Certains/IX

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Librairie Plon (p. 163-177).

Le Fer.



En architecture, la situation est maintenant telle.

Les architectes élèvent des monuments saugrenus dont les parties empruntées à tous les âges constituent, dans leur ensemble, les plus serviles parodies qui se puissent voir.

C’est le gâchis dans la platitude et le pastiche ; l’art contemporain se résume presque en ce misérable pot-pourri qu’est l’Opéra de M. Garnier et dans cet incohérent palais du Trocadéro qui, vu d’un peu loin, ressemble avec son énorme rotonde et ses grêles minarets à clochetons d’or, à un ventre de femme hydropique couchée, la tête en bas, élevant en l’air deux maigres jambes chaussées de bas à jour et de mules d’or.

Un fait est certain ; l’époque n’a produit aucun architecte et ne s’est personnifiée dans aucun style. Après le Roman, le Gothique, la Renaissance, l’architecture se traîne, découvre encore de nouvelles combinaisons de pierres, s’engraisse dans les maussades emphases du Louis XIV, maigrit dans le Rococo, meurt d’anémie, dès que la Révolution naît.

Un autre fait certain, c’est que la pierre, considérée jusqu’alors comme matière fondamentale des édices, est fourbue, vidée par ses redites ; elle ne peut plus se prêter à d’introuvables innovations qui ne seraient du reste que des emprunts mieux travestis ou plus adroitement raccordés des anciennes formes.

La suprême beauté des âges pieux a créé l’art magnifique, presque surhumain, du Gothique ; l’époque de la ribaudaille utilitaire que nous traversons n’a plus rien à réclamer de la pierre qui stratifia en quelque sorte des élans et des prières, mais elle peut s’incarner en des monuments qui symbolisent son activité et sa tristesse, son astuce et son lucre, en des oeuvres moroses et dures, en tout cas, neuves.

Et la matière est ici toute désignée, c’est le fer.

Depuis le règne de Louis-Philippe, la structure ferronnière a été maintes fois tentée, mais l’architecte de talent manque ; aucune forme nouvelle n’est découverte ; le métal reste partie d’un tout, s’associe à la pierre, demeure agent subalterne, incapable de créer, à lui seul, un monument qui ne soit pas une gare de railways ou une serre, un monument que l’esthétique puisse citer.

Les meilleures applications sont confinées jusqu’à ce jour dans des intérieurs de bâtisses, tels que la salle de lecture de la Bibliothèque nationale et le dedans de l’Hippodrome ; son rôle est donc pratique et limité, purement interne.

Tel était le bilan de l’architecture, alors que l’Exposition de 1889 fut résolue.

Il est curieux de voir si, à propos du palais de l’Exposition et de la tour Eiffel, la ferronnerie est sortie de ses tâtonnements et, avec l’aide des majoliques et des tuiles, a inventé enfin un nouveau style.

Il est nécessaire pour juger impartialement l’architecture du Palais de se répéter, à chaque sursaut, que ces bâtiments tout provisoires ont été érigés pour satisfaire le goût des cambrousiers de la province et des rastaquouères hameçonnés dans leur pays par nos annonces.

À ce point de vue, les architectes ont pleinement atteint leur but ; ils ont fabriqué de l’art transocéanien, de l’art pour les Américains et les Canaques.

Comment qualifier autrement, en effet, ces deux dômes trapus, bas, craquelés comme des cendriers japonais, vernissés d’un émail turquoise, rechampi d’or ; ces longues galeries précédées de vérandas de fonte, aux colonnes bourrées de poteries creuses, au métal peint en bleu ciel ; comment qualifier surtout la troisième coupole surmontée d’un génie d’or, la coupole qui couvre cette entrée monumentale, ouvragée de sculptures massives, bardée de statues et de têtes, écussonnée de blasons de villes ? On dirait d’une moitié de poire, la queue en l’air, d’un scaphandre géant, émaillé, troué de verrières, lamé d’or, bariolé d’azur et glacé de brun. Et nichés, partout, autour des galeries, dans des plis d’oriflammes, ce sont des génies nus brandissant des caducées et des palmes ; ce sont des enfants joufflus, des bottes de chicorées couleur d’étain, des breloques pour nez de sauvages, encore mêlés à des armoiries de cités surmontées de couronnes murales à créneaux d’or.

C’est le triomphe de la mosaïque, de la faïence, de la brique émaillée, du fer peint en chocolat beurré et en bleu ; c’est l’affirmation de la polychromie la plus ardente ; c’est lourd et criard, emphatique et mesquin ; cela évoque en un art différent la peinture théâtrale de Mackart si chère à Hambourg au faste redondant des maisons de filles !

Du coup, il faut bien l’avouer, le mauvais goût des tailleurs de la pierre est surpassé ; mais il convient de le répéter aussi, ces constructions temporaires s’ajustent merveilleusement à l’âme des foules qui s’y meuvent. Le soir, alors que l’Exposition devient monstrueuse et charmante, avec sa trêve consentie des ennuis du jour, sa bonne humeur de casino, son allégresse de fête qui s’exaspère, le dôme central, éclairé en dedans, a l’air d’une veilleuse ornée de vitraux irlandais en papier peint, mais les irritantes surcharges de ses parements s’apaisent ; malgré les cordons de lueurs qui courent sur la coupole, l’éclat sec et gueulard de ses bronzes et de ses ors s’éteint et l’on rêve devant cette entrée monumentale et dans la galerie qu’elle commande, à une église consacrée au culte de l’or, sanctifiée par un autel que gravit, aux sons des orgues à vapeur, l’homme le plus riche du monde, le pape américain, Jay Gould, qui célèbre la messe jaune et devant la foule agenouillée, aux appels répétés des timbres électriques, élève l’hostie, le chèque, détaché d’un carnet à souche !

Devant ce temple se dresse la fameuse tour à propos de laquelle l’univers entier délire.

Tous les dithyrambes ont sévi. La Tour n’a point, comme on le craignait, soutiré la foudre, mais bien les plus redoutables des rengaines : « arc de triomphe de l’industrie, tour de Babel, Vulcain, cyclope, toile d’araignée du métal, dentelle du fer, » En une touchante unanimité, sans doute acquise, la presse entière, à plat ventre, exalte le génie de M. Eiffel.

Et cependant sa tour ressemble à un tuyau d’usine en construction, à une carcasse qui attend d’être remplie par des pierres de taille ou des briques. On ne peut se figurer que ce grillage infundibuliforme soit achevé, que ce suppositoire solitaire et criblé de trous restera tel.

Cette allure d’échafaudage, cette attitude interrompue, assignées à un édifice maintenant complet révèlent un insens absolu de l’art. Que penser d’ailleurs du ferronnier qui fit badigeonner son oeuvre avec du bronze Barbedienne, qui la fit comme tremper dans du jus refroidi de viande ? — C’est en effet la couleur du veau « en Bellevue » des restaurants ; c’est la gelée sous laquelle apparaît, ainsi qu’au premier étage de la tour, la dégoûtante teinte de la graisse jaune.

La tour Eiffel est vraiment d’une laideur qui déconcerte et elle n’est même pas énorme ! — Vue d’en bas, elle ne semble pas atteindre la hauteur qu’on nous cite. Il faut prendre des points de comparaison, mais imaginez, étages, les uns sur les autres, le Panthéon et les Invalides, la colonne Vendôme et Notre-Dame et vous ne pouvez vous persuader que le belvédère de la tour escalade le sommet atteint par cet invraisemblable tas. — Vue de loin, c’est encore pis. Ce fût ne dépasse guère le faîte des monuments qu’on nomme. De l’Esplanade des Invalides, par exemple, il double à peine une maison de cinq étages ; du quai d’Orléans, on l’aperçoit en même temps que le délicat et petit clocher de Saint-Séverin et leur niveau paraît le même.

De près, de loin, du centre de Paris, du fond de la banlieue, l’effet est identique. Le vide de cette cage la diminue ; les lattis et les mailles font de ce trophée du fer une volière horrible.

Enfin, dessinée ou gravée, elle est mesquine. Et que peut être ce flacon clissé de paille peinte, bouché par son campanile comme par un bouchon muni d’un stilligoutte, à côté des puissantes constructions rêvées par Piranèse, voire même des monuments inventés par l’Anglais Martins ?

De quelque côté qu’on se tourne, cette œuvre ment. Elle a trois cents mètres et en paraît cent ; elle est terminée et elle semble commencée à peine.

À défaut d’une forme d’art difficile à trouver peut-être avec ces treillis qui ne sont en somme que des piles accumulées de ponts, il fallait au moins fabriquer du gigantesque, nous suggérer la sensation de l’énorme ; il fallait que cette tour fût immense, qu’elle jaillît à des hauteurs insensées, qu’elle crevât l’espace, qu’elle plantât, à plus de deux mille mètres, avec son dôme, comme une borne inouïe dans la route bouleversée des nues !

C’était irréalisable ; alors à quoi bon dresser sur un socle creux un obélisque vide ? Il séduira sans doute les rastaquouères, mais il ne disparaîtra pas avec eux, en même temps que les galeries de l’Exposition, que les coupoles bleues dont les clincailles cloisonnées se vendront au poids.

Si, négligeant maintenant l’ensemble, l’on se préoccupe du détail, l’on demeure surpris par la grossièreté de chaque pièce. L’on se dit que l’antique ferronnerie avait cependant créé de puissantes œuvres, que l’art des vieux forgerons du xvie siècle n’est pas complètement perdu, que quelques artistes modernes ont eux aussi modelé le fer, qu’ils l’ont tordu en des mufles de bêtes, en des visages de femmes, en des faces d’hommes ; l’on se dit qu’ils ont également cultivé dans la serre des forges la flore du fer, qu’à Anvers, par exemple, les piliers de la Bourse sont, à leur sommet, enlacés, par des lianes et des tiges qui s’enroulent, fusent, s’épanouissent dans l’air, en d’agiles fleurs dont les gerbes métalliques allègent, vaporisent, en quelque sorte, le plafond de l’héraldique salle.

Ici rien ; aucune parure si timide qu’elle soit, aucun caprice, aucun vestige d’art. Quand on pénètre dans la tour, l’on se trouve en face d’un chaos de poutres, entrecroisées, rivées par des boulons, martelées de clous. L’on ne peut songer qu’à des étais soutenant un invisible bâtiment qui croule. L’on ne peut que lever les épaules devant cette gloire du fil de fer et de la plaque, devant cette apothéose de la pile de viaduc, du tablier de pont !

L’on doit se demander enfin quelle est la raison d’être de cette tour. Si on la considère, seule, isolée des autres édifices, distraite du palais qu’elle précède, elle ne présente aucun sens, elle est absurde. Si, au contraire, on l’observe, comme faisant partie d’un tout, comme appartenant à l’ensemble des constructions érigées dans le Champ de Mars, l’on peut conjecturer qu’elle est le clocher de la nouvelle église dans laquelle se célèbre, ainsi que je l’ai dit plus haut, le service divin de la haute Banque. Elle serait alors le beffroi, séparé, de même qu’à la cathédrale d’Utrecht, par une vaste place, du transept et du choeur.

Dans ce cas, sa matière de coffre-fort, sa couleur de daube, sa structure de tuyau d’usine, sa forme de puits à pétrole, son ossature de grande drague pouvant extraire les boues aurifères des Bourses, s’expliqueraient. Elle serait la flèche de Notre-Dame de la Brocante, la flèche privée de cloches, mais armée d’un canon qui annonce l’ouverture et la fin des offices, qui convie les fidèles aux messes de la finance, aux vêpres de l’agio, d’un canon, qui sonne, avec ses volées de poudre, les fêtes liturgiques du Capital !

Elle serait, ainsi que la galerie du dôme monumental qu’elle complète, l’emblème d’une époque dominée par la passion du gain ; mais l’inconscient architecte qui l’éleva n’a pas su trouver le style féroce et cauteleux, le caractère démoniaque, que cette parabole exige. Vraiment ce pylône à grilles ferait prendre en haine le métal qui se laisse pâtisser en de telles œuvres si, dans le prodigieux vaisseau du palais des machines, son incomparable puissance n’éclatait point.

L’intérieur de ce palais est, en effet, superbe. Imaginez une galerie colossale, large comme on n’en vit jamais, plus haute que la plus élevée des nefs, une galerie s’élançant sur des jets d’arceaux, décrivant comme un plein cintre brisé, comme une exorbitante ogive qui rejoint sous le ciel infini des vitres ses vertigineuses pointes, et, dans cet espace formidable, dans tout ce vide, rapetissées, devenues quasi naines, les énormes machines malheureusement trop banales dont les pistons semblent paillarder, dont les roues volent.

La forme de cette salle est empruntée à l’art gothique, mais elle est éclatée, agrandie, folle, impossible à réaliser avec la pierre, originale avec les pieds en calice de ses grands arcs.

Le soir, alors que les lampes Edison s’allument, la galerie s’allonge encore et s’illimite ; le phare situé, au centre, apparaît ainsi qu’une ruche de verre pointillée de feux ; des étoiles fourmillent, piquent le cristal dont les tailles brûlent avec les flammes bleues des soufres, rouges des sarments, lilas et orangé des gaz, vertes des torches à catafalques ; l’électricien braque ses lentilles, darde des pinceaux de poussière lumineuse sous le ciel vitré qui se mue en une nappe d’eau. Des ruisseaux de pierres fines semblent alors couler dans un rayon de lune et les lueurs du prisme surgissent, se promènent autour de la salle en une procession, automatique, réglée, elles passent lentement le long des murs, tantôt informes ou semblables à de légers frottis, tantôt s’évasant en des tulipes de feux, se touffant en des végétations inconnues de flammes !

La souveraine grandeur de ce palais devient féerique ; l’on reconnaît qu’au point de vue de l’art, cette galerie constitue le plus admirable effort que la métallurgie ait jamais tenté.

Seulement, je dois le répéter encore ; ainsi qu’à l’Hippodrome, ainsi qu’à la Bibliothèque nationale, cet effort est tout interne. Le palais des machines est grandiose, en tant que nef, qu’intérieur d’un édifice, mais il est nul, en tant qu’extérieur, en tant que façade vue du dehors.

L’architecture n’a donc pas fait un pas nouveau dans cette voie ; faute d’un homme de génie, le fer est encore incapable de créer une oeuvre personnelle entière, une véritable œuvre.