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Ces Dames de Lesbos/14

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Le Sultan Schahriar huma une gorgée de café, puis dit :
— Pouah !
Scheherazade regardait avec anxiété le maître de sa destinée dont les yeux troubles flottaient sur une face lourde et barbue de gris. Allait-il faire tinter de son poignard la clochette qui appelle le bourreau ? En ce cas, c’est en vain que, durant plus de mille nuits, elle aurait conté des histoires délicates à cet homme dur. Et sa tête blonde tomberait sous le cimeterre de Mahmoud, chef des supplicieurs.
Elle écarta un peu ses longues jambes repliées, qu’une étoffe transparente de mossoul montrait comme si elle eût été nue. Elle sortit subtilement son sein gauche, dont la pointe carminée fixa un instant l’attention du sultan, puis elle dit :
— Que mon Seigneur veuille condescendre à entendre encore l’histoire de Fraise des Bois et de la fée qui caresse les filles ! Avant l’aube, sans doute, aurai-je su – Dieu est grand ! – adoucir les soucis et les ennuis du Maître !
— Parle, dit Schahriar, mais il me semble que le lever du soleil – loué soit Dieu ! – sera deux fois sanglant !
Et Scheherazade, tremblante, ayant fini de dénuder son torse et abaissé, pour qu’il plût au sultan d’en contempler les grâces, sa culotte de soie safranée, commença en ces termes :
— La fée qui aime les filles vivait au temps du sultan Achmet-ed-Din, que Dieu ait en sa garde ! On lui avait prédit, à sa venue au monde, qu’une seule partie d’elle, pour peu qu’un homme y posât les lèvres, était propre à la faire mourir. Après que son père eut consulté tolbas et muphtis, il fut acquis alors que cette partie était la bouche de la fée et il lui fut interdit de s’approcher des mâles, qu’ils fussent laids ou beaux, jeunes ou vieux, amoureux ou hostiles. La fée, surnommée Douceur-de-Miel, vécut donc parmi les filles et les aima.
Comment dire les délices que connut Douceur-de-Miel dans le harem paternel, où les adolescentes de toutes races florissaient avec le seul et unique besoin de parler d’amour ? Elle y connut le baiser de la mésange et celui des fleurs-qui-parlent, les caresses de la panthère noire, du papillon mangeur-de-roses et de la gazelle aux yeux bleus. Elle pâma sous les amoureuses délices que répandaient en son âme les sultanes et les esclaves, toutes désireuses également de lui donner le sceau du divin plaisir.
Mais jamais aucun homme ne l’approcha et elle ignorait même qu’ils existassent.
Cependant, vivait non loin du palais un adolescent frais et tendre comme un brugnon et qui, à force d’entendre parler de Douceur-de-Miel, finit par l’aimer.
Et, ignorant le sort maléfique qui régnait sur l’amoureuse fée adorée de ses compagnes, il se déguisa en fille pour pénétrer dans le harem royal.
Il y parvint et se trouva enfin dans la salle des Lionnes, aux marbres verts et aux colonnes de cèdre, devant la jeune fée mélancolique.
Elle lui dit :
— Ô inconnue, d’où viens-tu et comment se fait-il qu’à te voir mon corps s’ouvre et tremble ?
— C’est que je t’aime, repartit Fraise-des-Bois.
— Viens donc m’aimer, cria Douceur-de-Miel, en déroulant les chastes écharpes qui voilaient sa beauté. Je sens que je t’appartiens.
Fraise-des-Bois eut envie de poser sa bouche sur celle de la jolie fée, mais ce corps savoureux comme un fruit, pareil à un lys et à ce que Dieu créa de plus harmonieux, l’attira autrement.
Et la fleur qui reçut son baiser, sur le corps de Douceur-de-Miel, fut celle même où la destinée avait attaché la vie de la fée, qui connut le plaisir, et mourut…
Scheherazade se tut, mais Schahriar, avec un sourire, conclut :
— Heureusement que ce mauvais sort ne pèse point sur les sultans, car j’eusse connu déjà bien des agonies.
Et Scheherazade comprit qu’on ne lui couperait pas encore la tête ce matin-là.