées, écrivent des livres, prononcent des discours, promettent aux hommes sans peine une vie douce et pacifique ! Ne les croyez pas. Croyez seulement votre conscience qui vous dit que vous n’êtes ni des animaux, ni des esclaves, que vous êtes des hommes libres, responsables de vos actes et que vous ne devez pas être des meurtriers, ni par votre volonté, ni par celle des chefs qui vivent de ces meurtres. Vous n’avez qu’à regarder autour de vous pour voir la folie et l’horreur de tout ce que vous avez fait, de ce que vous faites encore, et pour cesser de faire ce mal que vous-mêmes détestez et qui vous perd. Et si vous faites cela, les autorités menteuses, qui d’abord vous corrompent, puis vous torturent, se disperseront d’elles-mêmes sans efforts, comme les hiboux qui fuient la lumière du jour ; et alors seront réalisées les conditions nouvelles, humaines, fraternelles de la vie, celles que vous attendez depuis si longtemps, que souhaite avec ardeur l’humanité chrétienne fatiguée de mensonge et acculée à une contradiction. qu’on ne peut résoudre. Que seulement chaque homme, sans réflexion captieuse et compliquée, fasse ce que sans doute lui dit actuellement sa conscience, et il comprendra la vérité du mot de l’Évangile : « Si quelqu’un veut faire la volonté de Dieu, il reconnaîtra si ma doctrine est de Dieu ou si je parle de mon chef. » (Jean, vii-17.)